Chacun d’entre nous est conscient du fait que les personnes en situation de handicap rencontrent d’importantes difficultés sur le marché du travail, mais nous les sous-estimons. Et si de nombreux dispositifs inclusifs sont mis en place, force est de constater que l’on peut mieux faire Comment ? C’est cette question qui a été à l’origine de l’ouvrage Handicap et travail (Presses de Sciences Po) entrepris par Anne Revillard, chercheuse à l’Observatoire sociologique du changement (OSC) et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP).
Pour y répondre, elle a tout d’abord considéré qu’avant d’inventer de nouvelles politiques, il fallait bien connaître celles qui existent. Ce qui permet notamment d’identifier leurs angles morts, comme par exemple, celui de la qualité des emplois.
Il s’agissait de répondre à une demande de la chaire « Sécurisation des parcours professionnels »* à Sciences Po, qui souhaitait disposer d’un état des lieux sur la question du handicap au travail, et plus particulièrement des recherches qui y sont consacrées. Mon approche a été interdisciplinaire en considérant les travaux en sociologie, en économie, en droit, en psychologie sociale, en histoire et en science politique.
Mais il était hors de question que ce travail reste confidentiel. Avec une petite équipe**, nous nous sommes d’emblée placés dans une démarche de diffusion accessible à un large public, et nous avons créé un site internet qui met à disposition des fiches de lecture synthétiques rédigées en français à partir de la littérature scientifique internationale. Cinq grandes thématiques ont été privilégiées : discriminations, insertion professionnelle, expérience du handicap au travail, maintien en emploi, travail protégé et emploi accompagné.
Oui, le constat que je dresse dans cet ouvrage est celui d’une double marginalité des personnes handicapées, par rapport à l’emploi et dans l’emploi. Marginalité par rapport à l’emploi, d’abord, avec les forts taux d’inactivité et de chômage que vous mentionnez : à comparer avec ceux de la population générale (64% d’actifs et 10% de chômeurs). Il faut ajouter que parmi les chômeurs, ces personnes constituent un public en moyenne plus âgé, moins qualifié, et plus touché par le chômage de longue durée. Marginalité dans l’emploi, ensuite : la population handicapée en emploi est moins diplômée que l’ensemble de la population, et occupe plus souvent des postes moins qualifiés, moins prestigieux et moins rémunérateurs ; elle travaille plus souvent à temps partiel.
C’est effectivement une question épineuse. La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées définit le handicap comme « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant » (art. 1). Au-delà de cette définition juridique, la caractérisation du handicap fait l’objet de nombreux débats qui ont des implications importantes pour l’action publique : par exemple, doit-on plutôt l’envisager comme délimitant une catégorie séparée de la population ou bien comme un continuum, une variation du fonctionnement humain entre handicap et validité ? Dans tous les cas, et notamment quand on réfléchit en terme de politiques de l’emploi, il est essentiel de garder à l’esprit la grande diversité des situations de handicap : selon les types de handicap, selon qu’il est visible ou non, selon son moment de survenue, etc.
Un des problèmes est que l’on fait face à une action publique faite d’une sédimentation de dispositifs aux orientations parfois contradictoires, avec une multiplicité d’acteurs… Complexes à appréhender, ces politiques manquent cruellement d’évaluation : on est bien en peine, aujourd’hui, d’identifier ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Une politique aussi centrale que l’obligation d’emploi, avec le quota de 6% de travailleurs handicapés, n’a jamais fait l’objet d’une évaluation d’impact systématique.
Dans l’attente d’évaluations précises, on peut déjà tirer quelques leçons des travaux existants.. Tout d’abord, parce que les obstacles à l’emploi se situent à la fois du côté de la demande et de l’offre, il faut maintenir des interventions sur ces deux volets : formation et accompagnement vers l’emploi d’un côté, engagement des employeurs de l’autre. Ensuite, du côté de l’offre, le recul dont on dispose sur la mise en œuvre du droit de la non-discrimination dans des pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, montre qu’il ne suffit pas d’interdire les discriminations pour y mettre fin. Des politiques plus interventionnistes sont nécessaires. Dans cette optique, la tradition française d’une politique volontariste en direction des employeurs constitue un atout, mais elle doit être mieux évaluée pour cerner comment en faire un outil plus efficace.
Il est frappant de voir, par exemple, que la question de la promotion professionnelle est tout simplement absente de l’action publique et de la plupart des recherches : il y a là un impensé particulièrement révélateur de la façon dont on se pose ou plutôt dont on ne se pose pas la question du handicap au travail. Tout se passe comme si le simple fait d’avoir un emploi était une réponse suffisante. Mais quid de la satisfaction au travail et des possibilités de progression professionnelle ? Ces questions doivent, à mon sens, intégrer le périmètre des questionnements et de l’action publique.
La question du handicap est effectivement une question qu’on aborde beaucoup à partir du prisme des représentations. Sans vouloir nier l’importance de cet enjeu (les stéréotypes sont un obstacle majeur à l’accès et au maintien en emploi des personnes handicapées), il faut veiller à ce que la rhétorique du « changement de regard » ne détourne pas le regard, justement, des changements plus structurels, parfois très matériels, qui sont nécessaires : mise en accessibilité, définition de procédures claires en matière d’octroi et de suivi des aménagements, souplesse dans l’organisation spatio-temporelle du travail pour tou.te.s… A l’instar des transformations nécessaires pour lutter contre les inégalités de genre, la « normalisation » du handicap au travail appelle une transformation en profondeur des normes organisationnelles.
Propos recueillis par Bernard Cornimboeuf, OSC
* La chaire est gérée par une fondation reconnue d’utilité publique, La Fondation du risque. Elle associe des chercheurs de Sciences Po et du Groupe des Écoles Nationales d’Économie et Statistique de l’Insee. Yann Algan et Pierre Cahuc en assurent la direction scientifique. Sa mission est d’identifier et de mesurer les conditions d’efficacité des politiques de régulation, grâce à des approches pluridisciplinaires. De nombreux partenaires soutiennent son action, comme Pôle emploi, l’Unédic ou Randstad.
** Célia Bouchet et Mathéa Boudinet ont travaillé comme assistantes de recherche sur ce projet. Bernard Corminboeuf, Edouard Crocq et Andreana Khristova ont apporté un appui à la valorisation scientifique.
Anne Revillard est professeure associée en sociologie à Sciences Po, OSC et LIEPP. Elle étudie la façon dont les systèmes d'inégalités liés au genre et au handicap se transforment en interaction avec les politiques publiques qui les visent.
Revillard Anne, Handicap et travail . Presses de Sciences Po, mai 2019. En ligne sur CAIRN.