Dans son dernier ouvrage, Street Art and Democracy in Latin America (Palgrave Macmillan, 2020), Olivier Dabène, chercheur au CERI, réputé pour ses analyses de la vie politique latino-américaine, nous incite à découvrir un grand nombre d’oeuvres ornant les murs de cinq métropoles du continent. Nous fournissant les clés pour en déceler les messages, il nous ouvre aussi à leur signification en tant qu’actes démocratiques en s’appuyant sur les entretiens qu’il a conduit avec des artistes et…des policiers. Interview.
Olivier Dabène: A l’origine de ce projet, il y a un séjour à São Paulo, au Brésil, entre 2000 et 2002. A l’époque, je m’intéressais surtout à la démocratie telle qu’elle pouvait fonctionner au niveau local dans des contextes difficiles, comme des niveaux de violence élevés et des inégalités dramatiques. C’est au cours de mon enquête dans les quartiers les plus défavorisés de la ville que j’ai découvert une créativité fascinante. J’ai commencé à étudier la manière dont certains groupes d’exclus se servaient de l’art comme expression de leur frustration et comme accès et contribution au débat public. J’ai traité ce que m’avait inspiré le a rap et la littérature dite marginale dans un livre (Exclusion et politique à São Paulo. Les outsiders de la démocratie au Brésil, paru 2006 chez Karthala) mais j’y avais laissé les autres formes d’expression artistique politiques intéressantes au second plan. Après dix années passées à explorer d’autres sujets, ma fascination pour la culture urbaine a repris le dessus et j’ai entamé une recherche comparative sur le street art et la démocratie.
O.D : Il y a deux arguments principaux. D’abord, lorsque les artistes envahissent l’espace public pour exprimer leur rage et pour faire connaître et diffuser leurs revendications ou leurs points de vue, ils contribuent à une prise de conscience du public et demandent des comptes aux autorités.
Ils peuvent également interagir avec leurs voisins et contribuer au resserrement de liens communautaires. En conséquence, et tel est mon argument, ils se comportent en citoyens urbains et encouragent une démocratie délibérative de rue et ce, même s’ils violent la loi régulièrement. Ensuite, le street art révèle la manière dont l’espace public est gouverné. Lorsque les autorités locales tentent de contenir, de réguler, et de surveiller – voire de réprimer – les invasions de l’espace public, ils peuvent atteindre leurs objectifs de façon démocratique si au lieu de pénaliser l’activité ils entament un dialogue avec les artistes et tentent d’aboutir à une forme d’entente fondée sur la conception de la ville comme un commun.
O.D : J’ai conduit 63 entretiens dans cinq villes latino-américaines afin de collecter des données empiriques et réaliser des études de cas approfondies de chacune de ces villes. J’ai choisi les cinq municipalités en fonction de leur distance par rapport à un idéal-type démocratique qui s’appuie sur deux éléments qui se chevauchent et se nourrissent mutuellement : des artistes citoyens urbains qui renforcent la démocratie depuis la rue et des autorités désireuses de délibérer à propos de l’usage des espaces publics et d’encourager la gouvernance urbaine collaborative. Mon cas « repère » était Bogota (en Colombie), puis il y a eu São Paulo (Brésil), Valparaíso (Chili), Oaxaca (Mexique) et La Havane (Cuba).
O.D : Le fait de violer la loi est un acte de défiance qui porte un sens politique. La plupart des artistes que j’ai interrogés m’ont expliqué qu’ils avaient un message à transmettre et qu’ils avaient choisi de le faire en intervenant sur un mur, même s’ils prenaient le risque d’être arrêtés ! Pour moi, les street artists sont des citoyens urbains si et/ou quand ils expriment publiquement des sujets de préoccupation communs. La légalité n’est pas un critère. J’admets volontiers que c’est une posture dont on peut débattre mais je mets délibérément l’accent sur ce qu’on appelle communément l’empowerment, c’est-à-dire dans le cas précis la capacité des groupes défavorisés à accéder au demos. Pour moi, la démocratie délibérative peut bien s’accommoder de quelques expressions illégales.
O.D : Il suffit d’observer les murs des villes pour savoir si les municipalités sont disposées à tolérer ou même à encourager certaines formes de street art ou si au contraire, elles ne le sont pas et se précipitent pour repeindre les murs. En allant un peu plus loin, on observe différents types d’interactions entre les artistes et les autorités. J’ai été particulièrement intéressé par la gouvernance coopérative, lorsque les artistes et les autorités ouvrent un espace de délibération et tentent de trouver un terrain d’entente, se mettent d’accord sur certaines règles inspirées de la conception de la ville comme appartenant à tous.
O.D : Je savais à l’avance que les artistes que j’allais rencontrer avaient de nombreuses histoires à me raconter sur le politique mais cette recherche de terrain m’a apporté plus que ce que j’avais espéré. Les artistes de La Havane, bravant les interdits pour intervenir sur les murs du centre-ville par exemple. Je ne m’attendais pas à trouver autant d’artistes s’exprimant publiquement à Cuba.
O.D : Oui, voici trois exemples qui illustrent bien ce que je veux montrer dans mon livre, à savoir que le street art contribue à la formation de l’opinion et ainsi, à la démocratie délibérative.
* Pochoir à La Havane (Cuba), montrant le profil de Fidel Castro
Je suis tombé sur ce pochoir à La Havane (Cuba), montrant le profil de Fidel Castro au-dessus d’une forme arithmétique simple : 90+. Pour certains, le message aura été un rappel de l’âge avancé de leur líder máximo tant aimé, une inquiétude transformée en peine et en nostalgie après sa mort en 2017. D’autres, probablement silencieux, y voyaient un rappel du fait – regrettable – que l’homme avait dirigé le pays pendant si longtemps, et même depuis son lit de malade pendant les dernières années. Qu’il s’agisse d’un hommage ou d’une critique, il n’y a aucun moyen de savoir a priori ce que l’artiste a voulu dire, mais il y a toutes les raisons de penser que tout le monde s’est senti concerné et s’est trouvé conforté dans son opinion.
* Imaginez San José sans barreaux aux fenêtres
A San José (Costa Rica), j’ai pu rencontrer l’artiste Yamil de la Paz García, auteur d’un pochoir disant « Imaginez San José sans barreaux aux fenêtres ». L’injonction de Yamil à imaginer une ville différente sonne comme un défi posé aux habitants habitués à naviguer dans un environnement perçu comme hostile. Yamil n’essaie clairement pas d’imposer sa propre opinion, et c’est là qu’il se comporte en citoyen urbain : il invite ses concitoyens à reconsidérer leurs perceptions de la ville, à participer à des débats publics sur l’insécurité et à se faire leur propre opinion. Dans une certaine mesure, cette invitation à « imaginer » est neutre en ce qu’elle laisse la liberté à l’interprétation : il s’agit soit d’une évocation d’une époque dorée où il y avait une plus grande sociabilité dans les rues et les quartiers ou soit à l’inverse d’un futur cauchemardesque où les habitants seraient incapables de se protéger de la petite criminalité.
* Le travail de Lapiztola à Oaxaca
Je suis très admiratif du travail de Lapiztola à Oaxaca (Mexique), un crew composé de deux artistes, Rosario et Roberto. Cette photographie est très emblématique de leur œuvre, qui comprend toujours plusieurs sens à partir de symboles et d’une attention particulière portée aux détails. Le pochoir représente une enfant indigène chassant un cochon, et sa mère qui l’observe – par nécessité de trouver à manger ? L’œuvre est en fait bien plus complexe que cette première impression.
En réalité, la jeune fille essaie de tatouer le cochon, évoquant ainsi une marque de la propriété privée, comme les propriétaires terriens le font avec leur bétail.
L’observation des détails nous montre cependant que la fillette elle-même porte des tatouages au bras droit. L’un dit « Union et force », l’autre représente un oiseau accompagné du mot « Libre ». Le porc a également deux tatouages : une aile et une fleur, dénommées avec ironie « Viva la vida » et l’autre représentant l’œil de la Providence. Le cochon porte plusieurs marques de blessures, que l’on pourrait interpréter comme des tentatives de tatouages ratées.
Propos recueillis et traduits par Miriam Périer, CERI
Professeur de science politique et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), Olivier Dabène consacre ses travaux à l’état de la démocratie et à l’intégration régionale en Amérique latine. Professeur invité dans de nombreuses universités latino-américaines, Olivier. Dabène est Président de l’Observatoire Politique de l’Amérique Latine et des Caraïbes (OPALC) du CERI.