par Sabine Dullin
Le choc de la guerre en Ukraine révèle à quel point il existe un impérialisme et un colonialisme russes. Pourtant, dans bien des analyses de la guerre, persiste la petite musique d’une Russie qui serait innocente de tout impérialisme. N’est-ce pas plutôt la nation russe défendant son existence comme pendant la Grande Guerre patriotique ? N’est-ce pas plutôt Poutine, un leader non-aligné, qui se bat en Ukraine pour les mondes subalternes en lutte contre l’impérialisme américain ? Les faits sont bien souvent brouillés. Toutefois, la réalité crue de la guerre qui ravale la nation ukrainienne au rang d’objet de la politique internationale et témoigne d’un refus brutal de sa décolonisation n’échappe pas aux élites politiques des peuples non-russes qui habitent la Fédération de Russie. Dans la guerre émerge une prise de conscience du caractère colonial et impérial de la Russie avec à la clé, peut-être, une montée des revendications décoloniales.
En octobre 2022, différents mouvements autochtones représentant des peuples minoritaires de la Fédération de Russie s’adressent aux Nations Unies afin de dénoncer la guerre menée en Ukraine et demandent protection et aide pour ceux qui fuient la mobilisation(1)An Appeal from Representatives of the Republic of Sakha (Yakutia) to the United Nations Office of the High Commissioner for Human Rights (OHCHR) . S’affirmant otages de la Russie agressive et sa première chair à canon, ils dénoncent, en corolaire de la guerre en Ukraine, un ethnocide des minorités nationales sibériennes qui, parfois, ne se comptent qu’en milliers ou dizaine de milliers de personnes. Début janvier 2023, un groupe d’activistes des peuples indigènes de Sibérie orientale, les « Asiates de Russie », déclare sur Instagram que l’année nouvelle doit être celle de la décolonisation de la Russie(2)Pour plus d’informations, Ethnic Minorities Of Russia Against The War. Le New York Times consacre quant à lui un reportage à l’épopée de deux citoyens de la Fédération de Russie, riverains de l’Océan arctique en Tchoukotka (un district « autonome » situé à l’extrémité nord-est de la Russie, dont la rive donne sur le détroit de Béring). L’un est tchouktche et l’autre russe — la nationalité en Russie n’égale pas la citoyenneté, elle est une appartenance ethnonationale — et tous deux fuient la mobilisation en bateau de pêche à travers le détroit de Béring, en direction de l’Alaska(3)A Small Boat, a Vast Sea and a Desperate Escape From Russia, 29 janvier 2023, New York Times .. Comparés à l’actualité des combats et des bombardements sur le sol ukrainien et aux 7,5 millions de réfugiés ukrainiens hors de leur pays, comparés à l’ampleur de l’exode des citadins des villes européennes de la Russie qui fuient leur pays pour éviter la mobilisation, comparés au maintien d’une opinion majoritaire proguerre à travers la Russie et y compris en Sibérie, ces signaux peuvent apparaitre bien faibles, un bas bruit d’une guerre qui se joue principalement en direction de l’Europe.
Toutefois, ces signaux alertent. Ils disent à quel point la guerre russe en Ukraine révèle au sens photographique du terme la dimension impériale et coloniale de la Fédération de Russie à l’Ouest comme à l’Est. C’est comme si soudain, la Russie perdait son innocence impériale(4)Botakoz Kassymbekova, Erica Marat, Time to Question Russia’s Imperial Innocence, PONARS Eurasia. New Approaches to Research and Security in Eurasia, Elliott School of International Affairs, The George Washington University, PONARS Eurasia Policy Memo April 2022..
Cette « innocence » s’ancre d’abord dans les méthodes de la conquête coloniale et impériale russe et dans les récits qui l’accompagnent.
L’Empire russe se pense moins comme colonial que comme multinational. L’agrégation de territoires par Moscou puis par Saint-Pétersbourg s’est certes fait dans la guerre et la conquête, mais ce faisant, les peuples se supposées se sauver d’une domination impériale voisine, l’occupation des territoires se fait sur invitation avec le thème dominant de la protection à l’Ouest et au Sud des Slaves orientaux orthodoxes tandis qu’à l’Est la destinée manifeste et la mission civilisatrice en direction des peuples indigènes légitiment l’avancée. Ainsi, c’est l’ukrainien Bogdan Khmelnitski qui, soulevé avec ses cosaques en 1648 contre la Pologne-Lituanie, fait allégeance au tsar orthodoxe par le traité de Pereïaslav en 1654.
Pour l’hetmanat sur les bords du Dniepr qui tient à son autonomie, l’alliance ainsi nouée est conjoncturelle. Toutefois, le récit qui s’impose ensuite dans la Russie impériale est l’évidence d’un rattachement inscrit dans l’histoire longue, une réunification de principautés dispersées après l’invasion mongole et la restauration sous l’égide moscovite de la Rus’ de Kiev.
Les Russes font à l’Ouest de l’impérialisme inversé, un peu à la manière des Romains en train de conquérir la Grèce. Ils dominent militairement des entités qui, de par leur histoire (ancienne domination de la Pologne-Lituanie, de la Suède, des barons allemands), ont des centres de culture et d’éducation dynamiques qui influencent les évolutions culturelles et religieuses de la Russie. Comme le souligne Andreas Kappeler dans son dernier ouvrage, on peut parler jusqu’au XVIIIe siècle d’une ukrainisation de la culture russe par le biais notamment du clergé en provenance de Kiev(5)Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux du Moyen Âge à nos jours, CNRS éditions, 2022, p.86 et sq.. Mais au temps de Catherine II et au 19e siècle, moment d’apogée de l’Empire russe, on oublia ce transfert culturel de l’Ukraine vers la Russie. L’Ukraine qui n’est plus qualifiée par Moscou que de Petite-Russie apparait désormais comme une province moins civilisée que le centre impérial.
À l’Est, la colonisation qui se fait dans la continuité territoriale apparait aussi hors norme. À l’exception du Caucase où la conquête suscite une forte résistance à la manière de la conquête de l’Algérie par la France, la progression militaire en Sibérie et en Asie centrale se fait de proche en proche. On avance pour se protéger ou pour venger une petite défaite, pour le prestige de l’uniforme sans vaste projet établi de colonisation, sans motivations économiques ou géopolitiques bien claires. La violence militaire et celle qui s’exerce à l’égard des civils accompagnent le processus de conquête. La mise en contact débouche sur son cortège d’épidémies et de déstabilisation des communautés indigènes par l’alcool, l’argent et les armes. Mais l’occupation qui suit reste « légère ». L’acculturation se fait dans les deux sens et de manière lente sans volontarisme étatique. Il n’est pas rare que les cosaques, soldats de l’Empire organisés en communautés autonomes sur ses confins et qui sont les principaux acteurs de la colonisation adoptent certaines pratiques agricoles des populations indigènes tandis que certains indigènes se convertissent à la religion orthodoxe. Le métissage est une réalité, même si le mot n’existe pas en Russie au profit du terme plus flou de starozhily (ceux qui vivent là depuis longtemps). La délégation de pouvoir et l’autonomie politique et culturelle aux autorités locales sont les pratiques les plus courantes dans la conquête coloniale. Les lois, les religions et les coutumes autochtones ne sont pas remises en cause(6)Pour une analyse d’époque de la conquête en Asie centrale, Eugène-Melchior de Voguë, L’annexion de Merv à la Russie, La revue des deux mondes, tome 62, 1884, pour un travail historien de référence, Alexander Morrison, The Russian Conquest of Central Asia. A Study in Imperial Expansion, 1814-1914, Cambridge University Press , 2020.. Les inorodtsy (littéralement ceux qui sont d’une autre naissance, à savoir les indigènes) ne sont pas intégrés directement à la Russie et n’ont pas à combattre pour servir l’Empire. Par ailleurs, contrairement à l’idée que l’impérialisme enrichit la société qui colonise, le peuple russe ne bénéficie pas vraiment de la conquête. Comme l’écrivait Vassili Kliouchevsky (1841-1911), un des premiers historiens de l’Empire russe : « l’État engraisse, mais le peuple s’amaigrit »(7)Robert Byrnes, “Kliuchevskii on the Multi-National Russian State,” Russian History, Winter 1986..
On pense aussi difficilement la Russie comme puissance coloniale, car elle-même est avant 1914 un peu à la manière de l’Empire ottoman envisagée comme une semi-colonie sous influence économique des vrais impérialistes de l’époque : les Français, les Britanniques et les Allemands.
Cette innocence impériale de la Russie est ensuite renforcée par l’expérience soviétique. Comme le souligne l’historien spécialiste du Caucase (Ronald Suny), l’Union soviétique est un Empire in denial. Idéologiquement, l’État-Parti communiste s’est construit en révolutionnant l’Empire et contre lui. Trotsky dénonce la diplomatie secrète tsariste et occidentale bourgeoise et publie tous les accords entre impérialistes qui sont dans la chancellerie russe des Affaires étrangères. Lénine qui a consacré un livre fameux à l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme (8)Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917. Traduction en français, Librairie de l’humanité, 1925. est pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et n’a pas de mot assez dur pour dénoncer et combattre ce qu’il appelle le « chauvinisme grand-russe » conquérant, brutal et plein de morgue. Il imagine une fédération avec des Républiques fédérées et des républiques autonomes où la Russie serait à égalité des autres nations et non plus au-dessus.
Les patterns de la domination russe résistent cependant à la tabula rasa léniniste. Le centralisme du Parti communiste de Moscou laisse peu de place à la souveraineté dans les républiques de la nouvelle Union soviétique. Les méthodes impériales réapparaissent pendant la guerre civile (notamment avec l’annexion de la Géorgie indépendante en 1921). Sous Staline, le schéma impérialiste prend le dessus lorsqu’en 1939, les protocoles secrets signés avec Hitler permettent l’annexion par l’Union soviétique de nouveaux territoires, dont la Galicie orientale (aujourd’hui en Ukraine), qui avait appartenu à l’Autriche-Hongrie puis à la Pologne. Une frontière « épaisse »(9)Sabine Dullin, La frontière épaisse. Aux origines des politiques soviétiques (1920-1940), Éditions de l’EHESS, 2014. est alors érigée. Elle a les traits d’un front d’Empire conquérant.
Mais la réalité est transfigurée par la propagande. Les soldats de l’Armée rouge qui violent la frontière polonaise accomplissent leur devoir internationaliste en libérant les ouvriers, les paysans et les nations dominées ukrainienne et biélorusse dans les pays voisins. L’existence des protocoles secrets délimitant les zones d’influence en Europe de l’Est est niée par les dirigeants soviétiques jusqu’en 1989 quand Gorbatchev avoue enfin. L’impérialisme est un anti-impérialisme.
Lorsqu’en 1954, l’on fête en grande pompe les 300 ans de la réunification de l’Ukraine et de la Russie, tous les signaux impériaux de la domination de Moscou sur Kiev ont été invisibilisés grâce au récit dominant de l’amitié entre les peuples.
Cependant, sur la scène internationale, l’Union soviétique réussit à apparaitre aux yeux des pays colonisés puis en décolonisation comme la véritable puissance alternative à l’impérialisme et au colonialisme, davantage que les États-Unis qui, malgré leur force d’attraction technologique et économique, pâtissent de leur alliance atlantique avec les vieilles puissances coloniales d’Europe et ensuite de la guerre du Vietnam. Le soft power soviétique en direction du Tiers-Monde s’appuie sur les réseaux militants communistes transnationaux, mais aussi sur une vaste entreprise de formation au modèle rapide de développement par le plan et les nationalisations, qui comprend la formation de jeunes du Tiers-Monde dans les universités et l’envoi de coopérants, ingénieurs et techniciens, en Irak, en Égypte, en Algérie et au Mozambique.
Une ville comme Tachkent, capitale de la République d’Ouzbékistan, fait office dans les années 1960-70 de vitrine pour démontrer aux nations du Tiers-Monde la réussite de la décolonisation interne de la Russie. La guerre d’Afghanistan commence cependant à la fin des années 1970 à assombrir le tableau.
Pendant la période soviétique au fond, lorsque les nations apparaissent captives aux observateurs occidentaux, elles le sont de l’idéologie communiste et totalitaire du Kremlin. L’analyse des historiens ukrainiens dissidents ou nationalistes évoquant leur pays comme une colonie de la Russie n’est guère audible. La grande famine en Ukraine (le Holodomor) provoquée par la politique stalinienne de punition de la paysannerie et du nationalisme ukrainien fait 4 à 5 millions de morts en 1933. Tandis que le sujet est tabou en URSS, les travaux d’historiens qui l’abordent à l’Ouest n’adoptent que rarement la grille d’analyse de la sujétion coloniale et du joug impérial. Il faut attendre le 21e siècle pour que les politiques coloniales des Soviétiques puis des nazis en Ukraine soient évoquées comme telles, par exemple dans Terres de Sang de Timothy Snyder(10)Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat), Gallimard, 2012..
Les traces de cette innocence impériale sont encore tangibles dans la Russie de Poutine. Celui-ci sait jouer des idées eurasistes d’une Russie multinationale, sorte de symphonie des peuples dans le creuset moscovite. Il s’inscrit dans la lignée de longue durée des rassembleurs des terres des Slaves orientaux contre les dominations étrangères. Il utilise le discours de la Puissance subalterne derrière laquelle devraient se rallier les adversaires de l’impérialisme américain. Pourtant, malgré les brouillages de la propagande, la guerre en Ukraine révèle plus clairement qu’auparavant le caractère colonial et impérial de la construction de la Russie. Poutine déteste le legs fédéral de Lénine, le droit à la sécession des Républiques inscrit dans les constitutions soviétiques et qui a débouché sur les indépendances de 1991 et la totale légitimité des frontières et de la souveraineté de ces nouveaux États, dont l’Ukraine. Il déteste le legs des Républiques autonomes au sein de la Russie et a détricoté tous les accords signés du temps de Eltsine notamment par le Tatarstan et la Iakoutie-Sakha. Il entend ainsi reprendre le fil jugé interrompu de l’Empire russe qui domine et guide les autres peuples.
L’American Association for Slavic, East European & Eurasian Studies (ASEEES), qui réunit une convention annuelle, consacre la prochaine au thème de la décolonisation. La guerre en Ukraine interroge en effet une perspective encore trop souvent russocentrée dans les politiques des États comme dans les études sur l’Empire russe, soviétique et aujourd’hui russe. Vu d’aujourd’hui, aurait-on accordé à la Russie, créditée comme membre du conseil de sécurité de l’ONU d’être le partenaire naturel des grandes puissances de l’OTAN l’ensemble de l’héritage nucléaire de l’URSS et demandé à l’Ukraine, la Belarus et le Kazakhstan de bien vouloir rétrocéder leurs missiles ? Vue d’aujourd’hui, la Russie n’apparait-elle pas comme la dernière puissance coloniale d’Europe menant son opération spéciale pour éviter l’inévitable, une décolonisation qui pourrait non seulement valider une fois pour toutes l’indépendance des anciennes Républiques fédérées, mais aussi remettre en cause les frontières actuelles — y compris internes — de la Fédération de Russie ?
Tant que Poutine réussira à se présenter aux Russes et au reste du monde comme l’anti-hégémon et à les convaincre qu’il n’a rien à voir avec le colonialisme, il consolidera le régime autoritaire oppressif au sein de la Russie et renforcera son ordre impérial(11)Comme cela est montré dans Viatcheslav Morozov, Russia’s Postcolonial identity. A Subaltern Empire in a Eurocentric World, Palgrave, 2015.. Les méthodes coloniales brutales utilisées contre les Ukrainiens et visibles dans la politique russe de mobilisation pourraient toutefois dissiper plus rapidement que prévu l’aura antiimpérialiste encore existante de la Russie.
Sabine Dullin est professeure des universités à Sciences Po et chercheure au Centre d’histoire. Elle développe une histoire politique décentrée de l’Empire russe et soviétique, attentive aux frontières, aux logiques transnationales, aux souverainetés territoriales et nationales des confins. Elle a publié ces dernières années L’Ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur Empire, Payot, Petite Bibliothèque, 2021 et en collaboration, The Russian Revolution in Asia. From Baku to Batavia, Routledge, 2022.
Notes[+]
↑1 | An Appeal from Representatives of the Republic of Sakha (Yakutia) to the United Nations Office of the High Commissioner for Human Rights (OHCHR) |
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↑2 | Pour plus d’informations, Ethnic Minorities Of Russia Against The War |
↑3 | A Small Boat, a Vast Sea and a Desperate Escape From Russia, 29 janvier 2023, New York Times |
↑4 | Botakoz Kassymbekova, Erica Marat, Time to Question Russia’s Imperial Innocence, PONARS Eurasia. New Approaches to Research and Security in Eurasia, Elliott School of International Affairs, The George Washington University, PONARS Eurasia Policy Memo April 2022. |
↑5 | Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux du Moyen Âge à nos jours, CNRS éditions, 2022, p.86 et sq. |
↑6 | Pour une analyse d’époque de la conquête en Asie centrale, Eugène-Melchior de Voguë, L’annexion de Merv à la Russie, La revue des deux mondes, tome 62, 1884, pour un travail historien de référence, Alexander Morrison, The Russian Conquest of Central Asia. A Study in Imperial Expansion, 1814-1914, Cambridge University Press , 2020. |
↑7 | Robert Byrnes, “Kliuchevskii on the Multi-National Russian State,” Russian History, Winter 1986. |
↑8 | Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917. Traduction en français, Librairie de l’humanité, 1925. |
↑9 | Sabine Dullin, La frontière épaisse. Aux origines des politiques soviétiques (1920-1940), Éditions de l’EHESS, 2014. |
↑10 | Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat), Gallimard, 2012. |
↑11 | Comme cela est montré dans Viatcheslav Morozov, Russia’s Postcolonial identity. A Subaltern Empire in a Eurocentric World, Palgrave, 2015. |