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Vers une écologie juste et durable : l’État constitutionnel écologique

Le monde du droit pour la réglementation environnementale © 2003 -2024 Shutterstock / dee karen

Anais Guerry

Droits réservés

Peut-on faire du droit un instrument de la transition énergétique en l’inscrivant dans une démarche démocratique et durable ? Si oui, comment ? Ce sont ces questions qu’Anaïs Morin Guerry examine dans sa thèse “Énergie et Constitution : une analyse historique et comparative des cas français et allemand. Vers l’État constitutionnel écologique”. Pour son ampleur et sa profondeur,  ce travail a reçu le Prix scientifique 2024 délivré par les éditions de l’Harmattan, catégorie Droit. Dans cet entretien, Anaïs aborde les raisons pour lesquelles la construction d’un État constitutionnel écologique est indispensable, sur quelles bases l’élaborer et le faire fonctionner.

D’une manière générale, il semblerait que le droit ne soit pas assez vu comme un outil de la transition écologique, d’où l’importance de travaux comme le vôtre.

Oui,  la capacité du droit à faire progresser la société vers une transition juste et durable me parait sous-estimée. Les juristes qui se penchent sur le sujet sont peu lus et entendus par les décideurs politiques. On prête davantage d’attention aux économistes ou aux sociologues pour comprendre les comportements et  avancer des solutions. L’approche juridique est souvent réduite à l’idée de contrainte négative, alors qu’elle m’apparaît être une technique rationnelle d’organisation sociale utile.

C’est qu’à la différence de nombreux penseurs —  philosophes,  économistes, sociologues, politistes — les juristes ont peu considéré le lien intime entre leur discipline et notre dépendance à l’énergie.  Pourquoi cet angle mort ?

C’est provocateur de ma part, car de nombreux chercheurs en droit se sont saisis du droit de l’énergie par un prisme critique. Mais peu de juristes examinent la responsabilité du droit dans la consommation massive de l’énergie.  D’abord, les juristes étudient généralement le droit de l’énergie, de façon formelle, et non l’énergie en tant que telle. L’originalité de mon travail consiste à proposer une entrée par le problème énergétique. Cette façon de penser, que l’on qualifie de “matérialiste”,  n’est pas prédominante, d’où le peu d’intérêt que l’on accorde au droit de la maîtrise des consommations d’énergie, ou d’autres ressources naturelles d’ailleurs.
En réalité, le bon curseur me semble se situer dans la combinaison des deux approches matérialiste et formelle : il faudrait être matérialiste pour l’analyse, idéaliste pour la prospective. C’est le compromis trouvé par Hermann Heller, un  juriste allemand du début du XXᵉ siècle, dont les écrits m’ont beaucoup parlé.

Votre première idée était de comprendre si un régime juridique de l’énergie peut conditionner la réalisation de transformations sociétales et environnementales…

Oui, au début de mon projet, je souhaitais comparer les droits de l’énergie, en partant des cas allemand et français, avec l’idée de comprendre s’ils conditionnent la transition énergétique dans leurs territoires, et si oui comment.  Je voulais aussi comprendre pourquoi, alors que la responsabilité de l’activité humaine dans le changement climatique est démontrée avec certitude depuis longtemps, le politique et le droit n’étaient pas encore parvenus à transformer les systèmes énergétiques de façon suffisamment efficace pour contenir le réchauffement climatique.  Je voulais, enfin, explorer les freins qu’imposent le droit et les  leviers qu’il peut offrir  en matière de transition, afin de forger des conditions de réforme plus optimales.
À l’issue de ces premières recherches, j’ai orienté mon travail vers les configurations institutionnelles et normatives encadrant le rapport social à l’énergie qui caractérise les sociétés industrielles : l’abondance. Avec une problématique aussi globale, touchant au pouvoir, la perspective de recherche la plus adaptée est celle du droit constitutionnel.

Pourquoi le droit en vigueur ne permet-il pas de remettre en cause  la société d’abondance ?

Le droit est conservateur dans le sens où les normes en vigueur, avant d’être réformées, portent les arbitrages du passé. Il n’y a pas si longtemps, l’objectif consistait à développer nos économies et notre bien-être grâce au développement de l’offre et de la demande en énergie. Le droit actuel a en partie été façonné avec les représentations et les équilibres socio-économiques et politiques de la société industrielle, lesquels reposent sur le postulat d’abondance des ressources naturelles.  C’est là qu’il se présente comme un frein plutôt que comme un levier à la transition.

Vous avez notamment comparé le droit allemand et le droit français ainsi que leur trajectoire historique. Quels ont été les apports de cette méthode  ?

Extraction et marché des pétrole © Shutterstock / Golden Dayz

L’analyse historique combinée à la méthode comparative m’a permis de m’émanciper d’une représentation sectorielle du droit de l’énergie confinée au droit de la production d’énergies renouvelables ou conventionnelles, de la distribution, du gaz, de l’électricité, etc. Une fois délivrée de cette orientation du droit de l’énergie, où l’action de production domine sur la maîtrise des consommations, j’ai pu explorer la dynamique systémique engagée par la transition énergétique, afin d’essayer d’en offrir une interprétation appliquée au droit, visualisé comme un système de normes.
J’ai ensuite choisi la science du droit constitutionnel comme prisme d’analyse principal, dans la mesure où il représente une strate de normativité d’une valeur supérieure aux autres normes, qui peut donc mieux réceptionner l’impératif écologique.

Le droit en vigueur entretient notre dépendance à la consommation massive de l’énergie. Comment ?

Le droit résulte d’un système institutionnel, chargé de renouveler les normes organisant la vie sociale et économique quotidienne. Et ce que je démontre, c’est que l’agencement des équilibres institutionnels des constitutions libérales modernes ne permet pas de réformer radicalement le système juridique en vigueur.
En reposant sur les épaules du législateur, la responsabilité politique du changement dépend en effet de la volonté politique majoritaire qui n’est pas contrainte de légiférer en fonction des ressources naturelles disponibles. Cela implique des inégalités intergénérationnelles, dans le sens où le coût et l’effort du changement reposent toujours davantage sur les générations à venir. C’est d’ailleurs l’un des principaux arguments avancés par la cour constitutionnelle allemande, dans son jugement qui a censuré, le 24 mars 2021, la loi climatique fédérale allemande : les efforts restaient en deçà de ceux attendus par l’expertise scientifique environnementale allemande.
La réception de l’impératif écologique impliquerait de réviser les textes constitutionnels, mais les procédures prévues pour y parvenir, sont relativement fermées.  C’est pour cela que les citoyens, et de nombreux jeunes parmi eux, mobilisent les juges pour obtenir in concreto des avancées juridiques offrant des garanties supplémentaires pour leur avenir et la protection de leurs libertés individuelles comme politiques.

Il y a pourtant de plus en plus de dispositions juridiques qui touchent à la transition écologique. Pourquoi sont-elles très insuffisantes ?

Oui, et vous avez raison de le souligner. Il y a des avancées, et des obligations de plus en plus fortes qui s’imposent aux individus. L’obligation de rénovation énergétique des bâtiments résidentiels et tertiaires est ici emblématique. Mais l’ensemble de ces obligations reste insuffisant pour atteindre les objectifs climat-énergie, fixés en 2030, 2040 et 2050.
De nombreuses mesures ne sont pas appliquées, comme l’adoption de la loi cadre des lois de programmation énergie-climat à l’origine prévue par le législateur lui-même. D’autres restent dans leur rédaction incomplètes et dénuées de sanction.
Mais beaucoup sont aussi politiquement rejetées : la transition écologique, c’est un devoir moral qui reste profondément impopulaire pour les renoncements et l’organisation qu’il impose, comme pour son coût économique.

Cette impopularité s’explique notamment parce qu’elle oblige à repenser notre vision de la liberté. Pourriez-vous préciser ?

La culture juridique française est marquée par une conception individuelle de la liberté.  L’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen définit la liberté comme la faculté de “pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui”, ce qui revient à se considérer comme libres à partir du moment où l’autorité publique ne demande pas de faire autrement.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Date de création: vers 1789 par Jean-Jacques-François Le Barbier (1738–1826) / Domaine public, musée Carnavalet

La transition écologique demande d’inverser cet ordre de valeurs pour faire prévaloir les intérêts collectifs sur les intérêts des individus et des entreprises, et ce, dans l’intérêt de tous. L’autorité souveraine devrait en effet nous permettre de bénéficier des conditions matérielles nécessaires pour jouir de nos libertés, comme la capacité de respirer de l’air pur. Il faudrait sortir de la conception abstraite de la liberté de 1789 et lui intégrer une dimension concrète et matérialiste, plus protectrice. La transition écologique ne va pas à l’encontre de la liberté individuelle, au contraire. Elle vise à mieux la protéger dans le contexte dans lequel se trouve l’état de la planète.
Même si le juge constitutionnel progresse de plus en plus vers la protection des intérêts collectifs, la balle reste dans le camp du Parlement avec l’obstacle majeur qu’il n’y est pas contraint par le droit constitutionnel à statuer sur la protection de l’environnement et la répartition de l’usage des ressources naturelles vitales. Pour lever cet écueil, il faudrait organiser les conditions institutionnelles d’un débat public qui, on le voit, s’avance de plus en plus vers la détermination des modalités d’un juste partage de ressources limitées. C’est notamment ici que la transition écologique rencontre la justice sociale.

L’idée est tout de même de limiter les libertés individuelles. C’est un peu fou ! Comment parvenir à nous faire accepter une telle remise en question de ce qui est considéré comme un fondement de nos démocraties ?

Non, ce n’est pas fou. Au contraire, il serait fou de ne pas limiter les libertés individuelles, particulièrement économiques, dans le contexte de la dégradation des ressources naturelles vitales, alors que nous avons précisément besoin d’en jouir pour rester libres. Nous sommes limités dans l’exercice de nos libertés toute la journée par nos obligations sociales et collectives. C’est grâce à elles que la société fonctionne. Je ne peux pas aller à la plage parce que je dois travailler pour gagner ma vie et que je dois aller chercher mes enfants à l’école. En déduit-on pour autant que ma liberté individuelle serait contrainte ? Non, tout simplement parce que nous sommes habitués à ce type d’obligations.
C’est donc bien  notre représentation de la liberté qu’il faudrait changer. Limiter la jouissance des libertés individuelles ne remet pas en cause le libéralisme politique à partir du moment où cette limitation résulte d’un texte législatif et que ce texte a fait l’objet d’un débat public, afin d’asseoir sa légitimité. C’est pourquoi je propose de renforcer la liberté politique des citoyens, pour s’assurer qu’ils puissent prendre part, de façon plus récurrente, aux arbitrages que suppose l’Anthropocène.

Comment faire pour que ces consultations ne restent pas lettres mortes, comme cela a pu arriver…

Le fait que la représentation politique peine à faire adopter des lois limitant la dimension individuelle des droits pour faire prévaloir les intérêts collectifs est un vrai problème.  Il faut donc quelque part contraindre la représentation politique à faire des choix impopulaires.
C’est ici que commence l’État constitutionnel écologique. Ce serait au juge constitutionnel de contraindre le législateur à adopter une législation plus performante en termes de protection des éléments naturels vitaux, dont nous avons besoin pour exister et exercer nos droits.
Dans cette perspective, la cour constitutionnelle allemande a rendu, le 24 mars 2021, un jugement particulièrement important et intéressant. De façon inédite, elle a demandé au législateur fédéral de réviser sa loi climat énergie du 12 décembre 2019, afin de rehausser les objectifs climatiques assignés aux différents secteurs économiques. Pour justifier cette décision, le juge constitutionnel allemand a considéré que l’absence d’arbitrages à la hauteur des estimations faites par l’expertise scientifique environnementale fédérale, était de nature à remettre en cause la capacité des générations futures à jouir de leurs droits individuels fondamentaux.
Cette décision passionnante a fait l’objet de nombreux commentaires. Selon moi, c’est une sorte  d’habilitation du juge constitutionnel à intervenir en tant que gardien des éléments naturels vitaux.

Vous proposez donc un État constitutionnel écologique. De quoi s’agit-il ?

Selon moi, le droit et l’État de droit, représentent notre meilleur allié pour gérer la crise écologique, y compris d’un point de vue économique et social, notamment parce qu’ils nous permettent de préserver nos libertés individuelles, tout en les limitant, ce qu’il faudrait pouvoir accepter, à temps. Ces arbitrages, nous pouvons les réaliser collectivement.
Mais il faut que nous acceptions d’approfondir l’État de droit en reconnaissant la garantie constitutionnelle de protection de l’environnement. L’État constitutionnel écologique se présente ainsi comme l’approfondissement de l’État de droit.

Quel chemin suivre pour que le droit en vigueur permette  de lutter contre la consommation massive de l’énergie ?

Contrat de construction © UnImages / Shutterstock, Inc.

À l’exception du contrat de performance énergétique, le droit de l’énergie n’est pas conçu comme encadrant la réduction des consommations.  On le conçoit comme le droit du développement des techniques de production d’énergie et celui de son acheminement jusqu’aux points de consommation (industriels ou individuels).
Si l’on veut s’intéresser à la consommation d’énergie il faut sortir du droit du secteur de l’énergie proprement dit, pour s’intéresser au droit organisant les transports (responsables de 31 % des émissions de GES nationales, dont 54 % imputables aux voitures individuelles), mais aussi le droit du bâtiment, de l’agriculture et de l’ensemble des “secteurs de transition” impliquant des consommations massives de ressources, qu’il nous faut donc réduire.
L’enjeu actuel réside dans la découverte de ce “droit de la transition écologique” pour organiser une répartition plus juste des ressources disponibles.
J’en suis convaincue, la science et la recherche en droit peuvent aider à mieux concevoir les conditions de la justice sociale pour organiser une transition écologique à la fois pérenne et durable. D’ailleurs, dans l’État constitutionnel écologique, il faudrait accorder aux scientifiques, toutes disciplines confondues, un statut plus crédible. Aujourd’hui, les scientifiques sont encore à la marge du débat sur l’organisation concrète de la transition écologique et sociale. Leur rôle souvent est cantonné à la théorie, alors qu’ils ont beaucoup à apporter sur la façon de s’organiser concrètement. C’est pourquoi je propose aussi d’instituer l’expertise scientifique.

Aujourd’hui, Anaïs est postdoctorante à l’Université de Pau et des Pays de l'Adour au sein de la Chaire “Évolution de la mobilité dans le contexte du développement durable” (MOVe), sous la direction de Louis de Fontenelle, qui engage dans cette direction des travaux précurseurs. Dans ses travaux, elle combine son appétence pour la recherche en droit et sa maîtrise technique par le terrain pour creuser, tester, instituer les pistes d'évolution juridique vers un projet de société plus juste et plus sobre en termes de consommation des ressources naturelles. Elle enseigne aussi dans le cadre de la Clinique du droit à  l’École de droit de Sciences Po, au sein du programme "Justice environnementale et transition écologique" de la Clinique de l'École de droit de Sciences Po cofondé avec Aurélien Bouayad. Les projets et les cours cliniques doivent être appréhendés comme un laboratoire d’idées destiné à réceptionner les thèses et les pratiques du droit innovantes pour la transition.