Par Élise Massicard
Depuis plusieurs années, la démocratie en Turquie semble connaître une descente aux enfers scandée en plusieurs étapes : mentionnons la répression du mouvement de Gezi en 2013, le coup d’État manqué de juillet 2016 et la répression féroce qui s’en est suivi, et enfin la réforme constitutionnelle de 2017 porteuse d’une présidentialisation conséquente du régime. Pourtant, au moment même où se généralisent les restrictions des libertés, l’observateur de la Turquie contemporaine est frappé par la fréquence des références insistantes à la démocratie et au peuple par le pouvoir en place. Mais, comment un parti, arrivé puis maintenu au pouvoir par la voie des urnes durant presque 20 ans, qui est parvenu à venir à bout de la tutelle militaire qui avait restreint le jeu politique des décennies durant, et qui avait obtenu l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Union européenne, peut-il à ce point menacer la démocratie ? La notion de populisme constitue-t-elle une clé de lecture pertinente de compréhension des dynamiques de la démocratie dans ce pays ?
Pour appréhender ce pourquoi la société turque se montre encline au populisme, il faut d’abord avoir en tête les particularités du parcours historique de sa démocratie. Dans les années 1920, la République de Turquie est créée de manière volontariste par des cercles proches de Mustafa Kemal, élites militaires et bureaucratiques éduquées et occidentalisées qui forgent, puis « tiennent », un régime à prétention réformatrice radicale. Ces élites kémalistes se distinguent significativement du reste de la société – les masses – qu’elles se donnent pour mission d’éduquer et de guider. Cet « élitisme de régime » a fait de la Turquie un terreau favorable au populisme, qui se base sur cet l’antagonisme entre les élites et le « peuple »
Si la représentation populaire par l’élection a constitué dès l’origine le socle de la légitimation politique, le passage au multipartisme au tournant des années 1950 en a changé les implications : les décideurs étaient désormais élus librement. Dès les premières élections concurrentielles en 1950, le principal parti d’opposition, le Parti Démocrate, conservateur et libéral, critique sévèrement la domination des élites bureaucratiques, accusées d’être coupées du peuple. Avec l’idée de redonner la voix au peuple et son slogan resté célèbre Yeter ! Söz milletindir (Assez ! La voix appartient au peuple), le Parti Démocrate s’assure une victoire écrasante. Les élites kémalistes cèdent la place aux élus – mais non sans inquiétude, et en conservant des bastions, dans la bureaucratie et la justice notamment, à l’abri du pouvoir élu.
Les coups d’État militaires qui ont émaillé l’histoire contemporaine de la Turquie – en particulier ceux de 1960, 1971 et 1980 – ont révélé la dimension « tutélaire » du régime : les pouvoirs non élus – militaire, mais aussi judiciaire – se posent comme gardiens du régime contre des menaces pouvant précisément émaner du pouvoir élu : l’instabilité politique, mais aussi la propension des forces élues à s’éloigner de certains principes constitutionnels – notamment la laïcité – considérés inaliénables. C’est ainsi que le premier coup d’État, en 1960, met fin au règne du Parti Démocrate, qui prenait des libertés avec la laïcité et exerçait le pouvoir en bridant l’opposition et en limitant les libertés publiques. Pour autant, ces coups d’État ont tous été légitimés par le nécessaire sauvetage de la démocratie, requérant une interruption de son processus et une modification de ses règles pour, au final, mieux fonctionner.
On peut lire l’histoire politique de la Turquie comme un affrontement entre d’un côté les inconditionnels de la volonté populaire qui estiment qu’elle ne devrait souffrir aucune restriction et de l’autre ceux qui, inquiets d’éventuelles dérives de cette indomptable volonté populaire, estiment que des contre-pouvoirs – notamment judiciaires et bureaucratiques – sont indispensables à sa canalisation(1) Insel, Ahmet. “’Cet État n’est pas sans propriétaires !’ Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie” (“’This Nation is not without owners!’ Praetorian forces and authoritarianism in Turkey), Autoritarismes démocratiques. Démocraties autoritaires au XXIe siècle (Democratic authoritarianism. Authoritarian democracies in the 21st century). La Découverte, 2008, pp. 133-153.. Historiquement, cette dernière position est celle du camp kémaliste alors que la première s’incarne dans les partis libéraux et conservateurs – en particulier, le Parti Démocrate. Ces deux camps valorisent différemment les deux dimensions constitutives de la démocratie libérale : la dimension « démotique » d’une part, celle qui donne voix au chapitre au peuple, dont émane le pouvoir élu ; et la dimension libérale d’autre part, soit les contre-pouvoirs institués qui encadrent et restreignent l’action du pouvoir élu – à moins qu’ils n’en constituent des garde-fous, voire des tutelles ?
L’AKP, le Parti de la justice et du développement, se situe sans conteste dans le camp démotique. Il émane du mouvement islamiste, longtemps bête noire du kémalisme, du pouvoir militaire, et ostracisé du champ politique légitime. Dès son origine, il a aussi une dimension populiste affirmée. Arrivé au pouvoir en 2002, à la faveur de la très grave crise économique de 2001, l’AKP s’empare du large rejet par de larges franges de la société de la classe politique établie et de l’establishment . Il prend pour cible l’élite républicaine et laïque, qu’il accuse d’avoir échoué à représenter les masses populaires, et d’avoir pris la démocratie en otage. Il formule le projet de porter au pouvoir les groupes modestes et conservateurs, longtemps exclus des positions de pouvoir, et se pose en défenseur des masses et de la volonté populaire – donc de la démocratie. Il construit son discours de mobilisation contre les « élites » occidentalisées mais aussi leurs « bastions » militaires et bureaucratiques, qu’il stigmatise comme des limites à la volonté populaire telle qu’elle s’exprime dans les urnes.
Recep Tayyip Erdoğan, issu de la mouvance islamiste et l’un des fondateurs de l’AKP, incarne ce populisme de plusieurs manières. Il a l’image du premier leader politique véritablement populaire, en prise avec les valeurs et les aspirations du peuple. Il met en avant son origine sociale modeste – y compris dans son langage verbal et corporel. Durant son ascension politique, mais aussi arrivé au pouvoir, il brancarde l’establishment, l’accusant d’être autoritaire et oppressif. Condamné puis incarcéré pour un poème aux intonations islamistes qu’il avait déclamé en 1998 alors qu’il était maire d’Istanbul, Erdoğan joue de cette image de martyr, opprimé par les milieux militaires, bureaucratiques, kémalistes – bref, « anti-démocratiques ».
Jouissant depuis 2002 d’un large soutien électoral, qui oscille entre 40 et 50% des suffrages exprimés, Erdoğan est parvenu à incarner la volonté populaire, et ce avec une remarquable longévité. Ce soutien massif, traduit dans de larges majorités parlementaires successives, permet à son parti de modifier en profondeur les équilibres institutionnels. Il lui a notamment permis de réduire de manière drastique le pouvoir institutionnel de l’armée sur le jeu politique – et ce au nom de la démocratie, avec l’appui de l’Union européenne au moment où le rapprochement d’Ankara et de Bruxelles était sur la bonne voie. Sa majorité parlementaire a aussi permis à l’AKP d’arrimer plus fermement le pouvoir judiciaire aux instances élues – au nom de la fin des ingérences de la bureaucratie dans la démocratie représentative.
En 2013, deux millions de citoyens de Turquie sont dans la rue et protestent pour la défense du parc Gezi, d’un urbanisme inclusif et participatif et critiquent un pouvoir intrusif et affairiste. Grâce à son indéniable popularité électorale Erdoğan, alors Premier ministre, peut alors rejeter les revendications exprimées par les manifestants au motif que dans une démocratie représentative, le pouvoir élu ne saurait être remis en cause par les revendications de la rue, fussent-elles massives. Le chef du gouvernement turc oppose alors le « peuple » authentique, celui qui s’exprimait dans les urnes, aux hordes de çapulcu, soit des maraudeurs, dépourvus de toute représentativité et de toute qualité démocratique. Mais cet « absolutisme de la volonté nationale », pour reprendre la belle expression du politiste et éditorialiste Ahmet Insel, est aussi ce qui a rendu possible, et justifié, des restrictions au pluralisme – la régression des libertés publiques, notamment d’opinion et d’expression.
Après le coup d’État raté de juillet 2016, la mise au pas de la fonction publique par les purges massives a signé la régression de l’autonomie des contre-pouvoirs. La réforme constitutionnelle adoptée par référendum en avril 2017 à une majorité aussi courte que contestée marque la concentration des pouvoirs dans les mains du Président : après la disparition du poste de Premier ministre, le chef de l’État est désormais appelé à former seul le gouvernement monopolisant ainsi le pouvoir exécutif ; il est aussi doté de larges prérogatives législatives et d’une grande influence sur le pouvoir judiciaire, notamment à travers les nominations.
Pour autant, le pouvoir fonde toujours sa légitimité sur la représentation de la volonté du peuple : omnipotent, le Président, est désormais élu au suffrage universel direct. En 2016, c’est encore au nom du pouvoir des urnes contre les chars, qu’Erdoğan a appelé, le soir de la tentative de coup d’État le peuple à « prendre la rue pour résister à la tentative de coup d’État et pour défendre la démocratie », en direct via l’application Face Time. Les Turcs, à qui ces affrontements avec les putschistes ont coûté la vie, sont propulsés au rang de martyrs de la démocratie. Point d’orgue de ce récit, l’épisode traumatique du bombardement du Parlement par les putschistes est vu comme la preuve du mépris des putschistes pour la volonté populaire.
Sommes-nous en face d’une limitation de tout contre-pouvoir à la volonté populaire, désormais toute-puissante, devant l’établissement d’une dictature du peuple ? S’agit-il tout simplement désormais d’un régime autoritaire ? Dans quelle mesure le principe démotique est-il maintenu et pourrait-il éventuellement permettre une alternance ?
Tout d’abord, si Erdoğan concentre aujourd’hui les pouvoirs, il ne faut pas oublier que la fonction présidentielle procède est, depuis 2007, d’une élection au suffrage universel direct et qu’Erdoğan a été, par deux fois, élu au premier tour en 2014 et en 2018.. Pour autant, la dimension représentative a été mise à mal ces dernières années. Aux législatives de juin 2015, l’AKP ayant perdu la majorité absolue, Erdoğan s’est trouvé, pour la première fois depuis 2002, dans l’impossibilité de gouverner seul. Il préfère alors convoquer un nouveau scrutin, quatre mois plus tard, plutôt que de tenter de former une coalition. Ces élections anticipées lui permettent de retrouver la majorité absolue, au prix d’une stratégie de tension très coûteuse. Cet épisode a d’ailleurs suscité des interrogations sur le respect du résultat issu des urnes. Des questionnements qui se sont renouvelés et renforcés lors du référendum d’avril 2017 qui fait l’objet de doutes sur la probité du scrutin – pour la première fois avec une telle ampleur, les ressources publiques ayant été massivement mobilisées par le camp du « oui ». Depuis 2016, de nombreux parlementaires ont été incarcérés ; plusieurs dizaines d’élus locaux du HDP (Parti démocratique des peuples, pro-kurdes) ont été démis de leurs fonctions, et remplacés par des administrateurs nommés par l’exécutif. Dans ces conditions, jusqu’où la volonté populaire telle qu’exprimée dans les urnes – même si cette expression est biaisée – est-elle respectée ? Les élections municipales de 2019 ont fourni quelques éléments de réponse. Alors que l’opposition s’unissait et était en tête dans les grandes villes, sa courte victoire dans la métropole d’Istanbul allait-elle être acceptée ? Après plusieurs jours de valse-hésitation, il fut décidé que le scrutin soit rejoué à Istanbul ; devant un verdict électoral encore plus net, l’AKP s’est incliné, prouvant que la volonté populaire constituait encore la priorité.
Le populisme permet d’éclairer à la fois la généalogie et le socle de l’AKP et en particulier d’Erdoğan, la manière dont il est parvenu à démanteler les tutelles et contre-pouvoirs – mais aussi ses difficultés à accepter les principes libéraux et notamment le pluralisme. Ce concept permet de mieux qualifier le régime mis en place en Turquie qu’en employant le terme, passablement vague, d’autoritarisme. Ce populisme, d’un discours d’un parti porté par son leader, converti au niveau institutionnel – concentration extrême des pouvoirs dans les mains d’un leader élu, est devenu susceptible de laminer l’opposition et de limiter le pluralisme. Ce populisme devenu « de régime » constitue un terreau particulièrement favorable à l’autoritarisme électoral, tel que défini par Schedler(2)A. Schedler, Electoral Authoritarianism: The Dynamics of Unfree Competition (Boulder and London: Lynne Rienner Publishers, 2006.. Si à l’avenir , la volonté populaire telle qu’exprimée dans les urnes n’était plus reconnue et acceptée – à la différence de ce qui s’est passé lors des municipales de 2019 dans les plus grandes villes – la Turquie passerait alors à un régime véritablement autoritaire.
Elise Massicard est directrice de recherche CNRS au Centre des recherches internationales de Sciences Po (CERI). Spécialiste de la sociologie politique de la Turquie contemporaine, elle s'intéresse à la fois aux mouvements sociaux, aux partis politiques, et aux politiques publiques. A travers l’analyse des trajectoires et des pratiques des acteurs, elle examine notamment les frontières du politique.
Notes[+]
↑1 | Insel, Ahmet. “’Cet État n’est pas sans propriétaires !’ Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie” (“’This Nation is not without owners!’ Praetorian forces and authoritarianism in Turkey), Autoritarismes démocratiques. Démocraties autoritaires au XXIe siècle (Democratic authoritarianism. Authoritarian democracies in the 21st century). La Découverte, 2008, pp. 133-153. |
---|---|
↑2 | A. Schedler, Electoral Authoritarianism: The Dynamics of Unfree Competition (Boulder and London: Lynne Rienner Publishers, 2006. |