Pour aller plus loin
Bernard Reber – « Garder ouverte la question de la technique pour penser l’éthique environnementale« , Eco-ethica, 2016
par Bernard Reber
directeur de recherche CNRS au CEVIPOF
Cogitate simul et pariter Orbem aurait pu être un slogan dans la langue internationale d’antan, le latin, pour entraîner non simplement à faire, comme la fameuse et bienvenue injonction présidentielle « Make our planet great again ! » y incitait, mais aussi à penser.
Langue du titre de cette revue, Cogito, le latin a ici d’autres avantages.
Orbis indique à la fois le globe terrestre et l’étendue de toutes nos connaissances. Quintilien, rhéteur et pédagogue du Ier siècle, l’utilisait pour évoquer l’ensemble de nos connaissances. Cicéron, orateur qui vécut quelques années plus tôt, écrivait Terrarum orbis pour désigner à la fois notre planète et ce qui existe dans le temps et l’espace.
Simul et pariter peuvent être traduits par « en même temps », que les journalistes semblent découvrir avec étonnement dans la bouche d’Emmanuel Macron, alors que c’est le premier pas de tout jugement moral et politique qui prend au sérieux l’exigence du pluralisme dans nos sociétés. Il souligne aussi la nécessité de tenir compte des positions, des avis ou des justifications pour aboutir à un jugement équilibré. Nous avons même deux « en même temps », au moins, à honorer : 1. réfléchir et agir tous ensemble et 2. en traitant de manière égale les contributions visant à résoudre les enjeux environnementaux
Nous retrouvons un écho de ces « en même temps » et du slogan du Président français visant surtout les enjeux climatiques, avec la notion de Responsabilités communes mais différenciées (Common but differenciated responsibilities) qui structurent les négociations internationales sur le climat. Selon les acteurs ou les États, les responsabilités dans la cause du problème et les capacités d’atténuer les effets ou la réduction des gaz à effet de serre ne sont pas toutes les mêmes. De plus elles obéissent à différentes sortes de justice, rétributive pour l’atténuation et correctrice pour la diminution. Or, il faut non seulement arriver à penser et faire en commun sur ces deux fronts, mais aussi être capable de mobiliser les savoirs pertinents pour notre planète, tous les savoirs pourrions-nous dire avec Quintilien.
C’est précisément l’enjeu et le passage à une gouvernance réflexive. Celle-ci n’est pas simplement un mode de régulation dans lequel un État et des acteurs non-étatiques participent à des réseaux politiques mixtes publics/privés. La gouvernance doit tendre à des objectifs normatifs* pour être bonne : efficacité, cohérence, participation accrue, transparence et surtout meilleur partage des responsabilités.
Toutefois la gouvernance réflexive doit être encore plus ambitieuse : elle est un processus expérimental qui transforme les rôles et les formes de productions normatives. L’interprétation innovante des normes vient modifier les comportements des acteurs impliqués, individuels ou institutionnels. Elle est donc dynamique. Et, au-delà des acteurs, elle doit convoquer, mettre ensemble et interroger les savoirs à toutes les échelles. En effet si ces savoirs sont mobilisés dans les discours, les communications interinstitutionnelles et les travaux de recherche, ils le sont sans que les liens nécessaires soient faits entre eux. Un beau programme pour une fertilisation des humanités environnementales et politiques serait d’établir ces liens. La philosophie peut offrir sa contribution sur les plans des sciences (épistémologie), de l’éthique et de la politique, mais surtout faire la navette entre eux.
Il arrive souvent qu’on divise le travail entre prédictions scientifiques et décisions sur la base d’un partage entre la part dévolue aux sciences du climat et de l’énergie d’une part, et d’autre part celle dévolue à l’éthique, la politique et l’économie, comprenant les justifications des choix éthiques de cette dernière. Pourtant il faut penser en même temps. Malgré la complexité des phénomènes à étudier, un large consensus est apparu pour décrire l’état du climat et esquisser des scénarios de transition. Or, cette question qui se présente comme une expérience grandeur réelle avec un seul essai et un seul « laboratoire », notre planète, pourrait se résumer à l’interrogation suivante : Comment décider ensemble, avec en même temps des évaluations scientifiques et éthiques, leurs pluralismes respectifs et leurs conditions d’incertitudes, dans le cadre de délibérations collectives ?
Cette question se pose également pour conduire les réflexions portant sur le développement durable, ou encore à l’occasion de consultations sur des technologies controversées comme les États généraux de la bioéthique.
Deux autres questions complémentaires sont actuellement à l’étude via un projet de recherche conduit par Sciences Po et l’Université de Columbia, Science-based Policy and democratic Deliberation : The climate Case (2018-2019) :
On peut se demander quelle est la grandeur de la planète dans le « great again » du célèbre slogan macronien. Il ne s’agit sans doute pas de la grandeur de la terre, ni du seul souci de protection ou d’un retour à un Âge d’or ou un jardin d’Eden. Il faut penser la planète en grand. Le slogan doit donc être au moins accompagné d’un « Think our planet great again ! », pour pouvoir le faire. D’ailleurs l’appel s’adressait avant tout aux chercheurs. Il faut encore penser ensemble recherches et décisions simul et pariter, avec un partage des responsabilités comprises comme capacités, le plus responsable possible.
Le célèbre “Cogito” cartésien a surgi en pleine querelle sur la structure physique du monde, dans l’affrontement des deux modèles : l’un centré sur la terre, l’autre sur le soleil. L’activité solaire à présent couplée avec les activités industrielles configure autrement le problème qui n’est plus simplement le passé de la terre et sa place dans l’univers, mais notre histoire future avec elle. Il ne faudrait pas que cogitate devienne un impératif futur, un mode et un temps latin qui pourrait se traduire par : « Pensez plus tard…. ». Ce serait trop tard.
Philosophe, Bernard Reber, directeur de recherche CNRS au CEVIPOF, étudie des questions comme celle du climat avec les ressources de la philosophie politique, morale et des sciences. Il se penche notamment sur les problèmes du pluralisme, de la responsabilité, de la délibération et de l’argumentation, de l’évaluation, de la gouvernance et du design institutionnel, ainsi que de l’éthique de l’environnement et des technologies controversées. Il les aborde avec le souci d’une discussion entre philosophie et sciences sociales, sciences de la nature et de l’ingénieur.
*Les «sciences normatives» dégagent des lois et des principes permettant de «juger» de la valeur d’une connaissance, de la moralité d’une action ou de la beauté d’une œuvre. Elles se prononcent sur ce qui doit être alors que les autres sciences décrivent ce qui est et qui arrivera (avec plus ou moins de certitude).
Pour aller plus loin
Bernard Reber – « Garder ouverte la question de la technique pour penser l’éthique environnementale« , Eco-ethica, 2016
Bernard Reber – « Sens des responsabilités dans la gouvernance climatique. » Revue de métaphysique et de morale; 2016