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Un journaliste qui calcule en vaut-il cent ?

Guide du datajournalisme 1.0 BETA. CC BY-SA 3.0

Guide du datajournalisme 1.0 BETA. CC BY-SA 3.0

par Sylvain Parasie, médialab

Lorsqu’on évoque aujourd’hui le rôle du journalisme en démocratie, il semble difficile — pour ne pas dire impossible — de ne pas évoquer Internet, les réseaux sociaux et les algorithmes. La plupart des maux du journalisme contemporain — fragilisation des modèles économiques, déclin de la qualité de l’information, désarroi des citoyens devant l’abondance de l’information, dépendance croissante des médias aux mesures d’audience, etc. — semblent en effet étroitement liés à l’évolution des technologies numériques.
Dans mon ouvrage Computing the News, Data Journalism and the Search for Objectivity (Columbia University Press, 2022) j’ai voulu faire un pas de côté, en enquêtant sur ces journalistes qui, loin de voir les technologies numériques comme une menace, y voient au contraire une opportunité pour « sauver » le journalisme et faire en sorte qu’il soit davantage à la hauteur de sa mission démocratique.

Les promesses du data journalisme

J’ai entrepris d’étudier le « journalisme de données », un mouvement apparu à la fin des années 2000, qui désigne un vaste ensemble de pratiques journalistiques reposant sur la collecte et le calcul de données. Dans de nombreux pays, ses défenseurs y voient une opportunité pour les médias de mieux contribuer au débat démocratique. Et ce de plusieurs façons : (1) en offrant aux citoyens des applications en ligne leur permettant de prendre de « meilleures décisions » — voter pour un candidat, choisir l’école de son enfant, son médecin, etc. ; (2) en facilitant le contrôle des institutions ou des gouvernements à partir des données accessibles publiquement ; (3) en analysant des phénomènes complexes ou systémiques qui traversent la société ; (4) en élargissant la couverture médiatique à des événements qui touchent des minorités. Ce qui est original ici, ce sont moins les différentes conceptions du rôle démocratique du journalisme — finalement assez traditionnelles — que les attentes considérables qui sont placées dans la technologie.

Les sciences sociales ont porté un regard critique sur la prétention des médias à renforcer leur objectivité grâce au datajournalisme. Si certains chercheurs ont considéré que ces pratiques étaient susceptibles d’accroître la crédibilité et l’influence des journalistes, d’autres y ont vu une tentative illusoire de restaurer l’autorité du journalisme en lui donnant une façade scientifique. Prenant au sérieux l’ambition du data journalisme à plus d’objectivité, j’ai voulu identifier à quelles règles les journalistes, et leurs organisations, doivent se plier pour mieux remplir l’une des promesses mentionnées plus haut.

Un mode de production bouleversé

L’argument central de mon travail est que les pratiques computationnelles sont susceptibles d’accroître la contribution démocratique du journalisme dès lors que les journalistes ajustent les règles qu’ils se donnent collectivement. Or, ces dernières ne sont plus adaptées à l’organisation de la production de l’information.

Lorsqu’une rédaction se transforme en « centre de calcul », collectant des données pour ensuite les analyser et en faire des produits éditoriaux, les journalistes en viennent à dépendre d’un grand nombre d’acteurs humains et non humains : fournisseurs de données (administrations, associations, etc.), ressources numériques (modèles statistiques, algorithmes, etc.), experts et de praticiens du traitement de données (développeurs web, data scientists, chercheurs en sciences sociales, etc.).
Or ce changement dans la division du travail conduit à une déstabilisation de l’éthique professionnelle des journalistes, qui se trouvent confrontés à de nombreuses questions : Comment s’assurer de la qualité des données ? Comment être certain qu’elles ne reflètent pas la perspective de certains acteurs au détriment d’autres ? Quelles sont les qualités professionnelles dont doit faire preuve un journaliste de données ? Comment le travail sur les données doit-il être distribué au sein de la presse et en dehors ? Dans quelle mesure la diffusion des données permet-elle à des publics de prendre conscience ou se mobiliser à propos d’un sujet particulier ?

Publication interactive "7 milliards d'humains (BBC)". Source : Guide du datajournalisme 1.0 BETA.

Publication interactive « 7 milliards d’humains (BBC) ». Source : Guide du datajournalisme 1.0 BETA. Cliquez sur l’image pour en savoir plus.

Computing the News est donc une enquête sur la façon dont la morale professionnelle des journalistes se transforme dès lors qu’ils s’engagent dans des pratiques computationnelles. J’ai interrogé des journalistes, développeurs, data scientists et responsables de la technologie dans des médias établis : Chicago Tribune, U.S. News & World Report, Center for Investigative Reporting, Le Monde, Libération, L’Express, Paris-Match, etc. ou plus spécialisées tels que EveryBlock.com, OWNI, etc.. J’ai aussi pu étudier plusieurs projets contemporains de data journalisme qui ont été salués par la profession comme ayant significativement contribué au débat démocratique — en renouvelant la perception du risque sismique en Californie ; en enrichissant le débat autour des homicides touchant les minorités à Los Angeles ; en renforçant l’examen public des discours des candidats à l’élection présidentielle française de 2017.
Dans cet ouvrage, je montre d’abord que le journalisme de données est apparu bien avant l’essor du web, suscitant l’intérêt d’une partie de la profession des deux côtés de l’Atlantique. Dès la fin des années 1960, un mouvement original se constitue au sein du journalisme américain — le Computer-Assisted Reporting — qui vise à exploiter les ordinateurs et les sciences sociales quantitatives pour rétablir une autorité journalistique mise à mal par les mouvements contestataires des années 1960. Des journalistes d’investigation en viennent à élaborer un ensemble de règles — inspirées des sciences sociales — précisant à quelles conditions le traitement statistique de données est susceptible de renforcer l’autorité du journaliste dans le débat public : les données ne doivent pas être à l’origine de l’enquête ; elles doivent être vérifiées et n’ont pas de valeur journalistique en elles-mêmes. Puis, dans les années 1980, des journalistes américains et français se mettent à produire, de façon indépendante, des palmarès des institutions éducatives et hospitalières, dans le but d’en renforcer la transparence. Des deux côtés de l’Atlantique, ces pratiques de calcul suscitent des tensions importantes au sein de la profession et en dehors, confrontant les journalistes aux conséquences néfastes de leurs calculs sur les institutions et leurs usagers.

Nouvelles pratiques, nouvelle éthique

L’essor du web a considérablement renforcé l’intérêt des médias pour les données numériques, en facilitant l’accès à un plus grand nombre de données et de dispositifs de calcul. Mais il a également confronté les journalistes à des conceptions des données auxquelles ils étaient étrangers. L’idée que des citoyens puissent eux-mêmes accéder aux données et faire leurs propres analyses, par exemple, s’est trouvée largement mise en avant par les mouvements citoyens militant pour l’open data, ce qui remettait en cause la conception bien établie selon laquelle les journalistes doivent sélectionner les événements dignes d’être soumis au public. Les approches objectivistes portées par les « data scientists », qui postulent que les données enferment une vérité sur le monde, questionnait aussi les façons établies de produire la connaissance journalistique.
Se pose ainsi une question fondamentale : à quoi pourrait ressembler une morale professionnelle qui permettrait aux journalistes de contribuer davantage au débat démocratique par les données ? L’étude de plusieurs projets, acclamés par la profession des deux côtés de l’Atlantique, nous a permis de tracer les contours d’une « morale de la réflexivité ».

Un homicide couvert dans « The Homicide Report », une plateforme apparue en 2010 sur le site du Los Angeles Times, et qui fournit une information standardisée sur tous les homicides commis dans la métropole californienne.

Un homicide couvert dans « The Homicide Report », une plateforme apparue en 2010 sur le site du Los Angeles Times, et qui fournit une information standardisée sur tous les homicides commis dans la métropole californienne.

Celle-ci s’incarnerait dans un ensemble de règles assurant que les journalistes intègrent les actions de tous ceux qui contribuent à la fabrication, au calcul et à l’interprétation des données. Il s’agirait notamment de mettre en place une organisation du travail qui protège contre le risque consistant à considérer les données comme allant de soi ou renvoyant à une réalité objective. En limitant la division du travail sur les données au sein de leur organisation — entre reporters et data scientists —, les médias seraient davantage capables de maintenir une vigilance collective sur la qualité des données. Cette morale concernerait également la relation des journalistes à leurs publics. Puisque la seule diffusion des données ne saurait permettre aux citoyens de prendre conscience d’un problème et de s’organiser pour le résoudre, les journalistes devraient également adapter les règles qu’ils se donnent. Plus précisément, ils devraient d’abord renoncer partiellement à leur rôle de gatekeepers, en acceptant de ne plus sélectionner les événements méritant d’être couverts (ce qui est un élément central de leur identité professionnelle). Dans le même temps, ils devraient faire en sorte que des publics puissent s’exprimer autour de problèmes précis, en créant des espaces de discussion et en fournissant aux citoyens des interprétations plus générales sur le problème en question.
Pour finir, ce livre dessine un autre rôle que la sociologie peut tenir vis-à-vis du journalisme et de ses transformations actuelles. Plutôt que de douter de ses prétentions à l’objectivité, la sociologie offre des ressources pour aider les journalistes à réconcilier la technologie avec leurs valeurs professionnelles. L’enjeu étant de renforcer une institution centrale, mais fragilisée, de nos démocraties.

Sylvain Parasie, chercheur au médialab, est professeur de sociologie. Depuis 2010, ses travaux portent sur la façon dont les technologies numériques transforment les manières de s’informer, de débattre et de s’engager dans l’espace public. Il s’est particulièrement intéressé à la façon dont les données déplacent les manières établies de produire et de consommer l’information journalistique, aux États-Unis et en France. Ses recherches portent également sur les méthodes de l’enquête numérique.