Les questions du vieillissement des populations et de l’épargne sont intimement liées. De leur articulation dépend la répartition du patrimoine entre génération mais aussi, voire surtout, la façon dont l’épargne peut être investie. C’est à cet enjeu aux répercussions de long terme que Vincent Touzé, économiste à l’OFCE et André Masson (CNRS-EHESS-PSE) ont consacré une étude documentée « Vieillissement et épargne des ménages : comment favoriser une meilleure accumulation du capital ? » (Revue de l’OFCE sur la Fiscalité du patrimoine, n°161, 2019). Présentation.
Vincent Touzé – Dans cet article , nous revenons sur une tendance historique, celle de l’accumulation de patrimoine par les ménages français. Nous y décrivons un phénomène de « patrimonialisation » en le caractérisant par quatre composantes :
Les seniors actuels appartiennent à la première génération du baby-boom dite « dorée ». Née entre 1943 et 1957, cette génération a vécu une période que l’historien Jean-François Sirinelli a désigné par celle des « 4P » : la Paix – la France n’a plus connu d’épisode marquant de guerre depuis 1962 –, le Plein emploi – cette génération est entrée sur le marché du travail à une période où le chômage était faible et où les perspectives d’intégration professionnelle étaient fortes –, la Prospérité – leur carrière professionnelle a été caractérisée par une croissance élevée des salaires, de plus faibles prélèvements sociaux sur les revenus du travail et des régimes de retraite encore généreux au moment de la liquidation des pensions –, et enfin la croyance dans le Progrès – un « progrès » technique et social régulier qui a résolu de nombreuses difficultés.
Ce contexte a été particulièrement propice à une accumulation abondante de patrimoine. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où, les difficultés s’additionnent pour les plus jeunes générations : entrée sur le marché du travail plus difficile, retraites éloignées, accès à des projets patrimoniaux limités, perspectives amoindries de croissance des salaires et prélèvements sociaux élevés.
VT : Le phénomène de patrimonialisation est potentiellement préjudiciable au fonctionnement de l’économie. Tout d’abord, il soulève une question d’efficience en matière de production dès lors que les choix d’allocation de l’épargne par les ménages sont en décalage avec les besoins de la Nation à long terme. De notre point de vue, ce patrimoine serait trop investi dans l’immobilier (60% du patrimoine total) et l’assurance vie (15%), cette dernière étant un produit fiscalement attractif.
Ensuite, cette concentration du patrimoine soulève deux questions de justice sociale : sur le plan de l’équité intergénérationnelle, d’une part, puisque les générations suivantes n’ont pas les mêmes perspectives patrimoniales ; d’autre part, puisque le patrimoine des seniors sera inégalement hérité.
VT : D’une manière générale, l’accumulation de patrimoine répond à trois besoins : la précaution, le cycle de vie et l’altruisme dynastique. L’épargne de précaution vise à disposer d’un « bas de laine » en cas de coup dur, par exemple en fin de cycle de vie, avec le risque d’entrée en dépendance.
Il s’agit d’une forme d’auto-assurance. L’épargne de cycle de vie repose sur une anticipation de baisse du revenu à la retraite. Enfin, l’épargne dynastique obéit à une stratégie familiale. L’idée est de laisser « quelque chose » à sa descendance. Si cette transmission familiale a lieu avant le décès, il s’agit d’une donation. Si elle survient après, il s’agit de legs post mortem.
L’allocation de l’épargne repose en général sur un arbitrage entre variabilité et espérance du rendement. La nature de la variabilité du rendement présente des traits spécifiques selon le type d’actif choisi (immobilier, obligations ou actions) mais aussi selon l’horizon de l’investissement. L’investissement dans le secteur productif est certes plus risqué à court terme mais plus rémunérateur sur une longue période. D’une certaine façon, la détention actuelle massive d’immobilier et de produits d’assurance-vie révèle une forme de crispation patrimoniale peu orientée vers l’avenir.
V.T : L’impact est important car il y a un lien entre choix d’investissement et productivité du travail. Ces deux éléments se situent dans des temporalités différentes mais conditionnent sur la durée ce dont chaque génération peut bénéficier. De fait, les générations les plus jeunes accèdent à un outil de travail et à des innovations qui résultent de choix d’investissement et de R&D réalisés par les générations précédentes. De cette performance productive, va dépendre leur productivité du travail et leur rémunération. En retour, les générations les plus anciennes, celles qui sont à la retraite, bénéficient de pensions financées par répartition, c’est-à-dire à l’aide de cotisations prélevées directement sur les revenus du travail. De « bonnes » retraites par répartition dépendent donc d’une productivité élevée du travail tandis que de « bons » salaires sont consécutifs de la justesse des choix passés d’investissement et de R&D. Il est aussi utile de rappeler que le développement d’un outil productif performant dépend aussi des choix passés d’investissement public tant dans des actifs tangibles tels que les infrastructures publiques (réseaux de transport ou de communication, hôpitaux, bâtiments publics) que dans des actifs intangibles tels que l’éducation ou la recherche.
V.T : Dans notre article, nous proposons plusieurs remèdes pour corriger une allocation de l’épargne jugée imparfaite. L’idée est de rallonger l’horizon temporel des épargnants. Parmi les solutions, nous étudions la réforme « Impher » (pour Imposition des seuls héritages) préconisée par André Masson (2015) dans un son article « Comment justifier une augmentation impopulaire des droits de succession » (Revue de l’OFCE, n°139). Cette dernière vise à favoriser une meilleure circulation du patrimoine entre générations. Il s’agirait d’alourdir les impôts sur les transmissions tardives, en l’occurrence les droits de succession post mortem. Cette modification de la fiscalité encouragerait les seniors à transmettre leur bien plus précocement afin d’éviter un impôt sur les héritages plus lourd. Par ailleurs, les parents faiblement altruistes et peu soucieux de transmettre suffisamment tôt leur patrimoine verraient la fortune familiale plus lourdement taxée au moment de la succession. Cette recette fiscale excédentaire pourrait alors servir un objectif socialement optimal, par exemple, être affectée à des financements de projets d’investissement de jeunes créateurs d’entreprise faiblement dotés en capital et ne bénéficiant pas d’un soutien familial important. La réforme Impher aurait le mérite de favoriser une circulation du capital vers des générations plus jeunes, qui ont une espérance de vie restante élevée et qui sont donc plus susceptibles d’investir dans des projets de long terme. En apportant des ressources fiscales supplémentaires, cette mesure permettrait aussi de soutenir, via un transfert de richesse, un double objectif d’équité inter et intra-générationnelle.
V.T : Nous considérons que la fiscalité sur le patrimoine devrait taxer plus lourdement l’épargne investie sur des supports peu risqués et à court terme et surtout encourager celle qui est investie à plus long terme dans le secteur productif. Il pourrait être utile de développer des produits d’épargne labellisés « investissement à long terme » qui seraient les principaux supports bénéficiant d’une fiscalité favorable . Ce serait le cas de placements « transgénérationnels », détenus – au besoin – sur deux générations familiales successives et qui seraient fortement avantagés en matière de droits de succession. Les gérants de ces fonds auraient alors l’obligation de chercher des rendements sur le long terme (présence longue dans le capital des entreprises, exigence de rendement à long terme et renoncement aux gains spéculatifs de court terme) et aussi de satisfaire des critères de responsabilité sociale et environnementale. Nous défendons également la création de fonds souverains spécifiques. De tels fonds publics pourraient, par exemple, être alimentés par des cotisations obligatoires sur les salaires. Ces prélèvements permettraient aux salariés d’acquérir des droits complémentaires de retraite par capitalisation et de compenser ainsi une partie de la baisse anticipée du niveau des pensions par répartition. Ces fonds pourraient aussi être alimentés par des émissions d’obligations publiques. Les capitaux mobilisés seraient utilisés pour servir une véritable stratégie collective d’investissement dans des secteurs jugés stratégiques (santé, nouvelles technologies, agriculture, défense). Ces investissements auraient aussi pour objectif de faciliter l’inévitable et indispensable transition écologique.
À un échelon supranational, un fonds souverain européen présenterait de nombreux mérites pour soutenir les secteurs stratégiques et les investissements publics aux impacts transnationaux. L’émission d’une dette publique européenne à long terme permettrait de mobiliser d’importants capitaux pour doter ce fond. A l’heure du COVID-19, n’oublions pas que la richesse des Nations et leur capacité de résilience reposent, certes sur la volonté de chaque citoyen à se mobiliser pour sauver des vies et pour préserver le système économique, mais dépendent tout autant de choix publics et privés passés, parfois très anciens, et qui permettent d’être dotés d’une structure productive efficiente et immédiatement opérationnelle pour répondre à des besoins actuels particulièrement urgents et importants. Les choix d’investissement que nous effectuons aujourd’hui sont donc vitaux pour les décennies à venir.
Vincent Touzé est économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques de Sciences Po, co-responsable du pôle de recherche « Enjeux économiques du vieillissement démographique (Econage) » et rédacteur en chef de la Revue de l’OFCE. Ses travaux de recherche se concentrent principalement sur les enjeux économiques du vieillissement démographique et le financement des systèmes de retraite.