Marco Oberti, professeur des universités, est directeur de l'Observatoire sociologique du changement. Ses recherches, souvent comparatives, portent sur la ségrégation en milieu urbain, notamment dans le domaine scolaire. Il a conduit de nombreux travaux sur la démocratisation de l'accès à l'enseignement supérieur. Il utilise à la fois des approches quantitatives et qualitatives. Il expose ici les résultats d’un travail reposant sur la cartographie des inégalités mettant en lien classes socio-professionnelles et résultats scolaires.
Les variables couramment utilisées pour expliquer les inégalités scolaires sont le sexe de l’élève, le type de famille, l’origine sociale des parents, leur niveau d’éducation, et – plus rarement dans le cas français – l’origine migratoire de l’élève. Les inégalités d’accès et de réussite, l’orientation, les compétences, les acquis, y compris non cognitifs, sont expliqués en fonction de ces facteurs, pris isolément ou en interactions. Les dimensions spatiales sont plus rarement prises en compte, bien qu’elles se révèlent fondamentales pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans les métropoles. Quels sont les liens entre ségrégation urbaine et ségrégation scolaire ? Dans quelle mesure leur imbrication affecte-elle le monde scolaire et structure-elle plus largement les inégalités ? En quoi la localisation de l’établissement fréquenté par l’élève influe-t-elle sur sa réussite et sa trajectoire scolaires ?
La cartographie des résultats scolaires au niveau des établissements révèle que la ségrégation scolaire ne fait pas que refléter la ségrégation urbaine induite par la sectorisation. Elle se trouve amplifiée à la fois par l’évitement de cette même sectorisation, et par le recours au privé. Aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, les enfants des classes supérieures d’un côté, et ceux des classes populaires de l’autre sont plus ségrégés dans l’espace scolaire que dans l’espace résidentiel. On constate par exemple que des collèges qui, sur la base de leur “secteur” devraient accueillir 30% d’élèves issus des classes populaires en accueillent… le double ! De la même manière, alors que les trois arrondissements parisiens les plus populaires (XVIII°, XIX° et XX°) sont bien représentés en termes de lieu de résidence parmi les admis à Sciences Po issus de Paris, ils disparaissent lorsque l’on raisonne en termes de localisation du lycée d’origine, la plupart des admis provenant de lycées situés dans les arrondissements centraux ou de l’ouest de la capitale.
Le recours à la cartographie et aux variable géographiques permet de territorialiser précisément ces processus et les inégalités qui en découlent en termes de composition sociale des établissements et de réussite aux épreuves. Il permet aussi de mesurer la contiguïté des espaces et d’expliquer la difficulté à produire davantage de mixité sociale et scolaire à l’échelle de la métropole parisienne.
Les hiérarchies socio-spatiales se reflètent dans les hiérarchies scolaires. La cartographie des types de collèges selon leur statut (public ou privé), leur composition sociale et leurs résultats au brevet des collèges en montre l’intensité. L’homogénéité sociale et scolaire de la partie centrale et ouest de Paris et des Hauts-de-Seine se distingue très nettement de celle de la Seine-Saint-Denis.
Les “quartiers riches” concentrent des établissements majoritairement peuplés d’élèves des classes moyennes et supérieures, avec une nette concentration dans le privé. On y relève des taux de réussite au brevet des collèges avec mentions bien ou très bien compris entre 30 et 50 % ; La Seine-Saint-Denis, quant à elle, concentre quasi-uniquement des collèges populaires – avec très peu de collège privés – et des taux de réussite avec mention bien ou très bien qui dépassent rarement 13 %.
Enfin, au niveau parisien, alors que les chances d’obtenir l’une des deux meilleures mentions au brevet ne varient pas selon le statut de l’établissement (public ou privé) pour les élèves des classes supérieures, elles sont respectivement multipliées par 2,2 et 2,5 pour les filles et les garçons d’origine populaire lorsqu’ils sont scolarisés dans le privé. De même, ces mêmes chances sont multipliées par 2,2 s’ils sont scolarisés dans un collège accueillant majoritairement une population favorisée comparativement à un collège populaire.
Autre inégalité spatiale ; lorsque l’on ne considère que les collèges populaires, on constate que les chances d’obtenir l’une des deux meilleures mentions sont significativement supérieures pour les collèges situés dans Paris plutôt qu’en banlieue. Cet effet est particulièrement marqué pour les élèves issus des classes moyennes supérieures lorsqu’ils sont scolarisés dans des collèges très populaires des Hauts-de-Seine, une banlieue où coexistent des espaces et des établissements à forte présence de classes supérieures et moyennes supérieures, et d’autres très populaires. Pour ces élèves, être scolarisé dans ce type d’établissement est souvent associé à un déclassement et une forte stigmatisation.
Cette pertinence des dimensions spatiales se retrouve dans l’analyse de l’espace social du recrutement de Sciences Po. En combinant la localisation du lycée d’origine, le milieu social de l’élève et son niveau scolaire, et en distinguant deux procédures d’admission (Convention Éducation Prioritaire – CEP – et examen), on met en évidence des résultats relativement distincts de recrutement. Pour le CEP, le recrutement francilien se caractérise par davantage d’élèves d’origine populaire d’un niveau scolaire plus faible ; alors que celui des autres régions françaises regroupe davantage d’élèves d’origine sociale plus favorisée et d’un niveau scolaire supérieur.
Pour la procédure par examen, l’écart le plus fort est celui qui distingue des élèves de classes supérieures issus d’un lycée parisien ou des banlieues favorisées de l’ouest, à des élèves des autres régions d’un niveau social inférieur mais ayant de meilleures notes aux épreuves anticipées du baccalauréat qui réussissent mieux à l’entrée de Sciences Po. Cela reflète pour une part des différences de structures sociales, la métropole parisienne étant caractérisée par une présence nettement plus importante des catégories supérieures, et plus particulièrement de celles liées au secteur privé. Il en découle une position relative moins favorable dans un champ scolaire particulièrement sélectif, au sein duquel la position relative des classes moyennes des quartiers riches de la métropole parisienne serait moins favorable que celle de leurs homologues résidant dans les autres régions.On peut aussi avancer une hypothèse articulée aux deux précédentes et fondée sur une logique de compensation du rang social, voire de la position territoriale, par le rang scolaire. Ainsi, la légitimité à candidater à Sciences Po pour des élèves issus de province impliquerait une exigence « d’excellence scolaire » qui serait moins forte pour les élèves parisiens, plus spontanément enclins à candidater à un tel établissement avec d es résultats scolaires moyens. La moindre « légitimité sociale » à candidater à Sciences Po pour les élèves de province serait donc en partie compensée par une plus forte « légitimité scolaire » : quelle que soit l’origine sociale, la part d’élèves ayant une moyenne supérieure à 16 est systématiquement supérieure pour ceux provenant d’un lycée de province.
On peut y voir aussi un effet des lycées eux-mêmes, sachant que les plus prestigieux d’entre eux, majoritairement situés dans Paris et quelques communes favorisées de la banlieue ouest, construisent précisément leur réputation sur leur capacité à placer leurs élèves dans des filières sélectives. La proximité d’une partie des enseignants de ces « grands lycées » avec plusieurs grandes écoles favorise la diffusion d’une norme d’orientation vers ces filières prestigieuses. Cela banalise en quelque sorte un choix qui dans d’autres contextes implique des garanties scolaires d’excellence. De ce point de vue, la situation des élèves des banlieues mixtes et populaires se rapproche de celles des élèves venant des lycées « ordinaires » des autres régions françaises.
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