par Olivier Legros, Céline Bergeon, Marion Lièvre et Tommaso Vitale
D’une manière générale, la présence d’étrangers en situation précaire apparaît comme un problème récurrent pour les pouvoirs publics. Plus que les difficultés rencontrées par les migrants, c’est la « vision de la pauvreté étrangère » (1)Bernardot M., 2008, Loger les immigrés. La Sonacotra, 1956-2006, Ed. du Croquant. qui semble questionner. Aussi les acteurs publics privilégient-ils souvent des interventions qui oscillent entre insertion sous contrat et rejet.
Si ces politiques sont assez bien documentées, leurs effets à moyen et à long terme restent méconnus. Or, ces politiques, combinant des actions de rejet (évacuation des terrains, expulsion des personnes) avec des actions locales d’hébergement et d’insertion, ont de lourdes conséquences sur la vie des personnes concernées. Partant de ce constat, nous avons entrepris un programme de recherche * avec pour objectif d’étudier ces actions et identifier leur contribution aux processus d’insertion, en examinant le cas des Roms dans des villes françaises, italiennes et espagnoles.
Nous avons privilégié l’observation de la vie quotidienne sous ses principales facettes — la mobilité, l’accès au logement et aux ressources économiques et la sociabilité. Pour ce faire, nous avons procédé à la reconstitution de 75 trajectoires de vie et à l’écriture de 12 études de cas. À cette démarche ethnographique, nous avons associé une approche comparatiste afin de repérer des similitudes et des différences ds phénomènes observés et, sur cette base, préciser les effets de contexte ainsi que ceux de l’expérience et des capitaux personnels sur les processus d’insertion.
Dans un premier temps, et sur la base de nos recherches précédentes, nous avons formulé trois hypothèses :
Dans la réalité, se déplacer, se loger, gagner de l’argent, voir ses parents et ses amis, faire de nouvelles connaissances sont des activités sociales profondément imbriquées. La mobilité internationale, par exemple, peut être largement déterminée par les possibilités de logement ou d’hébergement, qui dépendent elles-mêmes des réseaux familiaux et par conséquent des formes de socialisation. En outre, si un individu décide de changer de pays ou de ville, cela peut être parce qu’il veut se rapprocher de parents ou de proches et qu’il compte sur de nouvelles opportunités économiques. Les individus, au gré ́des années, conçoivent et mettent en œuvre des stratégies pour accéder au logement, gagner leur vie, maintenir ou construire des relations sociales en tenant compte, à la fois de leurs aspirations, de leurs expériences et de leur capital personnel, et du contexte d’action.
Afin de diversifier l’échantillon, des personnes enquêtées, nous avons décidé́ de varier les profils des personnes (âge, sexe, situation économique, logement) et les contextes d’enquête en travaillant sur trois pays : la France, l’Italie et l’Espagne. Dans ces pays, les bidonvilles roms sont, comme les activités de rue et la mendicité, à l’origine de difficultés publiques locales. Mais alors qu’en Italie et en France, les acteurs institutionnels ont conduit des politiques spécifiques, ce n’est pas le cas jusqu’à présent en Espagne. Ces pays présentent aussi des systèmes de protection sociale différents. Les comparer s’avère donc pertinent pour estimer dans quelle mesure et comment l’État social peut interférer avec les pratiques et les stratégies des migrants dans des domaines tels que l’accès au soin ou l’insertion professionnelle.
Par ailleurs, nous avons choisi d’enquêter aussi bien dans des régions métropolitaines (Paris, Lille, Marseille, Bordeaux, Rome, Milan, Turin, Barcelone) que dans des villes de moins de 20 000 habitants (Romano di Lombardia), sans oublier des agglomérations de taille intermédiaire (Lecce, Séville, Valence, Cordoue, Grenade, Malaga, Le Havre, Poitiers).
Outre les structures urbaines, ce sont les tissus économiques locaux qui varient d’une ville à l’autre, ce qui ne peut qu’influer sur les possibilités effectives d’insertion et, par conséquent, sur les comportements des migrants. Enfin, ces territoires diffèrent dans les politiques qu’ils mettent en œuvre. Même si les politiques d’évacuation des bidonvilles et des campements prédominent aujourd’hui, les métropoles et les grandes villes se caractérisent par la diversité de leurs dispositifs, tandis qu’ils sont rares dans les villes plus petites. En revanche, l’accès aux droits sociaux y est parfois plus aisé que dans les métropoles. Autant d’éléments qui peuvent jouer sur les choix résidentiels des migrants(3)Cousin G., Legros O., « Gouverner par l’évacuation? L’exemple des campements illicites en Seine–Saint-Denis », Annales de Géographie, 2014., la mise en concurrence des territoires et de leurs ressources constituant un fondement de la logique migratoire(4)Waldinger R., Fitzgerald D., « Transnationalism in question » , American Journal of Sociology, 2004..
Souvent contraints à la vie en marge des institutions et soumis à des déplacements fréquents du fait des opérations d’évacuation des squats et des bidonvilles, les migrants roms en situation précaire font partie des populations difficiles à atteindre. Afin de surmonter cet obstacle, nous avons intégré à notre équipe des chercheurs qui, enquêtant depuis plusieurs années sur des groupes roms en migration, ont construit des relations de confiance avec les futurs enquêtés. Ce sont ainsi 27 chercheurs qui ont été invités à collecter et à reconstituer des trajectoires de vie.
La violence institutionnelle comme toile de fond des pratiques de la vie quotidienne
Concernant l’action publique dans les marges urbaines, nos travaux confirment que les mesures généralement regroupées sous le vocable de lutte ou de réduction de la pauvreté se déroulent toujours sur un fond de violence institutionnelle ; harcèlement policier, opérations d’expulsion des personnes ou évacuation des habitats précaires (5)Daniele U., Pasta S., Persico G., « From Public Enemy to Urban Ghost : Roma Migrants and the Dismantling of the Nomad Camp Systems in Milan and Rome », Intersections. East European Journal of Society and Politics, 2019. Cette violence peut aussi s’exercer par le biais de pratiques administratives ordinaires discriminatoires, sans oublier,, les formes multiples et variées de stigmatisation dénoncées par les associatifs.
Si cette violence n’est pas un trait propre à ces marges, elle prend ici une intensité particulière, entraînant des effets majeurs sur leurs « destinataires », en l’occurrence des migrants roms.
Ils sont alors poussés à faire preuve de compétences et à mobiliser leur capital social pour composer avec l’action publique : soit en tirer profit, quand c’est possible (libre circulation au sein de l’Union européenne, les États-providence ), soit y résister en trouvant des parades quand l’action publique menace la poursuite du parcours migratoire(6)Clavé-Mercier A., Olivera M., « Inclusion and the ‘Arts of Resistance’. How Do Roma Migrants Develop Autonomy in the Context of Inclusion Policies? », Intersections. East European Journal of Society and Politics, 2018..
L’importance de la » raison domestique «
Comme on peut s’en douter, les migrants sont inégalement dotés sur le plan des compétences et des capitaux. D’où un processus de filtrage fondé, non sur l’application de critères prédéfinis à l’avance comme dans une politique migratoire, mais selon un processus – jamais explicité par les acteurs institutionnels – de mise à l’épreuve des capacités individuelles et familiales de résistance et d’adaptation aux contextes institutionnels.
Les personnes enquêtées se sont majoritairement avérées suffisamment dotées en compétences et en capital pour parvenir à se maintenir dans leurs régions d’installation, établir de liens et des amitiés et à mieux saisir les opportunités associatives et institutionnelles locales(7)Vitale T., « Conflicts on Roma Settlements in Italian Cities: Normative Polarisation and Pragmatic Mediation » , in Palaver, 2019.. Une fraction d’entre eux parviennent aussi à épargner, parfois suffisamment pour financer un « projet » résidentiel dans leurs villes d’origine.
À cette fin, elles mobilisent la « raison domestique »(8)Legros O., Lièvre M., 2018, Domestic versus State Reason? How Roma Migrants in France deal with their Securitization », in Huub Van Baar, Ana Ivasiuc and Regina Kreide, The Politics of Security : Understanding and Challenging the Securitization of Europe’s Roma, Palgrave Macmillan., définie comme l’ensemble des savoirs et des moyens propres que les membres de la famille mobilisent pour contrer la raison d’État(9)Foucault M., 2004, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, EHESS, Gallimard, Seuil. quand cela leur paraît nécessaire.
L’analyse fine des trajectoires montre aussi que cette raison domestique n’est pas figée : elle évolue au fur et à̀ mesure de l’expérience migratoire en intégrant de nouveaux éléments : des personnes rencontrées augmentent le capital social des migrants ; la « découverte »des ressources juridiques pouvant être mobilisées pour contrer une menace d’expulsion. Ainsi, si la recherche de « faveurs » par l’activation des relations personnelles reste un mode d’agir très prisé parmi les enquêtés qui, il faut le préciser, se situent souvent dans le cadre de « régimes d’exception » fixés par les acteurs institutionnels (10)Maestri G., Vitale T., 2018, « A sociology of the camps’ persisting architecture.
Why did Rome not put an end to expensive ethnic housing policies? » , in Manuela Mendes, Teresa Sá & João Cabral (eds), Architecture and the Social Sciences. Inter- and Multidisciplinary Approaches between Society and Space, Springer, pp. 197-218. .
On constate également que la fréquentation de squatteurs, de travailleurs sociaux et d’ acteurs associatifs(11)Bourgois L., Lièvre M., 2019, « Les bénévoles, artisans institutionnalisés des politiques locales à destination des migrants précaires? », Lien social et politiques, n°83. , ainsi que l’acquisition de droits (par l’obtention d’un contrat de travail ou d’insertion par exemple) favorisent une participation des migrants à des mobilisations politiques locales.
Les sociabilités comme ressources
Parce qu’elle contraint à l’adaptation continue, l’action publique, ainsi bien que la violence et la discrimination institutionnelle sont, comme on en avait fait l’hypothèse, de puissants facteurs de transformation sociale. Pour autant, elles ne remettent pas forcément en question les modes de sociabilité existants. Sur ce plan, les migrants roms ne diffèrent pas de la majorité des autres migrants :
1) la famille élargie demeure la première sphère de sociabilité’. Elle semble même s’être renforcée dans le contexte de la migration qui pousse au regroupement du fait de conditions de vie souvent défavorables ;
2) fondée sur l’interconnaissance, la société des semblables constitue toujours un cadre de référence par rapport auquel et au sein duquel se conçoivent et se pratiquent les stratégies d’ascension, d’intégration et de différenciation sociale ;
3) les individus ne sont toutefois pas bornés à l’entre-soi de type familial et communautaire, car ils naviguent entre deux eaux, celle de la famille et celle du monde environnant(12)Clavé-Mercier A., Cossée C., Lièvre M., « Des catégories d’action publique aux dispositifs : regards sur les politiques de scolarisation des « enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs », Études Tsiganes, 2019.;
4) ils se situent le plus souvent dans un contexte marqué par la précarité des positions acquises au sein de la société d’accueil où le contexte institutionnel et les politiques locales des municipalités sont fondamentaux (13)Cousin G., Bianchi F., Vitale T., « From Roma Autochthonous Homophily to Socialization and Community Building in the Parisian Metropolitan Region Shantytowns », in Journal of Ethnic and Migration Studies, 2020..
Bien que rapides, ces remarques suffisent à mettre à jour ce qui, pour les migrants roms et pour de nombreux autres groupes d’étrangers indigents, constitue les conditions de possibilité et les processus de l’insertion sociale et économique : des opportunités économiques bien sûr, mais aussi la raison domestique (compétences, savoirs et moyens à disposition de la famille) qui, pour se développer, implique des possibilités de stabilisation ou d’ancrage dans les régions d’installation et, par conséquent, moins de violence institutionnelle à l’égard des étrangers pauvres.
*Cette étude est l’une des composantes du projet de recherche – MARGinalisation/INclusion : les effets à moyen et à long terme des politiques de régulation de la pauvreté étrangère sur les populations-cibles : le cas des migrants dits roms dans les villes d’Europe occidentale (France, Italie, Espagne) – qui a été déposé en 2015 par le laboratoire CITERES (CNRS/ Université de Tours), en partenariat avec le Centre d’études européennes et de politiques comparées (CNRS/Sciences Po),le laboratoire Migrinter (CNRS/Université de Poitiers), et l’Observatoire des politiques en direction des groupes dits roms/tsiganes URBA-ROM. Dans toutes ces composantes, il a réuni une centaine de chercheurs européens. En savoir plus
Tommaso Vitale est Associate Professor de sociologie, affiliée au Centre d'études européennes et de politiques comparées (CNRS/Sciences Po) et directeur scientifique du master Governing the Large Metropolis à l’École Urbaine. Ses thèmes de recherche principaux s'inscrivent dans les champs de la sociologie urbaine et de la sociologie politique. En savoir plus
Olivier Legros est enseignant-chercheur en géographie à l'Université de Tours. Membre de l'équipe Monde arabe et Méditerranée de l'UMR CITERES (CNRS-Université de Tours), ses travaux portent sur l'articulation des politiques publiques de réduction de la pauvreté avec les dynamiques sociales dans les quartiers populaires. Il dirige actuellement le département de géographie de l'Université de Tours.
Céline Bergeon est géographe, maître de conférences à l'Université de Poitiers et membre de l'UMR 7301 MIGRINTER. Elle travaille sur les relations entre les trajectoires migratoires, les trajectoires résidentielles précaires et les pratiques de logement en France et en Espagne par les populations migrantes. Elle inscrit plus récemment ses travaux dans une géographie des (in)hospitalités envers les populations migrantes à travers la dimension résidentielle.
Marion Lievre est anthropologue et chercheure postdoctorale à l'université de Montpellier 3. Après avoir travaillé sur le nationalisme, l'ethnicité et les processus d'identifications collectives dans le cadre de sa thèse de doctorat soutenue en 2013 à l'université Montpellier 3 " Nationalisme ethnoculturel et rapport à la culture des Roms en Roumanie postcommuniste et multiculturaliste", elle travaille actuellement à l'analyse des pratiques des migrants roms roumains face aux politiques publiques, dans le cadre du programme de recherche ANR MARG-IN (Marginalization/Inclusion), financé par l'ANR.
Notes[+]
↑1 | Bernardot M., 2008, Loger les immigrés. La Sonacotra, 1956-2006, Ed. du Croquant. |
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↑2 | Lièvre M., « Ceux-là sont peu soignés, peu débrouillards’. Ethnographie des Roms roumains migrants à Montpellier. Entre enjeux moraux et appartenance sociale », Migrations Société, 2014. |
↑3 | Cousin G., Legros O., « Gouverner par l’évacuation? L’exemple des campements illicites en Seine–Saint-Denis », Annales de Géographie, 2014. |
↑4 | Waldinger R., Fitzgerald D., « Transnationalism in question » , American Journal of Sociology, 2004. |
↑5 | Daniele U., Pasta S., Persico G., « From Public Enemy to Urban Ghost : Roma Migrants and the Dismantling of the Nomad Camp Systems in Milan and Rome », Intersections. East European Journal of Society and Politics, 2019 |
↑6 | Clavé-Mercier A., Olivera M., « Inclusion and the ‘Arts of Resistance’. How Do Roma Migrants Develop Autonomy in the Context of Inclusion Policies? », Intersections. East European Journal of Society and Politics, 2018. |
↑7 | Vitale T., « Conflicts on Roma Settlements in Italian Cities: Normative Polarisation and Pragmatic Mediation » , in Palaver, 2019. |
↑8 | Legros O., Lièvre M., 2018, Domestic versus State Reason? How Roma Migrants in France deal with their Securitization », in Huub Van Baar, Ana Ivasiuc and Regina Kreide, The Politics of Security : Understanding and Challenging the Securitization of Europe’s Roma, Palgrave Macmillan. |
↑9 | Foucault M., 2004, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, EHESS, Gallimard, Seuil. |
↑10 | Maestri G., Vitale T., 2018, « A sociology of the camps’ persisting architecture. Why did Rome not put an end to expensive ethnic housing policies? » , in Manuela Mendes, Teresa Sá & João Cabral (eds), Architecture and the Social Sciences. Inter- and Multidisciplinary Approaches between Society and Space, Springer, pp. 197-218. |
↑11 | Bourgois L., Lièvre M., 2019, « Les bénévoles, artisans institutionnalisés des politiques locales à destination des migrants précaires? », Lien social et politiques, n°83. |
↑12 | Clavé-Mercier A., Cossée C., Lièvre M., « Des catégories d’action publique aux dispositifs : regards sur les politiques de scolarisation des « enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs », Études Tsiganes, 2019. |
↑13 | Cousin G., Bianchi F., Vitale T., « From Roma Autochthonous Homophily to Socialization and Community Building in the Parisian Metropolitan Region Shantytowns », in Journal of Ethnic and Migration Studies, 2020. |