Par Charlotte Halpern
chargée de recherche FNSP au Centre d’études européennes et de politique comparée
Ville verte, durable, compacte, frugale, sobre, résiliente, intelligente… L’urgence environnementale donne lieu dans toutes les grandes villes du monde à la multiplication de projets urbains pour réduire la pollution, le gaspillage et l’empreinte écologique. Différents modèles de gestion optimisée des ressources naturelles se font jour pour penser autrement l’aménagement urbain et la gestion des services (eau, déchets, énergie). Souvent, les termes du débat se résument à l’alternative entre la poursuite de programmes massifs d’investissements dans des grands systèmes techniques ou la mise en place de solutions décentralisées, miniaturisées, voire individualisées à l’échelle des immeubles, îlots et quartiers. Pourtant, entre « business as usual » et décroissance, une troisième voie se dégage : celle de la sobriété.
Dans un contexte urbain, cette notion de sobriété se fonde essentiellement sur un principe d’optimisation, qui entend limiter la pression exercée sur les ressources naturelles à travers des échanges circulaires (symbioses), des processus de recyclage qui supposent la mise en place de nouvelles coordinations à des échelles micro (bâtiment, îlot, quartier) ou macro (métropole fonctionnelle). La recherche de solutions dans la manière d’organiser les quartiers, les systèmes techniques urbains, les bâtiments et leurs interactions, se traduit par une effervescence sans précédent dans les techniques de traitement des eaux usées, de stockage et de récupération d’énergie, de production et analyse de données. Mais, au-delà des effets d’annonce, que valent ces expériences ? Quelles en sont les limites ?
Pour répondre à ces questions, une équipe de chercheurs, – sociologues, géographes, politistes, économistes, ingénieurs – a conduit une enquête* dans différents secteurs (eau, déchets, énergie) dans neuf métropoles. Leurs résultats, publiés dans l’ouvrage Villes sobres (codirigé par D. Lorrain, C. Halpern et C. Chevauché, Presses de Sciences Po en 2018) sont exposés ici.
Le premier constat auquel l’enquête aboutit est l’ambiguïté de la notion de sobriété. Ses contours sont indéfinis, caractérisés par le foisonnement d’initiatives, de projets et de slogans. Il existe autant de définitions de la sobriété que d’expériences, certaines apparentées à du greenwashing ou à une volonté de positionnement d’une marque « sobre et smart », tandis que d’autres sont à l’origine de transformations en profondeur de la manière de concevoir et gérer les services urbains.
Mais au-delà de ce constat, l’étude permet aussi, à partir de données robustes, d’engager une réflexion sur les trajectoires de transition écologique.
Tout d’abord, l’intérêt pour les pratiques et les technologies porteuses d’une plus grande sobriété s’avère bien réel et se concrétise par des solutions résultant de la rencontre d’acteurs porteurs de projet de réforme avec des opérateurs privés de l’industrie ou des services.
Pour autant, si les cas d’échanges circulaires (symbioses) abondent, de nombreux résultats restent en demi-teinte. Que représentent ces symbioses et solutions décentralisées par rapport aux consommations d’ensemble des métropoles où celles-ci sont introduites ? Participent-elles d’une mutation du système métropolitain ou s’agit-il d’expériences, certes innovantes, mais qui restent ponctuelles ? Les enquêtes de terrain soulignent le décalage – immense – entre les ambitions politiques affichées et les résultats obtenus sur la base de ces projets ponctuels et technologies « high tech ». De plus, ces expériences restent très localisées : stations de biogaz permettant des symbioses déchets/énergie à Genève ou symbioses eaux usées/énergie, déchets alimentaires/énergie à Vancouver. À ces expériences, s’ajoutent des projets plus « high tech », comme par exemple la multiplication de proto-quartiers durables en Chine qui tentent de concilier, dans le cadre d’une politique de planification urbaine, des besoins de croissance élevée avec la lutte contre les pollutions.
À l’inverse de ces expériences très localisées, le cas de Singapour souligne l’ampleur des ressources nécessaires pour procéder, à l’échelle de la Cité-État, à la conversion d’un système d’approvisionnement en eau « low tech » en système « high tech ». Le projet de ville sobre fait partie intégrante de la stratégie d’indépendance nationale ; elle donne lieu à la structuration de filières industrielles d’excellence et au développement de technologies de pointe.
Les enquêtes montrent aussi comment la quête de sobriété exacerbe les enjeux de coordination inter-organisationnelles, -territoriales et -sectorielles, justifiant l’introduction d’instruments de différentes natures : des puces et des capteurs sont déployés à grande échelle pour informer en temps réel sur les usages et les niveaux de consommation de la ressource. On observe aussi la généralisation de méthodes – analyses en cycle de vie, bilans carbone, empreintes écologiques – qui complètent l’approche par les coûts et structurent les choix d’investissement. Enfin, des filières intégrées se structurent au sein d’un même secteur – par exemple, à partir des flux de traitement et réutilisation des eaux usées – et des boucles de valorisation. Lorsque cela est possible, des symbioses se mettent en place entre secteurs. Cependant, on constate ici aussi des ambiguïtés liées aux échelles de mesure de la performance dont les résultats peuvent changer considérablement en fonction du niveau de leur consolidation (bâtiment, îlot, parc, ou métropole).
Pourquoi certaines villes, à un moment donné, se lancent dans des expériences qui rompent avec le modèle dominant sans avoir de certitudes sur les résultats ? Quels sont les déclencheurs ? L’explication oscille entre les dynamiques propres aux sociétés urbaines et l’urgence de problèmes. Plusieurs motivations du changement sont identifiées : 1) la volonté de limiter les externalités négatives de la croissance économique, et d’en “valoriser” certaines à travers des symbioses déchets/énergie ou eaux usées/énergie ; 2) le souhait de conforter un projet politique d’autonomie au sein du territoire national, comme dans le canton de Genève et la plate-forme aéroportuaire d’Amsterdam-Schiphol, ou d’affirmation de l’indépendance nationale, comme à Singapour ; 3) l’urgence environnementale causée par l’accumulation des sources de pollution et les perspectives de stress hydrique en contexte de changement climatique, tel qu’observé, à Lima, Windhoek et Delhi. Mis à part le cas de Vancouver, et contrairement aux attentes fondées sur la littérature, l’écologisme joue, au final, un rôle limité.
Nous avons également identifié quelques régularités dans la conduite du changement. À partir des recherches existantes, nous faisions l’hypothèse que les firmes urbaines et les villes jouent un rôle central dans la quête de nouveaux modèles de gestion des ressources. De fait, ces deux types d’acteurs contribuent directement à la diffusion d’innovations technologiques essentiellement concentrées sur les infrastructures et les services (eau, déchets…). Pour ce qui est des firmes, leurs choix sont orientés par leurs stratégies de recherche et développement, les marchés des infrastructures et des services urbains se restructurant autour de l’émergence de solutions techniques décentralisées et de procédés à forte valeur ajoutée. Parmi celles-ci, on retrouve les opérateurs de réseaux (utilities), des groupes de construction, des grands industriels, des sociétés d’ingénierie ainsi que les nouveaux entrants du numérique. Dans les pays émergents, les nouveaux entrants sont des firmes multinationales d’envergure régionale en provenance de Singapour, de Chine, d’Inde, et du Brésil, portées par leurs États respectifs. Dans ces domaines, elles sont en partie dépendantes des choix et des priorités d’investissement des pouvoirs publics. Pour les procédés technologiques les plus innovants, l’activisme des élites politiques urbaines offre la possibilité de bénéficier de laboratoires grandeur nature, qui constituent des vitrines susceptibles d’accélérer la diffusion de ces technologies. Enfin, l’octroi de financements spécifiques et le caractère prioritaire, voire stratégique des objectifs de maîtrise de la demande en eau et en énergie justifient l’adoption de règles dérogatoires au droit commun pour planifier et gérer ces équipements.
Pour autant les études de cas montrent qu’il ne faut pas surestimer le rôle des firmes et des élites politiques urbaines dans le pilotage de ces opérations. Ainsi, le rôle stratégique des villes s’explique moins par leur capacité de pilotage que par leur statut d’espace privilégié d’intervention et d’expérimentation. Dans l’ensemble des cas étudiés, les États jouent un rôle essentiel dans la conduite du changement et l’orientation des stratégies des villes et des entreprises : hiérarchie des priorités et localisation des projets pilotes, adaptation de la réglementation et des normes, priorisation des technologies à travers les subventions publiques, incitations fiscales et les financements en capital. Cette tendance est plus particulièrement marquée dans le cas des parcs industriels, des aéroports et ports et des zones de loisirs. Dans les métropoles des pays émergents (Lima, New Delhi et Windhoek), les enquêtes confirment aussi le rôle des organisations internationales et des agences d’aide au développement comme vecteurs d’innovation technologique et institutionnelle.
Malgré des différences fondamentales, ces trajectoires partagent une caractéristique importante : une absence de linéarité qui s’explique notamment par les résistances rencontrées dans les villes étudiées, que ce soient les résistances sectorielles face à l’introduction de symbioses, l’acceptabilité sociale des riverains et des habitants et enfin, les résistances liées au périmètre fonctionnel de la ville sobre, qui ne recoupe pas nécessairement celui des frontières politiques et institutionnelles.
L’un des enseignements principaux de cette étude est de montrer qu’une démarche comparative et interdisciplinaire est particulièrement fructueuse pour analyser le développement de la ville sobre. Contrairement aux approches exclusivement techniques qui se positionnent sur des périmètres réduits – bâtiment, îlot, quartier –, la démarche développée dans l’ouvrage permet de questionner les enjeux économiques, politiques, sociaux de ces stratégies locales à l’échelle de la ville, voire de la métropole. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire que le déploiement des stratégies de villes sobres souligne le décalage entre métropole fonctionnelle et frontières politico-administratives et met en exergue les besoins de coordination et d’intégration posés par la fragmentation et l’imbrication des niveaux de décision et des compétences au sein d’un même territoire.
Enfin, si la ville sobre ne constitue pas un modèle de rupture, l’injonction à la sobriété contribue à repenser les termes du débat sur la redistribution des ressources et de la croissance. De fait, si la sobriété ne bénéficie pas automatiquement aux populations les plus démunies, ni ne répond à des objectifs de préservation des ressources, elle invite néanmoins les acteurs en compétition à redéfinir leur capacité d’accès à la ressource. En cela, la marche vers les villes sobres est porteuse d’une recomposition des rapports politiques, économiques et sociaux dans les villes.
*Une partie de ces terrains ont été réalisés dans le cadre du projet SYRACUSE (financement ANR, 2012-2015).
Charlotte Halpern est chargée de recherche FNSP au Centre d'études européennes et de politiques comparées (CEE). Spécialiste de l’action publique comparée, ses travaux portent sur les transformations de l’action publique. Ses recherches portent en particulier sur les politiques publiques de l'environnement et la ville durable, la gouvernance territoriale et les politiques publiques du transport et des infrastructures et la gestion des services collectifs urbains. Par ailleurs, Charlotte enseigne à l’École urbaine et à l’École doctorale.
Pour aller plus loin
Villes sobres.Nouveaux modèles de gestion des ressources dirigé par Dominique Lorrain, Charlotte Halpern, Catherine Chevauché avec Alvaro Artigas, Olivier Coutard, Rémi Curien, Rémi de Bercegol, Christophe Defeuilley, Camille Douay, Shankare Gowda, Michel Lafforgue, Vincent Lenouvel, Camille Poiroux, Julie Pollard, Presses de Sciences Po, Janvier 2018