Les dimensions sociales, donc politiques, du deuil sont rarement abordées, alors même que la mort est un objet de plus en plus présent dans le débat public, via les questions de fin de vie. Comment les politiques du deuil se construisent-elles ? Quels sont les enjeux et les clivages qui se cristallisent autour de cette épreuve ? C’est à ces questions sensibles que Camille Collin, doctorante au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) consacre ses travaux. Tiré de ces derniers, son article « De l’expérience personnelle à une catégorie de l’action publique : les endeuillés dans les débats » lui a valu de recevoir le second prix « Jeunes chercheurs » décerné par la Caisse nationale des Allocations familiales (Cnaf) et permis de le publier dans la Revue des politiques sociales et familiales.
En sciences sociales, beaucoup de recherches sur les morts abordent des cas dits « problématiques », très singuliers, et généralement violents, comme ceux des victimes de guerre ou des morts par migration. Dans ces situations, l’État doit mettre en place des politiques publiques et des dispositifs ad hoc pour gérer la présence des corps morts.
Dans ma recherche, je prends le contrepied de cette approche. J’étudie des morts que l’on dit « ordinaires », ces morts qui arrivent quotidiennement, en très grande majorité à l’hôpital, et qui sont prises en charge par des politiques pérennes, comme la politique funéraire ou la politique de santé. En France, cette question représente en effet une responsabilité historique de l’État moderne : nos cimetières sont publics et laïcs depuis 1904, et ce que nous devons faire quand advient un décès est précisément encadré par les politiques publiques. N’importe qui ne peut pas nettoyer un corps mort, le déplacer ou l’inhumer par exemple. Ces responsabilités incombent à des professions distinctes et encadrées. Nous ne pouvons pas non plus faire ce que nous voulons pour nos obsèques : par exemple, en France, il est interdit de conserver les cendres d’une personne dans un domicile privé, comme c’est le cas en Angleterre, en Suède ou encore en Suisse. Il n’est pas non plus possible d’avoir recours à l’humusation, cette technique de transformation des cadavres en compost qui existe aux États-Unis ou en Belgique, ou la cryogénisation. Toutes ces actions sont encadrées par les politiques publiques.
En France, la mort est un sujet de débat historique au Parlement. Dès la fin du 19e siècle, la question des enterrements civils puis de la laïcisation des cimetières ont longuement été débattues. Aujourd’hui encore, le Parlement occupe une place particulière dans la définition des politiques publiques en matière de mort. Une proposition de loi, adoptée en 2008, a par exemple mené à étendre le principe de dignité aux corps morts, sous toutes leurs formes, même les cendres. C’est cette même proposition qui a mené à l’interdit de conserver les urnes dans le domicile privé. Étudier les débats menant à l’adoption de certaines lois permet donc de mieux comprendre comment nos élus politisent ce problème si singulier, en particulier lorsqu’il s’agit de définir ce qu’il faut faire des corps défunts. Dans ma thèse, je m’intéresse surtout aux moments où nos élus sont en désaccord : on comprend alors que la mort ne fait pas consensus, et qu’il existe des représentations très contradictoires de ce qui constitue une « bonne » ou une « mauvaise » mort. Il en va de même pour ce qui est du deuil. Aborder ce sujet via les débats parlementaires permet de comprendre à quel point les désaccords sont importants à son propos !
Très souvent, on entend dire que le deuil n’est pas reconnu en politique, que ce sujet, comme tout ce qui touche à la mort, est un « tabou ». C’est notamment une critique qu’ont portée certaines associations lorsque l’Assemblée Nationale a rejeté la première proposition d’extension du congé de deuil de cinq à douze jours en cas de décès d’un enfant, en 2020.
En réalité, les choses sont plus compliquées. En France, un ensemble assez divers de politiques publiques traitent des problématiques liées au deuil, comme les funérailles ou les successions. Le problème que l’on rencontre, ce n’est donc pas un refus de parler du deuil, mais plutôt une représentation très fragmentée et partielle de cette problématique. Il suffit de regarder comment s’organise le droit au congé de deuil : tout d’abord, celui-ci n’est possible que pour la perte d’un membre de la famille (ascendants ou descendants, fratrie ou partenaires). On ne peut donc pas en bénéficier pour la perte d’une ou d’un ami proche, ou d’un autre membre de la famille plus éloignée. Plus généralement, selon le domaine d’action publique, les mots utilisés et les manières de définir le deuil sont très variables.
En fait, il n’y a pas de consensus sur ce que peut désigner le deuil d’un point de vue politique, et donc sur la nature des besoins que ce vécu spécifique peut engendrer. « Être en deuil », ce n’est ni une catégorie sociale ni un statut. Si la perte d’un proche est une épreuve universelle, elle recouvre des réalités et des vécus bien différents. C’est une première raison pour laquelle les parlementaires ont des difficultés à traduire cette réalité politiquement. Par exemple, quand ils ont débattu du congé de deuil, ils se sont rendu compte qu’ils n’étaient pas d’accord sur les bénéficiaires de ce congé : fallait-il accorder l’extension à douze jours seulement aux parents d’un enfant mineur, ou aussi aux parents d’un enfant majeur décédé ? De la même manière, il leur a été difficile de déterminer la durée idéale de ce congé : combien de jours doivent être accordés à des personnes qui affrontent la perte d’un enfant ? Et à quoi servent ces jours ? On se doute bien que même étendu à douze jours, un tel congé ne permet pas de se remettre d’une telle perte, si tant est qu’une telle possibilité existe. La question est alors de savoir si le congé doit servir uniquement à réaliser certaines démarches administratives, ou s’il doit aussi permettre de soutenir psychologiquement les personnes en deuil qui ressentent le besoin d’une pause avant le retour à la vie active.
Au-delà de ces difficultés à définir le deuil, la lecture des débats parlementaires montre que les élus sont souvent réticents à accorder certaines prérogatives aux personnes en deuil. C’est notamment le cas lorsqu’il faut choisir entre les volontés exprimées par la personne défunte et les souhaits exprimés par ses proches. C’est une question qui revient fréquemment lorsqu’il faut décider des manières de disposer du corps d’une personne défunte. Que faire lorsqu’un défunt avait exprimé sa préférence pour la crémation, mais que sa famille penche pour l’inhumation, ou alors lorsqu’une personne défunte était favorable au don de ses organes post-mortem, mais que certains membres de sa famille s’y opposent ? Dans ces cas-la, les parlementaires ont tendance à considérer « qu’être en deuil », ce n’est pas un motif suffisant pour avoir autorité sur ces décisions. Parfois, les élus vont même considérer que le deuil est incapacitant. Les émotions fortes sont souvent mal vues en politique, et certains élus utilisent cet argument pour considérer que le deuil n’est pas un moment propice pour prendre des décisions importantes.
Ce que j’ai cherché à montrer dans mon article, c’est que malgré toutes les difficultés que pose la catégorisation des endeuillés, les politiques publiques sont forcées de reconnaitre le deuil. Elles jouent un rôle très concret dans la façon dont nous vivons le deuil, parce qu’elles l’assortissent d’obligations et d’interdits.
J’ai pu faire ce constat grâce à la méthodologie adoptée dans ma thèse. En effet, dans mon travail, je n’étudie pas directement le deuil, mais plutôt les politiques qui décident ce que l’on peut faire, ou ne pas faire, du corps défunt. Or, les personnes en deuil sont systématiquement désignées par ces politiques. Cette perspective m’a permis de comprendre que l’on n’a pas besoin de définir le deuil « en substance » pour le faire entrer en politique. On peut le définir indirectement : par exemple, en France, les ascendants et descendants d’une personne défunte ont l’obligation d’organiser ses obsèques si celle-ci n’a pas anticipé l’entièreté de leur coût. Dans le cas du don de corps à la science, de nombreuses familles ont eu à prendre en charge certaines dépenses, comme le transport des corps. Les proches en deuil peuvent aussi constituer les témoins d’une volonté exprimée ante-mortem. Pour reprendre l’exemple du don d’organes, lorsque les équipes médicales n’ont aucune information sur les souhaits de la personne défunte, elles ont recours au témoignage des proches présents à l’hôpital pour s’assurer de ne pas agir contre les souhaits de la personne décédée.
Qu’elles soient contraintes juridiquement ou non, ces responsabilités participent de la réalité du deuil. Elles peuvent être source d’inquiétudes ou de vulnérabilités particulières. Par exemple, les proches en deuil sont les premiers touchés par des atteintes au corps des morts, comme ce qu’il s’est passé lorsque l’on a découvert le scandale du centre de Paris-Descartes, où les corps n’ont pas été conservés selon le respect des règles d’hygiène et de dignité humaine. Mais ces enjeux ne sont pas que psychologiques et moraux. Ils sont aussi matériels : il faut du temps, et des ressources, quand on est en deuil. C’est d’ailleurs l’une des raisons principales qui a motivé l’extension du congé de deuil pour le décès d’un enfant mineur : malgré leurs oppositions, les élus ont convenu que pour s’organiser après un décès, qu’il s’agisse des obsèques et des démarches administratives, il fallait plus que quelques jours. Lorsque l’on parle du deuil, on ne pense pas toujours d’emblée à ces questions matérielles, or elles sont cruciales.
Aborder le deuil comme réalité matérielle, cela nous permet de mieux comprendre comment se déploient les inégalités sociales et économiques après un décès. Or, force est de constater que beaucoup d’élus peinent à considérer cette problématique comme un sujet social à part entière, c’est-à-dire inscrit dans les rapports sociaux. Certes, le deuil touche en premier lieu nos intimités. Mais nous ne sommes pas toutes et tous égaux dans le deuil. Il y a des logiques sociales derrière ce vécu. Toutes les catégories ou classes sociales n’ont pas la même espérance de vie, par exemple. En moyenne, en France, les femmes vivent plus longtemps que les hommes, ce qui veut dire aussi qu’elles sont majoritairement concernées par les politiques de veuvage. Or la perte d’un proche peut avoir des conséquences matérielles importantes : cela peut vouloir dire que l’on perd un revenu conséquent pour la famille, ou que l’on doit quitter son logement, etc. Sans parler du coût même des obsèques. Pour les personnes les plus pauvres, ce coût (souvent imprévu) peut être une réelle source d’angoisse, voire d’exclusion. L’association ATD Quart Monde a fait un rapport très élaboré sur la question, et a notamment proposé que l’on mette en place un « panier de biens obsèques » destiné aux personnes dépourvues de ressources suffisantes pour assumer cette charge.
C’est une tension centrale dans la définition des politiques du deuil. D’un côté, elles doivent essayer autant que possible de penser les personnes en deuil comme une catégorie unifiée. Et en même temps, elles ne peuvent oublier de penser ces différences dans le deuil, sans quoi elles risquent de dépolitiser les inégalités qu’il engendre.
Camille Collin est doctorante au CEVIPOF en théorie politique. Le titre de sa thèse, dirigée par Astrid Von Busekist, est « Le gouvernement des morts ordinaires et ses “mondes” : pour une théorie politique du traitement des défunts ». Elle est titulaire d’une licence en science politique de l’Université Paris 8 et d’un master de théorie politique de Sciences Po.
Propos recueillis par Hélène Naudet, direction de la communication de Sciences Po