Largement appliquée dans l’univers du marketing, l’intervention sur et par les comportements individuels, suscite aujourd’hui l’intérêt grandissant des décideurs publics qui y voient un instrument puissant pour, par exemple, améliorer la santé, l’éducation, augmenter l’épargne des ménages ou encore accompagner la transition écologique. C’est pour comprendre ce phénomène, ses origines académiques et ses implications pratiques et politiques, que six chercheurs du Centre de sociologie des organisations de Sciences Po (CSO)* ont entrepris d’en retracer les trajectoires dans leur ouvrage Le biais comportementaliste (Presses de Sciences Po, octobre 2018)
Conceptualisée dès les années 1960, notamment par Herbert Simon puis par Daniel Kahneman (tous deux prix Nobel), l’économie comportementale remet en cause le concept d’homo oeconomicus – individu fictif, rationnel, égoïste et maximisateur – sur lequel s’est construite l’approche néoclassique dominante dans la science économique.
Venant parfois compléter, souvent concurrencer ce modèle, l’économie comportementale postule que les décisions individuelles sont influencées par des biais cognitifs qui les rendent irrationnelles du point de vue de l’économie néoclassique. Cependant, si les agents ne se comportent pas comme la théorie économique standard le prévoit, ils ne sont pas imprévisibles : en identifiant les biais cognitifs, voire en les intégrant à des équations, il est possible d’anticiper les comportements. L’étape suivante, qui fait entrer l’économie comportementale dans la sphère des politiques publiques, consiste à développer des dispositifs qui prennent en compte les biais afin d’orienter les individus. Une sorte de fascination des acteurs publics pour ces outils est perceptible à travers le monde, c’est elle qui a suscité l’intérêt des auteurs de cet ouvrage.
En 2008, l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein publient Nudge: Improving Decisions about Health, Wealth and Happiness (2008), traduit en français sous le titre La méthode douce pour inspirer la bonne décision.
Le nudge – terme anglais signifiant “pousser du coude” – consiste en des techniques simples, ludiques, peu coûteuses, pour pousser les individus dans la direction souhaitée par leurs concepteurs. Pour cela il s’agit non pas de transformer les “préférences” des individus, mais d’agir sur l’”architecture de choix”, c’est-à-dire la façon dont se présente physiquement l’espace des possibles. Cette architecture de choix peut être très concrète, comme la célèbre mouche des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam, les trompe-l’œil de Chicago pour faire ralentir les automobilistes, ou encore les escaliers en touche de piano de certains métro pour attirer les utilisateurs de l’escalator, mais l’architecture de choix désigne aussi la mise en place d’options par défaut, depuis le recto-verso sur des imprimantes pour utiliser moins de papier à des plans de retraite qui conduisent les individus à consacrer une part plus importante de leur salaire à leur épargne.
Dans la sphère publique, les nudges, ou behavioral insights (terme utilisé par les pays anglophones et les organisations internationales pour désigner les interventions sur les comportements sans les limiter aux nudges) sont ainsi devenus un mode d’intervention très apprécié : les cantines sont réaménagées en mettant les légumes au premier plan et les frites en arrière; dans certains quartiers les habitants reçoivent des informations sur la quantité de déchet ou la consommation d’eau de leurs voisins pour les inciter à adopter des comportements écologiques, etc. La promesse de ces interventions est qu’en incitant les individus à adopter un comportement favorable sans même qu’ils y réfléchissent ou en comprennent les enjeux, des problèmes collectifs importants seront résolus.
Les médias ont rapidement relayé ces nouvelles formes d’action publique. Sur des sujets aussi variés que la politique intérieure, la santé, les finances personnelles, les programmes de retraite, les budgets publics, le changement climatique, l’éducation, les journaux parlent désormais couramment de nudge ou d’interventions comportementales. Les grandes entreprises s’y intéressent aussi, notamment les grandes plates-formes d’Internet. Mais ce sont certainement les décisions de plusieurs gouvernements, en particulier ceux de Barack Obama aux États-Unis et de David Cameron au Royaume-Uni, de créer des nudge units destinées à promouvoir des compétences et des savoirs inscrits dans le champ de l’économie comportementale, qui ont donné le plus d’écho à ces nouvelles formes d’intervention publique.
En France, la nouvelle direction interministérielle de la transformation publique (DITP), créée en 2018 compte trois départements, dont celui significativement appelé « méthodes innovantes, sciences comportementales et écoute usagers ». Le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, est très friand des expériences issues des sciences cognitives et comportementales. Il les a placées en janvier 2018 au cœur d’un conseil scientifique dirigé par Stanislas Dehaene – psychologue et neuroscientifique – en charge des méthodes d’apprentissage et des manuels scolaires.
Au delà de ces constats et devant un tel engouement, quelle est la signification politique de ce mode de gouvernement des conduites ? Pourquoi se diffuse-t-il de manière relativement consensuelle dans l’action publique ? D’où viennent ces savoirs et comment parviennent-ils à imposer la représentation de l’action humaine qu’ils incorporent ? Quelles sont les hypothèses qui sous-tendent leur vision de l’action et surtout que perd-on à considérer celle-ci à l’exclusion de toute autre ? Que produit la mobilisation croissante de ces approches de l’action humaine lorsqu’elle fonde l’intervention publique ? Les auteurs du « Biais comportementaliste » ont non seulement estimé indispensable de répondre à ces questions mais surtout voulu montrer à quoi l’action publique renonce lorsqu’elle laisse de côté d’autres savoirs, non comportementaux, qui montrent ce que les conduites des individus doivent aux cadres sociaux dans lesquels elles se déploient.
Pour répondre à ces questions, les auteurs ont emprunté trois directions. En premier lieu, ils ont établi une généalogie des savoirs fondant l’économie comportementale, de Herbert Simon (et sa théorie de la rationalité limitée) dans les années 1950 à Richard Thaler et Ernst Fehr dans les années 1990, en passant par Daniel Kahneman et Amos Tversky (et leur théorie des perspectives) dans les années 1970. Ils s’interrogent sur les continuités et ruptures opérées avec la théorie économique orthodoxe. Le chapitre retrace alors le processus de traduction de ces enjeux théoriques en outils d’intervention publique. Est ainsi identifié le rôle clef d’entrepreneurs institutionnels joué par Richard Thaler et Cass Sunstein qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour “traduire” ces savoirs scientifiques en instruments d’action publique et les promouvoir auprès des directions publiques et privées.
Dans un deuxième temps, les auteurs décrivent la diffusion de ces approches comportementales dans le champ politique, à partir des trois domaines que sont la santé publique, l’environnement et les finances personnelles. L’enthousiasme est palpable dans de nombreux pays, souvent au plus haut niveau de la décision publique. Ils analysent en outre les controverses qui accompagnent ces approches et leurs présupposés : la dimension éthique des nudges censés modifier les conduites des individus, sans qu’ils en aient conscience, est une question récurrente. Leur efficacité miraculeuse est également sujette à caution : lorsque les enfants comprennent où trouver les frites, lorsque l’aspect ludique de l’escalier musical s’étiole, lorsque les ménages s’habituent à consommer plus d’eau que leurs voisins, les nudges ne fonctionnent plus.
Sont enfin interrogés les risques d’une approche comportementale qui voudrait guider l’action publique de manière hégémonique. Les chercheurs reviennent sur les hypothèses théoriques inscrites au cœur de cette instrumentation et des savoirs qui l’équipent. Ils rappellent ainsi que faire des biais cognitifs la source de tous les problèmes publics a un coût collectif important. En limitant leurs interventions aux comportements individuels, les politiques publiques oublieraient ce que ces comportements doivent à leur inscription dans des groupes sociaux, des pratiques organisationnelles et institutionnelles, qui les façonnent et qu’aucune architecture de choix ne saurait épuiser. Les auteurs soulignent enfin le problème que les nudges posent à notre démocratie : la résolution des problèmes sociaux doit-elle, au nom d’une prétendue efficacité, réduire les individus à être des cibles passives de l’action publique, ou ne suppose-t-elle pas de les associer non seulement à la mise en œuvre des solutions mais également à la délibération sur le bien commun ?
Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez, Olivier Pilmis – Le Biais comportementaliste, Presses de Sciences Po, octobre 2018
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