Certains candidats à la magistrature présidentielle en appellent à une diminution massive du nombre de fonctionnaires. Ils ne sont pas assez rentables. Cette conviction n’a rien d’innovant. Elle a même une très longue histoire mais pas forcément celle que l’on croit. C’est en suivant son parcours sinueux sur plus de deux siècles qu’Émilien Ruiz en a dessiné la variété des facettes, qu’il vient de dévoiler dans son ouvrage : Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle) (Fayard, 2021). Entretien.
Émilien Ruiz : Même s’il y aurait matière à écrire un livre entier sur les discours et politiques d’économies, fustigeant une supposée pléthore de fonctionnaires depuis vingt ans, il faut souligner que cette dénonciation est très ancienne. On peut la faire remonter au XIXe siècle, voire à la Révolution française. Je pense par exemple à Saint-Just, révolutionnaire de premier plan, accusant « 20 mille sots » de corrompre la République.
Ce n’est pas pour autant un simple réflexe d’historien pour qui tout est toujours plus ancien qu’il n’y paraît. Mon ouvrage est bien plus guidé par la volonté d’offrir une mise en perspective que par une quête illusoire des origines. Il s’agit de mieux comprendre notre présent. Le premier apport de cette démarche est de proposer de quoi saisir la spécificité des discours et propositions politiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ; en particulier à l’approche de la prochaine élection présidentielle.
É.R : Loin de là. La question budgétaire a, certes, toujours été présente. Les libéraux du XIXe siècle étaient déjà attachés à une gestion parcimonieuse des deniers publics. Désormais présentées comme relevant de la pure technique, d’une sorte de bon sens budgétaire apolitique, les attaques contre le nombre des fonctionnaires ont toutefois longtemps été déconnectées de la situation des finances publiques.
Il en va ainsi de l’économiste libéral Gustave de Molinari qui dénonçait le nombre des fonctionnaires dans le Journal des économistes en 1907. Sa cible était alors le tout jeune ministère du Travail, qui employait à peine plus de quatre cents personnes. Pour lui, le véritable problème était la prétention de l’État à réguler la relation entre patronat et ouvriers. Vingt ans plus tôt, dans la Revue des deux mondes en 1888, l’essayiste Georges d’Avenel utilisait un argumentaire d’apparence libérale pour dénoncer le « fonctionnarisme » qui découlerait de l’intervention de l’État dans le domaine éducatif. Mais pour ce vicomte nostalgique de la monarchie, la véritable cible était le régime républicain. Dans un contexte très différent, la même logique animait Pierre-Étienne Flandin. L’éphémère vice-président du Conseil du régime de Vichy fustigeait, dans une revue d’extrême droite en 1949, le nombre de ceux qui étaient devenus, selon lui, les « rois du système » depuis le rétablissement de la République.
On retrouve votre question précédente : le deuxième apport d’une perspective de longue durée c’est qu’à travers l’histoire de la fonction publique ce livre propose une nouvelle lecture de l’histoire sociale et politique de la France contemporaine.
É.R : Oui, on a tendance à associer aujourd’hui plus volontiers la gauche à la défense des effectifs et du statut de la fonction publique ; tandis que la droite serait plus favorable aux politiques d’économie et à la dénonciation des privilèges des fonctionnaires. Or, il n’en a pas toujours été ainsi. La gauche gouvernementale ou parlementaire, qu’elle soit communiste, socialiste ou radicale, a toujours été accusée de promouvoir l’étatisme mais elle a aussi longtemps participé à la dénonciation politique du nombre des agents de l’État.
Cela peut paraître surprenant mais dans les années qui suivirent la Libération, au pouvoir ou dans l’opposition, les communistes ont apporté un soutien systématique aux compressions de personnels. Fin décembre 1947, alors que les ministres communistes avaient été exclus du gouvernement, le député du Parti communiste français du département de la Seine, Jacques Duclos continuait, au nom du groupe communiste à l’Assemblée, de le soutenir sur ce terrain. Il appelait même à « du spectaculaire ». Ici encore, des arguments budgétaires furent avancés. Les mêmes que ceux exprimés par des présidents du Conseil de droite (Raymond Poincaré) et de gauche (Édouard Herriot) dans les années 1920 : pour mieux payer les fonctionnaires il fallait en réduire le nombre.
Il ne faut pas pour autant y voir des précurseurs de la révision générale des politiques publiques (RGPP) voulue par Nicolas Sarkozy dans les années 2000. D’abord parce que, dans les années 1920 comme dans les années 1940, on augmenta vraiment les traitements. Au regard de l’inflation, c’était insuffisant. Mais l’effort réalisé fut sans commune mesure avec les politiques qui, depuis 2010, reposent sur le gel du point d’indice. Ensuite, et surtout, parce que les gouvernements et parlementaires qui firent des économies une priorité de l’après-guerre étaient motivés par la volonté de se débarrasser des agents recrutés par Vichy.
É.R : Sans aucun doute : la crainte de Saint-Just en 1793, c’est déjà celle d’une confiscation de la démocratie par la bureaucratie. À chaque changement de régime, la présence d’agents recrutés sous les précédents génère des inquiétudes. En 1885, Charles Beauquier, alors député radical-socialiste, dénonce ainsi dans la Revue socialiste le « favoritisme », le « népotisme », ainsi que la présence dans les administrations de « couches géologiques » de « fonctionnaires appartenant à tous les régimes ». Pour lui, la présence de ces « parasites » expliquait les difficultés des ministres à faire appliquer leurs décisions. Cela explique le recours aux épurations tout au long du XIXe siècle ainsi que la montée en puissance des débats sur le statut des fonctionnaire au tournant du XXe siècle.
L’idée d’un statut est d’abord née d’une volonté de mise au pas : donner des garanties contre l’arbitraire mais surtout interdire toute grève et affiliation syndicale. Logiquement, les agents furent longtemps opposés au statut. Celui qui fut voté à l’unanimité en 1946, puis renforcé en 1983, s’inscrit dans une autre logique : celle du « fonctionnaire citoyen ». Des obligations, telle que l’obéissance hiérarchique, permettent d’assurer la continuité de l’État et des services publics ; tandis que des droits, tel que l’avancement à l’ancienneté, protègent les fonctionnaires de l’arbitraire hiérarchique et politique.
Les concours d’accès aux emplois administratifs se sont aussi progressivement imposés comme une réponse aux accusations, longtemps fondées, de népotisme. Le recrutement sur la base des compétences et les garanties de carrières permirent de dissocier la question de la docilité politique du maintien dans la fonction publique. Dans cette perspective, ce n’est plus une loyauté envers les chefs qui est attendue. L’article 28 de la loi du 13 juillet 1983 en témoigne : le devoir d’obéissance ne s’applique pas si « l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». C’est à celui-ci que les fonctionnaires doivent être loyaux en dernier ressort. Certes, il subsiste des exceptions : les préfets et les recteurs ont, par exemple, un rôle politique au service du gouvernement. Mais en cas de désaccord, présumé ou constaté, la séparation du grade et de l’emploi, disposition essentielle du statut, permet de congédier des personnes sans les exclure de la fonction publique. « Limoger » un préfet, ce n’est pas le licencier.
Ici encore, l’approche de longue durée a une vertu : celle de montrer que les principes garantissant à la fois l’indépendance des fonctionnaires et la bonne marche des services publics sont relativement récents. Cette logique statutaire a mis quarante ans à s’imposer au fil des années 1950 à 1980. Cela permet de nuancer les discours sur leur archaïsme. Ce retour historique permet aussi de souligner les limites de ces principes. Je le montre notamment avec les obstacles à la féminisation et la persistance d’inégalités d’accès à certains emplois, de traitements ou de perspectives de carrières.
É.R : La dénonciation des fonctionnaires est consubstantielle à l’existence d’une fonction publique. Ce qui rend notre époque un peu particulière, c’est d’abord la dépolitisation que j’évoquais plus tôt. Au cours des vingt dernières années, tous les gouvernements ont mis en œuvre des politiques de réduction ou de stabilisation des effectifs sur la base d’un discours purement budgétaire.
Ce n’est pas l’affirmation d’une nécessaire maîtrise des dépenses publiques qui est nouvelle ; pas plus que ne le sont les discours sur l’efficacité, l’efficience ou la productivité des services. Ce qui semble avoir radicalement changé, c’est que de tels objectifs semblent se suffire à eux-mêmes. Ils ne sont plus mobilisés au service d’une vision explicite de l’État. Dans les années 1980 par exemple, la question budgétaire était très prégnante, mais elle était présentée et assumée comme le fruit d’une vision socialiste ou libérale des services publics. Les choses changent au cours de la décennie suivante :
en 1996 le Premier ministre (RPR) Alain Juppé parle de la « mauvaise graisse » dans la fonction publique tandis que l’année suivante le ministre de l’Éducation nationale (PS) Claude Allègre entend « dégraisser le mammouth ». Depuis, avec la mise en œuvre des réductions des années 2000, les promoteurs des coupes sombres ne semblent plus habités par une vision politique de l’État.
De même, les contournements du statut sont nés avec lui. Dès 1949, Marcel Waline, professeur de droit public, dénonçait le recrutement d’auxiliaires sur des emplois permanents comme un dévoiement du modèle de fonction publique que le statut visait à installer. Comme je le montre, la croissance de l’État est toujours passée par celle du nombre de contractuels. Après la Grande Guerre, certaines nouvelles administrations emploient même principalement des auxiliaires : jusqu’à 99,5 % pour le ministère du Ravitaillement en 1921. Mais elles étaient alors pensées d’emblée comme temporaires. Or, on recrute désormais majoritairement des non-titulaires, y compris sur des emplois permanents, tandis que le nombre des fonctionnaires diminue. D’après l’édition 2021 du rapport annuel sur la fonction publique, la proportion de contractuels dans les trois versants (État, territorial et hospitalier) est passée de 16,8 % à 20 % entre 2009 et 2019. La loi de transformation de la fonction publique de 2019 a fait sauter les derniers obstacles juridiques aux recrutements de contractuels à tous niveaux de responsabilité : le statut n’a pas été supprimé, mais l’idée qu’il ne doive plus être la norme semble bel et bien actée.
É.R : Le but n’est pas de convaincre les personnes qui me liront qu’il y aurait « trop » ou « pas assez » de fonctionnaires. J’ai bien sûr un avis sur la question et j’assume avoir écrit un livre engagé. D’abord, pour une meilleure prise en compte des recherches en sciences sociales dans les politiques de la fonction publique. Le comité « action publique 2022 » a illustré jusqu’à la caricature les œillères gouvernementales et administratives : non seulement aucun spécialiste issu des sciences sociales ne figurait parmi les membres, mais aucun n’a été auditionné. Ensuite, pour une sorte de retour à la raison démocratique. L’obsession budgétaire fait perdre de vue le lien entre le nombre des agents et ce que la société attend des institutions publiques qui les emploient. Au-delà des envolées lyriques sur la débureaucratisation, des discours abstraits sur les privilèges et les stéréotypes caricaturaux, nous devrions nous interroger collectivement sur les services publics que nous voulons. Il s’agit, en somme, de refaire de la fonction publique un objet historique et politique.
Propos recueillis par Carole Gautier, Centre d’histoire
Émilien Ruiz est Assistant Professor au Centre d’histoire. Ses recherches portent principalement sur les relations entre savoirs et pouvoirs depuis la fin du XIXe siècle. Dans cette perspective, il s’intéresse aux transformations de l’État et de la fonction publique ; aux pratiques de quantifications aux frontières du public et du privé ; et à la circulation des savoirs statistiques entre mondes savants, économiques et administratifs.