Dans votre article sur la politique économique du gouvernement Mauroy, vous contestez l’idée, encore largement répandue, d’un brusque tournant libéral initié par les socialistes en 1983…
Ce n’est pas une mais deux interprétations erronées de cette période qui sont encore aujourd’hui dominantes dans la presse et, parfois, la littérature scientifique. La première est celle d’un gouvernement socialiste opérant, en mars 1983, un virage à 180 degrés après deux ans de dépenses inconsidérées, dont la relance keynésienne par la consommation initiée à l’été 1981 constitue le symbole. La seconde interprétation est celle d’une conversion massive au néo-libéralisme des hauts fonctionnaires, en particulier des économistes d’État de l’INSEE, du Commissariat au Plan et de la direction de la Prévision. Depuis la fin des années 1990, des historiens et quelques rares sociologues et politistes s’efforcent de réfuter ces deux approches. Ils rappellent que la relance de l’été 1981 fut modérée et insistent sur la sensibilité très dirigiste de volets majeurs de la politique économique conduite alors. On peut ainsi rappeler que les nationalisations de février 1982 entraînent une extension historique maximale du secteur public industriel et bancaire, que l’État social n’est pas remis en cause par le gouvernement et que le monétarisme, rayonnant en Grande-Bretagne, n’est pas encore l’idéologie dominante au ministère des Finances. Cela viendra un peu plus tard, dans la deuxième moitié de l’année 1984, lorsque Pierre Bérégovoy et ses conseillers mettront en œuvre la politique dite du « franc fort ».
Comment expliquer ce décalage entre mémoire et histoire du « tournant de la rigueur » ?
Le contraste entre la perception d’un tournant radical, ressentie par les contemporains et qu’alimente aujourd’hui encore de nombreux acteurs de la période, et la réalité de cette politique, celle d’un basculement progressif de la relance vers la « désinflation compétitive », forme dominante des politiques d’austérité dans l’Europe de l’Ouest des années 1980, est à chercher dans le discours tenu par le Parti socialiste au cours de la décennie précédente.Dès le premier choc pétrolier de 1973, beaucoup d’experts du PS sont sceptiques à l’égard des solutions proposées par le programme commun.
Érigeant dès le congrès d’Épinay de 1971 la conquête du pouvoir en objectif cardinal, le parti de François Mitterrand, qui conclut en 1972 un programme commun de gouvernement avec le Parti communiste, met en avant le volontarisme de ses propositions économiques pour assurer une croissance forte et durable. La nationalisation de l’intégralité des moyens de crédit et de neuf entreprises industrielles jugées stratégiques par les deux partis constitue la figure de proue de ce document. Toutefois, dès les premiers signes de ralentissement économique consécutifs au choc pétrolier de 1973, on observe très clairement un décalage entre ce discours public et la culture économique dominante parmi les experts du PS en charge de la politique économique. Ces derniers sont en effet sceptiques à l’égard des solutions proposées par le programme commun pour sortir de la crise. Ils considèrent qu’un gouvernement socialiste, s’il aspire à exercer durablement le pouvoir, doit accepter de conduire une politique économique et sociale s’inscrivant dans le cadre d’une économie ouverte, de plus en plus internationalisée et liée à celle de ses partenaires de la Communauté économique européenne (CEE). Ce sont ces experts, et non les tenants d’une approche plus marxiste de l’économie, que l’on retrouve notamment parmi les proches de Jean-Pierre Chevènement et au Parti communiste, qui peuplent les cabinets de l’Élysée, du ministère des Finances, du Budget, de l’Industrie et de Matignon en 1981.
Pourquoi avoir choisi Matignon comme poste d’observation privilégié ?
Sous la Ve République, la centralité de Matignon dans le processus décisionnel est incontestable. Comme le rappelait il y a plus de vingt ans Guy Carcassonne – fin connaisseur de l’institution pour y avoir joué un rôle clé sous Michel Rocard (1988-1991) – tout se fait en ce lieu et ce qui ne s’y fait pas, au minimum, passe sur le bureau du Premier ministre. Par-delà cette centralité institutionnelle, l’intérêt de resserrer la focale sur Pierre Mauroy et ses conseillers est triple. D’une part, leur rôle dans la mise en œuvre de la politique de rigueur est encore peu traité par la littérature académique. D’autre part, l’ouverture des archives du Premier ministre permet de réfuter les thèses du virage à 180 degrés et du tournant néo-libéral. Enfin, au même titre que le ministère des Finances de Jacques Delors, Matignon plaide précocement pour une politique d’austérité modérée, François Mitterrand s’y ralliant – de mauvais gré – un peu plus tard dans l’année 1982.Dès janvier, c’est Pierre Mauroy qui, notamment aidé par Jean Peyrelevade et Henri Guillaume, ses principaux conseillers économiques, prépare le premier plan de rigueur. Le Premier ministre comprend qu’il peut tirer de ce choix un bénéfice politique non négligeable, celui de reprendre – pour un temps assez bref – la main sur la fabrique de la politique économique, la relance de 1981 ayant été pilotée par l’Élysée et le ministère des Finances. Enfin, l’adhésion de Pierre Mauroy à ce plan ne s’explique pas seulement par des enjeux de pouvoir mais aussi par des convictions culturelles. Le document élaboré par ses services ne heurte pas sa culture économique fortement teintée de mendésisme, c’est-à-dire attentive à l’équilibre des finances publiques et de la balance des paiements. .
Les mauroyistes ne sont donc pas des néo-libéraux en puissance ?
Oui. La philosophie du plan de juin 1982 peut être qualifiée de « post-dirigiste ». Sa disposition phare réside en un blocage de quatre mois des prix et des salaires. Cette mesure correspond davantage aux politiques anti-inflationnistes d’État préconisées (vainement) par Pierre Mendès France à la Libération qu’à la dérégulation financière débridée ou au retrait de l’intervention directe de l’État dans l’économie sur le modèle thatchérien. Ce plan s’accompagne en outre d’un lourd programme d’investissements, à contre-courant de la rigueur, visant à recapitaliser les industries nationalisées. Si l’on considère les autres volets de la politique du gouvernement Mauroy, on ne peut là encore que constater l’absence de filiation avec le néo-libéralisme mis en œuvre Outre-Manche. À la recentralisation du pouvoir orchestrée par le gouvernement Thatcher s’opposent les grandes lois de décentralisation de 1981. Quant à l’idéologie du New Public Management, principale source d’inspiration des réformes administratives états-unienne et britannique, elle est absente des six lois Le Pors votées entre 1983 et 1984 sur le statut de la fonction publique. Pour le formuler autrement, l’espoir de Pierre Mauroy de conduire une politique véritablement social-démocrate, sur le modèle de ce qui se faisait depuis longtemps dans sa fédération du Nord, est ébranlé par l’épreuve du pouvoir mais ne disparaît pas. Si l’entrée de la France dans une forme de néo-libéralisme économique il y eut (bien que ce concept reste, il faut y insister, éminemment discutable et plastique), celle-ci est bien davantage à chercher dans les politiques suivies par les gouvernements Fabius et Chirac que dans celles menées par Pierre Mauroy.
En définitive, quelle place tiennent les décisions de mars 1983 dans l’histoire du Parti Socialiste et, plus largement, dans l’histoire politique et économique de la France ?
Présenter, comme le font aujourd’hui encore certains mitterrandistes, ces décisions comme la continuité naturelle de la relance de 1981 est tout aussi erroné que de soutenir la thèse du virage à 180 degrés. L’élaboration de ce deuxième plan de rigueur, dont le principal architecte est cette fois Jacques Delors et non Pierre Mauroy, de moins en moins influent sur le sujet, présente un indéniable caractère de rupture, au plan politique bien plus qu’économique. Si les socialistes au gouvernement expriment une hostilité radicale à l’égard du thatchérisme et n’en adoptent pas les recettes, le choix d’approfondir l’austérité constitue un tournant politique important dans l’histoire du socialisme français. Certes, en admettant publiquement l’impératif de la lutte contre l’inflation et de l’équilibre de la balance des paiements sur la recherche du plein-emploi, le gouvernement assume sa volonté d’exercer durablement le pouvoir et de ne pas rééditer les précédents – jugés malheureux – de 1936 et 1956, où les gouvernements Blum et Mollet chutent rapidement sur des questions financières. Mais en reconnaissant publiquement ce choix, il admet son échec à construire une voie française originale vers le socialisme. À partir de 1983, le grand dessein politique de François Mitterrand n’est plus la réalisation du socialisme mais l’approfondissement et l’élargissement de la construction européenne. Enfin, et ce n’est pas l’aspect le moins intéressant, les derniers mois du gouvernement Mauroy constituent un observatoire précieux pour réfléchir aux mutations de la culture des experts engagés en socialisme. Un décalage significatif se fait jour entre d’un côté Pierre Mauroy et ses conseillers sociaux, inquiets de voir l’objectif du plein-emploi relégué au second plan, et de l’autre côté, ses conseillers économiques qui, sans se réclamer du thatchérisme, écrivent – parfois noir sur blanc – qu’il n’existe aucune d’alternative à la désinflation compétitive.