La faiblesse des revenus des ruraux, en particulier dans les pays en voie de développement et émergents, est une question lancinante. Or, mettre en place des politiques publiques efficaces pour lutter contre cette pauvreté, et les inégalités qui l’accompagnent, nécessite d’en connaître précisément les racines.
Les nombreuses recherches menées à cette fin ont abouti à des résultats divergents et des théories concurrentes. Si certains pointent une répartition spatiale efficiente des forces de travail hétérogènes, au profit des citadins, comme source de ces inégalités, d’autres suggèrent que l’absence de filet social institutionnalisé en milieu rural en est le principal facteur car elle constitue un obstacle à la mobilité de la main-d’œuvre rurale vers les zones urbaines. En effet, sans filet de sécurité sociale permettant de faire face aux difficultés, les jeunes générations ont tendance à rester dans leur village afin de prendre charge les membres les plus vulnérables de leur famille. Si les filets de sécurité formels étaient mis en place, les jeunes générations pourraient plus facilement s’installer en ville pour y travailler, et se contenter d’envoyer de l’argent à leurs familles. Les économistes partisans de cette hypothèse en appellent donc à la mise en place de mécanismes formels d’assurance.
Avec deux de ses collègues(1)Fanghua Li, University of New South Wales ; Chenyang Ji, Renmin University of China, Moshe Buchinsky, chercheur au Département d’économie, apporte un nouvel éclairage sur cette question en exploitant les résultats d’une politique publique expérimentale de réduction de la pauvreté menée en Chine (Target Poverty Alleviation – TPA) et son évaluation dans des villages du comté de Xin où elle a été conduite.
Ce programme visait non seulement à réduire la pauvreté par l’amélioration des filets de sécurité sociale mais visait également à réformer la gouvernance des institutions dans les villages catégorisés comme « pauvres ».
Ils ont entrepris de comparer l’évolution du niveau de vie dans des villages « pauvres », – concernés par les deux volets de cette politique – avec son évolution dans des villages plus aisés, également concernés par le programme TPA mais ne faisant pas objet de la réforme institutionnelle. Pour ce faire, ils ont pu utiliser des données administratives inédites, allant jusqu’à l’échelle de chaque foyer, et intégrant leur localisation précise.
Pour s’assurer de la robustesse de leurs résultats et ne souhaitant mesurer que l’effet de l’introduction de la réforme de la gouvernance, les chercheurs ont pris soin de ne comparer que des ménages résidant dans des villages séparés par une frontière administrative les uns – les « pauvres » – ayant bénéficié de la réforme institutionnelle, les « non-pauvres » n’en ayant pas été l’objet. Ils ont aussi fait en sorte que les villages comparés soient interconnectés par un réseau routier afin de garantir leur similarité en termes de culture, de conditions géographiques, d’accès aux marchés etc.
Carte des villages du comté de Xin et de leurs frontières
En Chine, les autorités politiques et administratives des villages sont constituées d’élus, le plus souvent choisis parmi les élites locales. Bien que mal rémunérés par l’Etat pour leurs services, ces derniers restent le plus souvent indéfiniment au pouvoir, leurs mandats n’étant pas limités dans le temps. Or, les actions qu’ils entreprennent au sein de leur communauté sont peu contrôlées par la puissance publique. Ainsi, leurs pouvoirs administratifs et leur capacité de choisir comment répartir les ressources sont quasi discrétionnaires.
L’idée de la réforme était donc d’envoyer des fonctionnaires départementaux ou provinciaux pour superviser les villages afin de garantir l’impartialité et l’efficacité du programme de sécurité sociale offert aux villageois, notamment aux plus pauvres.
Dans chaque village, un superviseur principal avait pour mission de s’impliquer dans l’ensemble des tâches administratives aux côtés des élus, en y résidant cinq jours d’affilée. En appui, une équipe de collègues le rejoignait de façon régulière mais impromptue. Leur mission était d’épauler le superviseur, mais aussi de s’assurer de la qualité de son travail.
Les chercheurs ont également examiné les liens familiaux entre les ménages et leurs élus. En effet, de nombreux travaux portant sur les pays en voie de développement soulignent le rôle crucial des liens familiaux dans l’accès aux ressources, notamment en Chine lorsqu’il s’agit de biens et services publics. Et de fait, dans le cas présent, nos chercheurs ont pu montrer que plus les liens parentaux étaient étroits entre un ménage et un élu (un cousin, une tante, etc.), plus le ménage était susceptible d’être considéré comme « pauvre » et de bénéficier d’un accès facilité aux ressources publiques. L’importance et l’impact négatif de cette distorsion ont été confirmés en comparant les ménages résidant dans les villages où la gouvernance avait été réformée et d’autres non.
Villages concernés par la réforme
Villages non concernés par la réforme
Trois ans après la mise en œuvre de la réforme, celle-ci apparaît clairement avoir permis d’augmenter le niveau de vie des ménages pauvres, et notamment les plus indigents. En effet, les 10% des ménages les plus pauvres ont vu leurs revenus augmenter de 10% de plus que dans les villages où la réforme n’avait pas été réalisée. Une augmentation de revenu équivalant à 36% du revenu minimum (seuil national officiel) ! La nature même de la réforme menée (encadrement accru des élus) a aussi considérablement affaibli le favoritisme : non seulement elle a mieux ciblé les ménages les plus pauvres mais aussi plus équitablement les villageois qui en avaient le plus besoin.
La vulnérabilité d’un ménage — définie par le nombre d’enfants (0 à 14 ans) et de membres âgés de la famille (plus de 65 ans) — s’est révélée être un autre critère de différenciation. Plus un ménage était vulnérable, plus la réforme a eu un impact positif. Il a aussi été constaté que le revenu des petits agriculteurs a nettement augmenté lorsqu’ils avaient transité du statut d’indépendants vers un statut d’employé.
Une autre dimension analysée par Moshe Buchinsky et son équipe est l’impact de la réforme sur l’évolution des trajectoires professionnelles des villageois les plus défavorisés, c’est-à-dire ceux des 10% des villageois les plus pauvres, jusque-là exclus de la distribution des services sociaux en raison du népotisme de la gouvernance locale.
Leur étude montre que la réforme a permis aux « jeunes » (16 à 50 ans) de quitter leur travail dans le secteur agricole et d’accéder à un emploi salarié. Ce phénomène est particulièrement marqué pour les jeunes femmes. Ainsi, la réforme a également réduit drastiquement la mauvaise allocation spatiale du travail. Les jeunes générations, femmes et hommes, ont pu accéder à un emploi hors de leur comté, en milieu urbain. La division du travail s’est avérée plus efficace au sein des ménages : les jeunes pouvaient émigrer pour occuper de meilleurs emplois en ville, tandis que les personnes âgées pouvaient assumer plus de responsabilités à la maison. Un troisième effet positif a été que la migration temporaire vers les villes de la population active a permis d’augmenter les revenus des ruraux et a donné l’impulsion nécessaire pour réduire davantage la pauvreté en Chine rurale entre 2016 et 2020.
Enfin, Moshe Buchinsky & al. ont observé que la qualité des infrastructures jouait un rôle important dans l’amplification des effets de la réforme institutionnelle. En effet, l’un des volets du TPA était aussi d’améliorer l’infrastructure routière dans les zones rurales. Moshe Buchinsky et al. ont cherché à savoir si ce volet avait eu un impact sur la réforme institutionnelle et ont constaté que les effets positifs du programme institutionnel sur la mobilité et les revenus dans les villages ruraux ont été multipliés grâce au développement d’infrastructures de qualité – et tout particulièrement de routes goudronnées.
References