Comment les classes supérieures vivant dans les beaux quartiers se représentent-elles les pauvres et les classes populaires ? Comment expliquent-elles les différences entre elles et les plus démunis ? Y voient-elles un danger, un problème social ou une injustice à réparer ? Pour répondre à ces questions, quatre sociologues, au nombre desquels Bruno Cousin, Assistant professor au CEE, ont réalisé une enquête de terrain comparant des environnements a priori différents : Paris, São Paulo et Delhi. Ils ont exposé leurs résultats dans un ouvrage : Ce que les riches pensent des pauvres (Seuil, 2017). Entretien avec Bruno Cousin.
En quoi est-ce important de savoir ce que les riches pensent des pauvres ?
Pour vraiment comprendre les inégalités et la pauvreté, il faut aussi s’intéresser à la vision qu’en ont celles et ceux qui bénéficient le plus de l’état actuel de la répartition des diverses ressources : les classes supérieures. Celles-ci ont un poids disproportionné sur les décisions individuelles et collectives – des choix ordinaires en matière résidentielle, scolaires ou d’embauche jusqu’aux grandes orientations politiques – qui contribuent à la perpétuation voire à l’aggravation des inégalités, ainsi qu’au caractère plus ou moins généreux ou répressif des politiques de lutte contre la pauvreté.Les classes supérieures ont aussi un rôle important dans la diffusion des représentations et des divers registres argumentatifs sur lesquels s’appuie la stigmatisation des pauvres. En exprimant plus ou moins explicitement, lorsqu’elles parlent des pauvres, des jugements sur ce qui est moralement respectable, distinctif sur le plan culturel ou valable du point de vue économique, elles peuvent contribuer au marquage et à la consolidation des frontières sociales ou, au contraire, à leur effacement ou leur déplacement.
Pourquoi avoir enquêté dans trois villes aussi différentes que Paris, São Paulo et Delhi ?
Les trois villes choisies pour l’enquête (on a réalisé 80 entretiens approfondis dans chacune d’entre elles, auprès de classes supérieures habitant dans les quartiers les plus exclusifs) sont les plus importantes métropoles de trois grandes démocraties. Enquêter par entretiens sur ces sujets dans un pays au régime autoritaire aurait sans doute été plus compliqué (on aurait été davantage confrontés à des refus de participer à l’enquête et à de l’autocensure). Mais, au-delà des points communs, il s’agit aussi de trois pays très différents en termes d’État-providence, de niveaux d’inégalités et d’évolution récente de ces dernières (on peut notamment renvoyer à ce sujet au Rapport sur les inégalités mondiales 2018). Du coup, les points communs qui pourraient ressortir de la comparaison de ces cas avaient de fortes chances d’être généralisables.
Visiblement, le souci qu’ont les classes supérieures de préserver un certain « ordre moral » qui leur est propre est un élément structurant dans leurs relations aux pauvres…
Ce qui ressort d’abord de l’enquête, c’est qu’au quotidien le souci principal des classes supérieures, en termes de stratégie de distinction et d’éducation, n’est pas de se démarquer des plus pauvres. Principalement parce que, pour elles, cette distinction va le plus souvent de soi. D’autant que, dans le cas francilien, la plus grande partie des classes populaires habite à distance des beaux quartiers, si bien que les occasions d’interaction sont plutôt rares. Nos interviewés cherchent plutôt à se démarquer des classes moyennes-supérieures et moyennes, plus proches d’eux et vis-à-vis desquelles ils tiennent à affirmer leur supériorité statutaire et à défendre leurs avantages. Pour des raisons indissociablement identitaires et stratégiques en termes de reproduction sociale, ils tiennent par exemple à ce que leurs enfants grandissent dans des quartiers et fréquentent des écoles « qui leur correspondent », et ils définissent de façon très élitiste et restrictive la classe sociale à laquelle ils s’identifient ou à laquelle ils aspirent et qu’ils prennent pour modèle.
Néanmoins, c’est lors des rares occasions où cet ordre moral local est effectivement « menacé » par la perspective d’une mixité avec des classes populaires que l’on observe les réactions les plus péremptoires et violentes. Cela a notamment été le cas avec le projet de construire un centre d’accueil dans le XVIe arrondissement de Paris ou, à Delhi, quand a été émise l’idée de contraindre les écoles de la grande bourgeoisie à accueillir des élèves de milieux défavorisés.
Ces habitants des beaux quartiers cherchent alors – soulignez-vous – à éviter les pauvres ou à s’en protéger. Pourquoi ?
Au-delà des dynamiques d’agrégation affinitaire et de recherche d’un entre-soi, nos interviewés évoquent aussi des logiques plus explicitement motivées par la répulsion à l’égard des pauvres. Ils cherchent à se protéger des interactions avec les classes populaires lorsqu’elles semblent menacer leur mode de vie ou, ce qui est plus souvent le cas dans les villes que nous avons étudiées, leur apparaissent mettre en danger leur sécurité physique ou sanitaire. Mais si l’on retrouve dans chacune de ces trois villes une stigmatisation des pauvres en termes de péril physique et d’atteinte à la propreté, ce n’est pas dans la même mesure. Les interviewés parisiens considèrent moins les pauvres comme dangereux et sales que ce n’est le cas à São Paulo, où – il faut bien le reconnaître – les taux et niveaux de violence sont particulièrement élevés, la police n’étant d’ailleurs pas en reste. De même, la représentation des pauvres comme sales, potentiellement malades, désordonnés et enlaidissant la ville est davantage prononcée et récurrente à Delhi. Le rapport aux espaces publics est aussi différent dans chacune des trois villes : les Parisiens aisés les fréquentent régulièrement mais souhaitent voir s’imposer partout les normes de politesse et d’urbanité qui sont celles de la bourgeoisie ; les riches delhiites considèrent comme allant de soi de ne fréquenter que ceux de certains quartiers soigneusement sélectionnés, entre lesquels ils évoluent selon une routine qui les rassure pleinement ; tandis que leurs homologues paulistains sont davantage dans un repli obsidional sur les espaces privés.
Ces représentations sont-elles un frein à la solidarité ?
Un chapitre du livre est consacré à la façon dont les habitants des beaux quartiers (s’)expliquent la pauvreté et en déduisent d’éventuelles « solutions » à la question sociale. Une rhétorique dénonçant le caractère hérité, et donc largement irrémédiable, de la situation des pauvres se combine alors souvent avec un argumentaire les accusant de ne pas savoir y remédier par eux-mêmes… Cette articulation entre naturalisation de la pauvreté et culpabilisation des pauvres peut par exemple s’opérer en faisant du soi-disant penchant pour la paresse des pauvres une tendance certes héréditaire, mais à laquelle ils seraient coupables de ne pas résister. À Paris, où la grande majorité des interviewés évoquent spontanément les déterminants sociaux de la pauvreté et considèrent comme évident que tous les enfants ne disposent pas des mêmes opportunités et chances de réussite, ils n’en sont pas moins nombreux à affirmer que les adultes qui restent pauvres manquent de volonté pour s’extraire de leur condition. Ainsi, on retrouve dans les entretiens les critiques de l’État-Providence caractéristiques de la rhétorique réactionnaire. L’aide aux pauvres serait à la fois ou alternativement : sans effet véritable sur le problème qu’elle cherche à résoudre, perverse car désincitant les individus à faire des efforts, et dangereuse pour l’équilibre des finances publiques et donc pour l’État lui-même… Donc oui, indubitablement : tout ceci se révèle peu propice à la solidarité.
Bruno Cousin, Assistant professor au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, est sociologue. Ses recherches, conduites dans une perspective internationale, portent sur les rapports des classes supérieures européennes à la mixité, la ségrégation urbaine, les inégalités et formes de sociabilité et les processus de légitimation des élites.