Appliquer des méthodes économétriques récemment développées pour analyser les flux commerciaux de l’Antiquité peut sembler osé. C’est pourtant ce à quoi s’est employé Thomas Chaney, chercheur au Département d’économie, en coopération avec des archéologues. Des recherches qui ont abouti à des résultats probants.
Pourquoi, dès lors, ne pas poursuivre cette démarche en l’appliquant à d’autres questions sociales dont l’économétrie apparaît de prime abord éloignée ? C’est l’objet de nouvelles recherches que se propose de conduire Thomas Chaney avec le soutien du Conseil européen de la recherche(1)Historical Migrations, Trade, and Growth, European Research Council Advanced Grant. Son objectif est d’étudier les impacts économiques et technologiques de l’émergence des villes et notamment du voisinage des « autochtones » et des étrangers qui s’y sont installés. Entretien.
Thomas Chaney : Le modèle de gravité(2)Thomas Chaney, The Gravity Equation in International Trade: An Explanation, Journal of Political Economy ©2018, University of Chicago que nous avions utilisé postule que les flux de commerce entre deux pays ou deux villes, sont proportionnels à leurs tailles, et inversement proportionnels à la distance qui les sépare. Et de fait, il s’est avéré que le fondement de ce modèle s’applique parfaitement au commerce contemporain en reposant sur l’idée que les marchands, les firmes, les consommateurs, exploitent ce qu’on appelle des opportunités d’arbitrage. Il postule aussi que si on peut trouver un bien dans un pays étranger à un coût inférieur au coût local, en prenant en compte les coûts de transport, il est profitable de l’importer.
C’est exactement ce que faisaient les marchands assyriens : ils sillonnaient la région à la recherche d’opportunités de profits et avaient un réseau d’agents, dispersés à travers ses villes, lesquels les tenaient informés de l’évolution des prix sur les marchés locaux ; les chefs de caravanes suivaient un trajet optimal à travers les montagnes anatoliennes… En bref, leur comportement était très proche de celui des agents contemporains.
Thomas Chaney : Nous n’avons pas pu localiser au kilomètre près, mais nos résultats ont été assez proches des travaux conduits par les archéologues. Pour conduire ces recherches, nous avons analysé des milliers de tablettes d’argiles qu’échangeaient alors les marchands et avons pu isoler ce qui concernait les flux commerciaux. En combinant ces données et le modèle de gravité, nous avons pu former des conjectures sur la localisation de ces cités perdues. En simplifiant à l’extrême, le modèle de gravité permet de transposer un flux commercial en une distance physique. Il suffit ensuite d’avoir des données sur les flux entre au moins trois villes connues, et une ville perdue, pour « deviner » par triangulation où se trouve la ville disparue. En fait, c’est la même façon avec laquelle fonctionne le récepteur GPS dans nos smartphones qui utilise la distance par rapport à trois satellites pour nous localiser.
Thomas Chaney : Oui, car grâce à cette approche, nous avons pu aussi estimer, avec d’importantes marges d’erreur certes, les tailles relatives de villes antiques. Nos analyses préliminaires suggèrent qu’être à la croisée des chemins est un élément déterminant pour qu’une ville prospère. Cette observation suggère que les interactions directes, de personne à personne, entre individus venant d’horizons divers, est au cœur de la croissance urbaine, et peut-être de la croissance économique.
Par ailleurs, ce travail sur le commerce à l’âge de Bronze a démontré qu’il était possible de collecter des données historiques, même très anciennes, et de les analyser à travers le prisme de théories et techniques modernes, même si cela requiert beaucoup de prudence et de travail !.
Thomas Chaney : J’ai été amené à cette idée par deux chemins complémentaires.
Premièrement, mes recherches sur le commerce à l’âge de Bronze suggèrent que les échanges directs, de personne à personne, jouent un rôle crucial dans l’émergence de centres urbains de commerce.
Deuxièmement, mes travaux sur l’impact de l’immigration sur la structure des firmes multinationales suggèrent que la présence dans une ville de descendants d’immigrants d’un certain pays facilite le flux d’information entre cette ville et ce pays. L’étape suivante était tout naturellement de tester l’hypothèse selon laquelle les interactions avec des « voisins » d’origines diverses changent les perceptions vis-à-vis de cultures étrangères.
Thomas Chaney : Oui, nous connaissons aujourd’hui une forte augmentation des migrations internationales. Il me semble que la réaction instinctive d’un économiste est de considérer que les migrations engendrent des phénomènes positifs : elles permettent une meilleure allocation au niveau global, elles ouvrent plus de liberté aux individus qui peuvent alors faire les meilleurs choix possibles pour eux et leurs voisins. Cependant, ces migrations sont aussi souvent associées à des phénomènes de rejet, parfois violents, dans les pays d’accueil. Il est donc important de comprendre les mécanismes à travers lesquels l’immigration affecte ces pays.
Ce qu’un économiste peut apporter à cette question, c’est tenter d’identifier et quantifier l’effet causal de l’immigration — c’est à dire en quoi l’immigration participe aux changements qui se produisent dans les sociétés d’accueil, et non l’inverse. L’approche économique peut aussi examiner comment ces sociétés affectent l’immigration, c’est à dire en quoi elles participent aux changements qui se produisent dans les sociétés d’accueil et de les quantifier.
La plupart des travaux qui traitent de l’immigration dans mon projet s’appuient sur des chocs migratoires hérités de l’histoire. Ces périodes clés permettent d’isoler une partie des variations de flux migratoires ou plus précisément les parties dont on peut être relativement confiants qu’elles sont quasi-aléatoires, c’est-à-dire celles qui sont accidentelles, dues au hasard. Isoler ces variations est une étape primordiale pour identifier la direction de la causalité entre immigration et croissance, ou des changements d’attitudes. C’est le cumul d’événements historiques qui permet de progresser dans cette direction.
Thomas Chaney : Encore une fois, pour un économiste, un des principaux problèmes quand on se confronte aux données empiriques, c’est d’identifier un effet causal. Dans le cadre de l’émergence et du développement des villes, c’est un problème complexe, car les villes d’avant-hier affectent les villes d’hier, qui elles-mêmes affectent les villes d’aujourd’hui…Dans ce projet, je tente d’utiliser deux contextes historiques très différents qui peuvent, je l’espère, réduire ce problème de dynamique endogène des villes.
Dans le premier, j’étudie les toutes premières villes qui ont émergé lors de la révolution néolithique. Pour simplifier à l’extrême, on part d’une situation initiale sans aucune ville, une « page vierge », pour aboutir à une situation où certaines villes ont émergé.
Dans le second, je me penche sur le contexte très particulier du sud-ouest de la France au 13e siècle, avec la création, ex nihilo, de villes nouvelles, les bastides. Contrairement à l’époque néolithique, ce n’est pas une “page blanche”.
Ici, la décision de créer une ville est en partie arbitraire, prise par les différentes autorités de la région : rois de France et d’Angleterre, églises, comtes de Toulouse et seigneurs locaux. Si leur fondation est arbitraire, l’évolution de ces bastides dans les décennies et siècles qui suivent est en revanche plus organique. Cela offre une sorte de laboratoire dans lequel étudier l’évolution urbaine.
Thomas Chaney : Un des axes de ce projet consiste, en effet, à étudier les déterminants du progrès technique dans le très long terme.
Pour ce faire, mon équipe et moi réunissons et analysons de façon systématique, les objets hébergés dans les musées d’art et d’histoire du monde entier. Ces collections représentent des centaines de millions d’objets, savamment catalogués par les conservateurs, qui couvrent des milliers d’années et toute la surface du globe. En utilisant des techniques récentes — data science, machine learning, et analyse du langage naturel — nous pouvons automatiquement identifier le lieu et la date d’émergence d’innovations et suivre leur diffusion à travers l’espace et le temps.
Évidemment, le choix d’un conservateur d’acquérir une œuvre particulière n’est pas anodin ; ces choix reflètent en partie l’histoire coloniale et les pillages associés, en partie les goûts des visiteurs à une époque donnée. C’est pourquoi nous devons non seulement diversifier nos sources, en collectant les informations de musées de tous les continents, mais aussi utiliser des outils statistiques pour corriger les biais éventuels.
Une fois ces étapes franchies, nous pourrons tester les théories modernes de la croissance économique et la diffusion des progrès techniques, non pas sur les quelques dernières décennies, mais sur des millénaires.
Thomas Chaney est professeur des universités au Département d’économie. Ses champs de recherche prioritaires portent sur le commerce international, les réseaux et l’histoire économique et financière. En 2023, son projet de recherche “Firm Networks, Trade and Growth” a bénéficié du trés sélectif “Starting Grant” du Conseil européen de la recherche. Son projet de recherche actuel “Historical Migrations, Trade, and Growth” bénéficie à son tour du soutien du Conseil européen de la recherche dans la catégorie “Advanced Grant” »"
Propos recueillis par Hélène Naudet, direction scientifique
Notes[+]
↑1 | Historical Migrations, Trade, and Growth, European Research Council Advanced Grant |
---|---|
↑2 | Thomas Chaney, The Gravity Equation in International Trade: An Explanation, Journal of Political Economy ©2018, University of Chicago |