par Patrick Castel, Centre de sociologie des organisations
Depuis longtemps, les sciences humaines et sociales ont mis en évidence ce trait essentiel : la santé ne peut être réduite à des enjeux de connaissances biologiques et de découvertes de traitements médicaux. La pandémie de Covid-19 a rappelé le caractère éminemment politique des questions de santé. Cette dimension se lit d’abord dans les débats ou les combats pour définir les périmètres et les moyens d’intervention légitimes dans ce domaine de la part des pouvoirs publics, en premier lieu de l’État, mais aussi de groupes professionnels.
Les choix relatifs à la (re)distribution des ressources collectives, l’organisation des systèmes de santé et les critères d’évaluation de leur performance sont l’objet de négociations régulières. Le terme politique renvoie aussi à l’idée que les liens entre science et action publique, entre expertise et décision politique ne sont ni automatiques – il ne suffit pas de “suivre la science” – ni univoques mais varient selon les contextes institutionnels et au cours du temps. Par ailleurs, de nombreux travaux universitaires défendent la thèse selon laquelle les jugements des professionnels de santé sont imprégnés de considérations morales et ne se réduisent pas à l’application stricte et objective de savoirs scientifiques(1)Voir entre autres Freidson Eliot, 1984, La profession médicale, Payot ; Dodier Nicolas, 1993, L’expertise médicale. Essai sur l’exercice du jugement médical, Métailié ; Saguy Abigail, 2013, What’s Wrong with Fat?, Oxford University Press. Finalement, autour des enjeux de santé s’arbitrent et se redéfinissent de nombreux équilibres entre l’individu et le(s) collectif(s), entre libertés et contraintes, entre droits et devoirs. Ainsi, le territoire des politiques de santé est vaste et ses frontières se renégocient continuellement. Là aussi, la pandémie illustre ce phénomène : la focalisation du gouvernement sur la maîtrise de la circulation du coronavirus à partir du printemps 2020 a été contestée au motif que se concentrer sur la lutte contre le virus aurait des conséquences sur d’autres dimensions sanitaires et pathologies. Il s’agissait également d’alerter sur le fait que la pandémie et les moyens déployés pour la contenir avaient des conséquences significatives dans bien d’autres secteurs de l’action publique : éducation, économie, lutte contre la pauvreté… Plus généralement, pour comprendre les processus de mise à l’agenda de questions de santé (ou pourquoi certaines peinent à devenir des « problèmes publics ») et quels moyens sont privilégiés pour les traiter, il importe d’étudier comment les enjeux sanitaires s’articulent avec d’autres problématiques d’ordre sécuritaire, économique, social, environnemental etc.
Ce numéro donne un aperçu de cette variété des enjeux de santé et de la complexité des processus qui entendent y répondre. Si les professionnel.les de santé, et en premier lieu les médecins, continuent d’y occuper une place centrale, ils sont très loin d’être les seul.es. On verra notamment dans différentes contributions que les agents économiques et les populations concernées par les interventions sont des clés essentielles pour comprendre les politiques de santé et, ce faisant, améliorer leurs résultats.
La partie la plus visible des politiques de santé est consacrée à la lutte contre les maladies, c’est aussi celle qui reçoit la plus forte proportion des budgets des systèmes de santé (offre de soins, remboursements des médicaments etc.). Trois textes s’y rapportent.
En France, les soins de premier recours se déroulent majoritairement en ville dans des cabinets libéraux. De nombreuses réformes ont été lancées ces dernières décennies pour structurer ce secteur. Dans son article – Médecine de ville : une liberté de plus en plus encadrée ? – Anne Moyal étudie la genèse et la mise en œuvre de l’une d’entre elles, emblématique: la création des Maisons de santé pluriprofessionnelles. Elle s’interroge sur le rôle que les médecins y jouent et leur capacité à préserver leur autonomie professionnelle.
Lire l'article : Médecine de ville : une liberté de plus en plus encadrée ?Mesurer la qualité des soins, en vue de l’améliorer, est un objectif partagé par de nombreux pays et institutions internationales. Dans une perspective comparative européenne et en prenant l’hôpital comme cas d’étude, Anne-Laure Beaussier montre dans sa contribution que derrière un même impératif de qualité se décline une grande variété de le concevoir et de le mesurer selon les pays.
Lire l'article : Mesurer la qualité des soins, un état des lieux européenPour leur part, Catherine Cavalin et Paul-André Rosental remettent en question la pertinence de la « frontière » établie entre maladies chroniques et maladies infectieuses, laquelle structure de façon significative la conception et le financement des politiques de santé. Mais partant du constat que la reconstitution des parcours de vie est un facteur déterminant des dynamiques pathologiques, y compris infectieuses , les deux auteur.es défendent l’argument selon lequel les sciences sociales et humaines peuvent jouer un rôle essentiel dans les recherches aux côtés des médecins et épidémiologistes.
Lire l'article : Les maladies infectieuses ne sont-elles qu’infectieuses ?Trois autres textes étudient les publics ou cibles des politiques publiques de santé dans des domaines divers. Tous trois nous mettent en garde contre les analyses sommaires qui feraient de ces publics des individus passifs et/ou peu rationnels.
Dans leur contribution Agnès van Zanten et ses collègues livrent les premiers résultats d’une recherche sur la “perspective” qu’adoptent les étudiant.es sur la réforme des études médicales mise en place en 2019. Parmi leurs constats, elles et ils soulignent l’importance accordée par les étudiant.es au respect du contrat méritocratique.
Lire l'article : La réforme de la sélection en études de santé : les perspectives des étudiant·e·sBien que répandu, le dopage au travail s’affirme être un tabou. En observant les usages des produits psychoactifs dans les milieux professionnels, Renaud Crespin identifie différentes fonctions que remplissent les consommations de ces substances. Dans son article, il démontre que des études précises permettent d’envisager des politiques préventives sur ce sujet délicat.
Lire l'article : Se doper pour travaillerLa lutte contre les épidémies est un composant historique des politiques de santé publique. Jules Villa étudie les thèses conspirationnistes liées aux épidémies. En prenant pour cas d’étude la dixième épidémie d’Ebola en République démocratique du Congo, il invite à voir ce que ces thèses peuvent nous apprendre du vécu et des rapports de pouvoirs, plutôt que de les discréditer d’un revers de main.
Lire l'article : Thèses conspirationnistes et épidémies : ce qu’Ebola peut nous apprendre ?En étudiant l’invention de la médecine du microbiote et l’émergence des produits de santé qui y sont attachés, Etienne Nouguez fait apparaître dans son article à quel point la régulation des innovations en santé est un enjeu essentiel. Comment les définir? S’agit-il d’aliments? De médicaments? Il y montre que les processus en cours, complexes et conflictuels, pour les qualifier et les valoriser découlent d’interactions entre scientifiques, agences de régulation et industriels.
Lire l'article : Entre médicament et aliment : inventer la médecine du microbioteDe son côté, Guillaume Levrier questionne la gouvernance des innovations liées au génome humain. Face aux questions vertigineuses qu’elles posent sur la définition du vivant, États ou institutions internationales, en reculant devant l’établissement d’un cadre juridique précis, semblent avoir renoncé à exercer leur (bio)pouvoir du “faire vivre”. Au risque de laisser à des individus ou collectifs (juges, scientifiques, industriels) le soin de statuer sur les limites des expérimentations.
Lire l'article : Gouverner le génome pour le meilleur des mondes ?Enfin, Daniel Benamouzig et Joan Cortinas proposent une cartographie des activités politiques des entreprises agroalimentaires. Ces dernières, qu’ils catégorisent comme cognitives, relationnelles ou symboliques, produisent – à divers degrés – des effets sur les politiques de santé en matière de nutrition et d’alimentation. Elles soulèvent dès lors des enjeux de régulation complexe, qui réclament des solutions autres que la seule gestion de conflits d’intérêts individuels.
L’industrie agroalimentaire et ses activités politiquesCe numéro de Cogito ne reflète qu’une infime partie des nombreuses recherches menées à Sciences Po sur les questions de santé et qui relèvent de différentes disciplines de sciences humaines et sociales. Face aux enjeux immenses en termes d’organisation et de financement de l’offre de soins, de prévention et de réduction des inégalités de santé, de relations entre santé et environnement, de droits des citoyens et de démocratie, que la pandémie et les modalités de sa gestion ont illustré de manière éclatante, nul doute que les travaux de recherche sont appelés à se développer autour de cette vaste thématique au sein de notre communauté. Voir l’annuaire de nos chercheuses et chercheurs travaillant sur la santé
Patrick Castel est directeur de recherche de la Fondation Nationale des Sciences Politiques au Centre de sociologie des organisations. Il consacre ses travaux aux mécanismes de décision et de coopération dans les organisations et dans l'action publique, en prenant la santé comme terrain d'étude privilégié. Il a notamment travaillé sur l'obésité et sur le cancer. Il s'intéresse actuellement à la gestion de la crise Covid d'une part et à la prescription en EHPAD d'autre part.
Notes[+]
↑1 | Voir entre autres Freidson Eliot, 1984, La profession médicale, Payot ; Dodier Nicolas, 1993, L’expertise médicale. Essai sur l’exercice du jugement médical, Métailié ; Saguy Abigail, 2013, What’s Wrong with Fat?, Oxford University Press |
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