par Renaud Crespin, Centre de sociologie des organisations
Si le dopage dans le monde du sport professionnel fait régulièrement la Une des médias, l’idée que ses pratiques puissent se diffuser dans tous les métiers et secteurs d’activité reste taboue. Et depuis le temps où le docteur Villermé dénonçait en 1840 « l’ivrognerie » comme « le plus grand fléau des classes laborieuses »(1)Villermé, L. R. (1986). Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (2 volumes, 1840). Réédition sous le titre Tableaux de l’état physique et moral des salariés en France. Paris : La Découverte.,. le monde du travail a changé ; les produits psychoactifs (PSA), les usages, leurs fonctions se sont diversifiés. Avec un collectif de chercheurs(2)Ces enquêtes ont été principalement menées avec Dominique Lhuilier et Gladys Lutz dans le cadre du projet de recherche PREVDROG-Pro financé par la Mildeca et l’INCA (2011-2014) puis poursuivies dans le projet SURIPI financé par l’ANSES (2016-2021)., nous avons cherché à comprendre à quoi sert la consommation des PSA, avec comme fil rouge, la question du sens qui leur est conféré par les personnes exerçant une activité professionnelle. Cette recherche nous a conduits à nous déprendre d’un certain nombre de préjugés et d’impensés sur ces usages pour mieux en saisir la complexité. Elle amorce également une réflexion sur la prévention et les prises en charge existantes.
Prendre la mesure de ces consommations est un premier enjeu. À l’instar d’autres activités illicites ou socialement réprouvées, la consommation de drogues au travail est une pratique la plupart du temps cachée par les salariés comme par les employeurs. Pourtant, des chiffres et des statistiques sur leur ampleur comme sur les risques associés circulent dans l’espace public(3)Crespin, R. (2015). Le sens des mesures. Usages et circulation des chiffres dans la définition du problème public des drogues au travail. Psychotropes.. C’est par exemple le cas d’études visant à estimer la consommation de produits illicites chez les personnes en activité professionnelle. Or, si ces études apprécient la distribution des consommations par catégorie socioprofessionnelle, à l’instar de la plupart des statistiques disponibles, elles n’indiquent pas si les personnes interrogées consomment des drogues sur leur lieu de travail. Considérant cet angle mort, nous avons choisi de nous centrer sur les usages de produits au travail, en ayant notamment recours à la méthode dite « boule de neige ». Cette technique a consisté à contacter une petite population d’individus, puis à élargir l’échantillon en demandant à ces premiers participants d’en identifier d’autres.
Elle a rapidement permis d’interroger une quarantaine de personnes utilisant des PSA en lien avec leur profession. Un premier résultat de nos enquêtes révèle la « banalisation » des consommations de ces substances au travail.
Nous montrons également que le recours à des produits psychotropes, de plus en plus diversifiés, ne relève pas seulement de la recherche de performance. Il n’est pas non plus soluble dans cette image d’Épinal de l’alcoolique chronique hantant nombre d’entreprises. Entre ces deux pôles se trouve un continent d’usages dont l’existence doit être analysée en rapport avec les évolutions contemporaines du travail. C’est la condition non seulement pour repenser les liens complexes qu’entretiennent travail et produits, mais aussi pour questionner les politiques et actions de prévention. Certains stéréotypes véhiculent l’idée selon laquelle les usages professionnels de PSA relèvent d’un problème localisé et privé, importé dans les espaces de travail par des personnes vulnérables. Ils entraînent ainsi l’absence de réflexion sur nos propres consommations et sur les rapports ambigus qu’entretiennent les entreprises avec les mobiles de ces consommations, les usages, et les effets de ces produits.
L’enquête — également menée dans deux grandes organisations publiques et privées — révèle, entre autres, que le signalement de consommations devenues problématiques ou leur prise en charge sont rares tant que le travail est fait. De plus, la mise en visibilité de ces consommations est soumise à des contraintes hiérarchiques. Faire « remonter » des usages de produits revient souvent à créer un problème pour lequel le management est rarement formé.
Il s’agit également de se déprendre des approches courantes, centrées sur les produits, légaux (médicaments, alcool, nicotine) ou illégaux (cannabis, amphétamines, cocaïne, etc.) considérant leurs usages uniquement comme une faute ou un risque pour le travail. Faute parce que certains de ces usages sont juridiquement ou moralement condamnés. Risque parce que les organisations de prévention en santé-travail n’envisagent ces consommations qu’au prisme de l’atteinte à la sécurité, l’absentéisme, la désorganisation des services ou les accidents du travail. Or, ce double tropisme faute/risque contribue à écarter l’analyse des tensions, des responsabilités et des dynamiques collectives expliquant le recours à des produits par les salariés. Stigmatiser certains produits, disqualifier leurs usagers, empêche d’interroger les formes d’organisation et de conditions de travail s’avérant délétères pour la santé des salariés. Cette polarisation conduit également à s’interdire de penser que les usages, plus ou moins cachés, servent paradoxalement à maintenir en l’état des organisations devenues nocives.
Pour dépasser ces obstacles, notre recherche a valorisé le pluralisme. Nous avons ainsi donné la parole à des chercheurs, salariés et différents acteurs du travail et des soins(4)CRESPIN, Renaud, LHUILIER, Dominique, et LUTZ, Gladys, Se doper pour travailler, Toulouse, Érès, 2017.. Chacun à leur façon montre que l’intensification des exigences productives, le défaut de coopération dans et entre les équipes, l’exacerbation de la compétition, la crainte de perdre son emploi sont des éléments déterminants pour comprendre les usages de PSA.
Ce constat partagé nous a conduits à envisager ces consommations comme des ressources pour les organisations comme pour les salariés. Selon les métiers et les postes occupés, ces bricolages pharmacologiques s’apparentent ainsi à des instruments de travail. Ils font office de solutions alternatives lorsque les possibilités de transformer le travail se réduisent ou sont empêchées. Nous avons à ce titre identifié quatre fonctions professionnelles des usages de substances psychoactives.
« Tenir » est une formule régulièrement utilisée par les enquêtés. Elle renvoie à la charge physique et mentale de travail, à la nécessité de garder le rythme, d’« enchaîner », d’« assurer », de « faire le travail », malgré les difficultés rencontrées. Une de nos interviewées, une comédienne également serveuse pour augmenter ses revenus, raconte ainsi combien ses consommations de cocaïne lui servent à faire face à sa charge de travail : « Par moment, la coke c’est un grand allié pour faire beaucoup de choses. Par moments c’était ce qui m’aidait à tenir. Cela aurait pu être sur ordonnance. ». Des salariés souffrant de troubles musculosquelettiques (TMS, première cause identifiée de maladies professionnelles) sont également dans ce cas ; ils savent que leur état de santé complique leurs gestes et peut menacer leur emploi. Le recours à des antidouleurs, légaux ou non, prescrits ou non, permet alors de rendre supportable le travail. D’autres produits peuvent également servir à atténuer certains affects, comme l’angoisse, la honte, la culpabilité ou l’ennui. Des consommations d’alcool renvoient également à des situations de travail précises, qu’il s’agisse d’événements particulièrement éprouvants ou de contraintes professionnelles quotidiennes identifiées, par exemple, dans les métiers du feu ou du maintien de l’ordre.
Rester éveillé, « se mobiliser », optimiser ses capacités mentales et physiques et ses résultats, encore « se stimuler », « se concentrer » et « gagner de la confiance » pour répondre aux exigences du travail : ces recherches de performance se retrouvent dans les récits d’usages de produits au travail. Ils font apparaître des objectifs centrés sur la production, la mobilisation de soi, l’acuité, la concentration, le défi ou encore le cap à passer. Si elle entretient des relations avec le dopage, cette fonction apparait cependant moins fréquente que les autres. Elle s’en distingue parce qu’elle s’inscrit, au-delà de la performance, dans la volonté de « bien faire » son travail.
Une dirigeante de petite entreprise raconte ainsi combien sa capacité à se concentrer et à produire des idées est associée au tabac : « Systématiquement quand je faisais une conception, je ne pouvais pas être devant mon ordi sans clopes. Quand on a dû arrêter de fumer au bureau, je me suis dit : mais je ne peux pas concevoir, je n’ai pas de stimulation, il me faut ma stimulation. (…) c’est en même temps se détendre, et en même temps avancer : cigarette. Je fume dans le bureau quand je suis seule le soir ».
Un architecte décrit également comment le cannabis peut lui permettre de surmonter l’angoisse de la page blanche. Fumer désactive alors la peur de l’échec tout en mobilisant la concentration : « Il y a un moment où c’est terrible parce que les idées ne sortent pas, on a l’impression qu’on ne va jamais y arriver et moi, c’est ce moment où fumer peut m’aider. C’est là où je me dis que je vais arrêter de me dire que je ne vais pas y arriver, je vais juste me mettre dessus (…) le dessin prend le dessus. J’oublie ma situation de stress et je rentre vraiment dans le vif du sujet. ».
Pouvoir dormir, se détendre, décompresser après des activités intenses pour être de nouveau opérationnel pour un prochain cycle de travail, relèvent d’une fonction récurrente de récupération associée aux usages professionnels de PSA. L’exemple d’une jeune chargée de production dans l’audiovisuel illustre combien l’organisation comme les conditions du travail orientent ce type de consommation. Sur une période d’essai de huit mois, elle devait envoyer chaque soir un programme réalisé dans la journée. Elle arrive au bureau à 10 h, reçoit les images dans l’après-midi, écrit et monte son sujet dans la soirée, avant de rentrer chez elle vers 2 h du matin. Et recommence le lendemain. Pour tenir, elle consomme du café et du tabac toute la journée, prend souvent un verre à midi avec les équipes, un rail de coke dans la soirée pour pouvoir finir à temps puis des somnifères pour trouver le sommeil : « sinon je ne dormais pas et je savais que cela allait être encore plus dur le lendemain ».
Il est ici principalement question des usages collectifs d’alcool et de leur fonction d’entretien d’une socialisation et d’une sociabilité professionnelles au service de la réalisation du travail. Le poids des normes collectives d’usage est à la mesure des enjeux d’appartenance dans des contextes de travail où l’interdépendance s’avère essentielle.
Ces usages collectifs sont articulés à des dynamiques collectives de travail, coopératives, cohésives, identificatoires ou défensives contre la fatigue physique, le pouvoir hiérarchique, l’isolement affectif, le contexte d’intervention, la désillusion professionnelle. Ces pratiques collectives s’inscrivent parfois dans la vie clandestine des organisations, la transgression de l’interdit qu’elles supposent, contribuant à renforcer les liens au et par le travail.
Comme en témoigne ce pompier « C’est un milieu de casernes donc on sait très bien quel est notre métier. On est entre potes, on rentre d’une intervention et on boit un coup au foyer. ». Le terme de « potes », souvent associé à « la pause » ou à la détente, renvoie toujours à l’idée de bonnes relations, mais surtout de bon travail, de bonnes régulations du travail. Cette sociabilité quotidienne se maintient aussi via l’accueil des nouveaux ; la capacité à consommer conformément aux normes collectives signant l’appartenance. Un journaliste relate ainsi sa « première rencontre avec l’alcool dans le cadre du travail. J’étais dans une radio, en stage obligatoire de troisième année, et les mecs buvaient. À partir de dix-huit heures, on buvait l’apéro tous les soirs. C’est mes premiers souvenirs d’alcoolisation chronique sur plusieurs jours. J’ai des souvenirs d’être encore à la radio à 23 heures et d’être encore en train de boire. »
À partir de ces fonctions, il nous semble possible d’amorcer une réflexion sur la prévention. Pour cela, dissocier les usages de PSA de l’addiction est une nécessité, sans pour autant dispenser d’interroger le passage du simple recours à la dépendance. De fait, lorsque l’on passe de la consommation à l’addiction, la fonction des usages est modifiée : il s’agit alors de satisfaire des besoins personnels liés au manque et moins surmonter les contraintes et continuer à « bien » travailler.
Notre objectif vise à encourager une prévention ne clôturant pas le problème dans la faute ou la sanction, comme peut le faire le dépistage des drogues, encore moins dans la maladie individuelle, comme le suggère l’approche par les addictions. Proposer une alternative à la médicalisation des questions sociales implique d’ancrer la prévention dans l’analyse fine et située du travail et des usages des produits.
Renaud Crespin est chargé de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po (CSO). Ses travaux articulent trois perspectives d’analyse : la sociologie de l’action publique, celle des sciences et des techniques et celle du travail. Ses recherches interrogent les processus de rationalisation de l’action publique dans les domaines de la santé et de l’environnement. Il y compare les processus d’instrumentation des politiques de prévention dans différents espaces d’activités. Il étudie aussi le rôle des expertises technicoscientifiques dans la construction des questions publiques de santé notamment environnementale.
Bibliographie complémentaire
Notes[+]
↑1 | Villermé, L. R. (1986). Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (2 volumes, 1840). Réédition sous le titre Tableaux de l’état physique et moral des salariés en France. Paris : La Découverte. |
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↑2 | Ces enquêtes ont été principalement menées avec Dominique Lhuilier et Gladys Lutz dans le cadre du projet de recherche PREVDROG-Pro financé par la Mildeca et l’INCA (2011-2014) puis poursuivies dans le projet SURIPI financé par l’ANSES (2016-2021). |
↑3 | Crespin, R. (2015). Le sens des mesures. Usages et circulation des chiffres dans la définition du problème public des drogues au travail. Psychotropes. |
↑4 | CRESPIN, Renaud, LHUILIER, Dominique, et LUTZ, Gladys, Se doper pour travailler, Toulouse, Érès, 2017. |