Tous les ans, la Ville de Paris, en partenariat avec l’Institut Émilie du Châtelet, décerne des bourses pour encourager la recherche sur les questions de genre. L’année dernière, leur choix s’est porté sur les travaux d’Alexane Guérin, doctorante au Centre de recherches internationales, où elle cherche à explorer les ressorts et aboutissants d’une justice réparatrice dans les cas de viols. Entretien
Le milieu de la recherche offre une temporalité rare, celle du temps long, qui permet d’explorer un sujet dans toutes ses complexités, mais elle peut être aussi animée par une forme d’urgence, notamment quand on travaille sur des injustices et des violences de genre. Dans mon cas, ce travail est motivé par un désir de transformations politiques et féministes : j’ai commencé ma thèse après que le mouvement international #MeToo ait été lancé, un mouvement qui a donné un écho planétaire à des millions de témoignages de violences sexuelles. Il a aussi fait comprendre la nécessité de prendre à bras le corps les questions de justice pour y répondre.
C’est précisément parce que la théorie politique permet de partir du diagnostic d’injustices, de fournir une grille d’intelligibilité adéquate, et de proposer des solutions durables que j’ai choisi cette discipline. Quand j’étais en master à Sciences Po, j’ai découvert les théories féministes, ce qui a été décisif dans mon choix de poursuivre en thèse. Les sciences sociales fournissent des corpus qui permettent d’inscrire les recherches dans une perspective d’émancipation : les productions théoriques se nourrissent des mouvements féministes et réciproquement. Pour moi la recherche permet de faire le lien entre les concepts et les faits, les savoirs théoriques et les savoirs expérientiels. Elle permet de montrer et de rendre intelligibles des phénomènes constamment invisibilisés et dépolitisés.
Je m’intéresse à la justice réparatrice en la considérant comme un outil permettant de répondre aux attentes des victimes de viol ordinaire. Je propose la notion de « viol ordinaire » comme nouvelle qualification de violence de genre afin de rendre visibles les rapports sexuels non consentis qui prennent place dans l’intimité, commis par un proche : un ami, une rencontre, un ex-copain… Bref, dans la vie quotidienne. La formulation de ce concept s’inscrit dans le sillage de celle du « date rape », proposée dans les années 1980 par les féministes américaines, qui met l’accent sur les mécanismes hétéronormés à l’œuvre. En raison de ses critères — quotidienneté, proximité, potentielle intimité — les scripts de viol ordinaire constituent un point aveugle de l’imaginaire social. Les victimes sont placées dans des situations où leurs capacités à connaitre, transmettre, recevoir des connaissances sur ce qu’elles ont subi sont remises en cause, ce qu’on appelle « les injustices épistémiques ». Que ce soit lorsqu’elles cherchent à qualifier la violence, à témoigner auprès de leurs proches ou à dénoncer, elles sont confrontées à toutes sortes d’obstacles et de détournements : injustices de témoignages, interprétations subjectives, silenciation, etc. Les procédures pénales sont aussi empreintes de ces biais, ce qui contribue à dissuader les victimes de porter plainte. Mais plus encore, la justice pénale, déterminée par sa finalité punitive, son régime de preuves et sa mise en scène adversariale, ne peut pas répondre à certaines attentes des victimes qui consistent, par exemple, à confronter l’homme qui les a violées, à lui poser des questions, à lui exposer les conséquences que le viol a eu sur leur vie, etc. Ce que je défends dans ma thèse est que la justice réparatrice, en créant un espace de dialogue sécuritaire grâce à un tiers, offre la possibilité de réparer un ensemble de torts en se focalisant sur les conséquences et préjudices que l’agression a engendrés. Que signifie alors « réparer » ? La réparation ne prend ni la forme d’une guérison (sens thérapeutique) ni la forme d’une indemnisation financière (sens judiciaire) : elle prend le sens d’une réappropriation de l’agentivité, qui a été radicalement niée pendant le viol. En se focalisant sur la réparation, cette justice ne vise pas à remplacer le système pénal, ni systématiquement à le compléter : en proposant un sens différent de la justice, elle peut fonctionner indépendamment. Elle offre aux victimes la possibilité d’être reconnues en tant que telles, sans que leur crédibilité soit attaquée.
La bourse de la Ville de Paris m’a permis de réaliser l’enquête de terrain qui est au cœur de ma recherche. J’ai pu partir 6 mois au Québec et observer les pratiques de deux organismes de justice réparatrice, qui fonctionnent très différemment du point de vue des méthodes, des principes, de la structure, du rattachement au système criminel québécois, du type de victimisation, etc..
Dans le Centre de services de justice réparatrice (CSJR), j’ai pu suivre des formations et participer à un projet-pilote de justice transformatrice intitulé « les violences sexuelles comme trauma collectif ». À Équijustice, un réseau de justice réparatrice et de médiation citoyenne, j’ai réalisé un stage de 3 mois qui m’a permis d’observer des réunions cliniques, des réunions d’équipes, plusieurs formations, des médiations. J’y ai découvert l’approche relationnelle en justice réparatrice, que je défends dans ma thèse. J’ai effectué de nombreux entretiens avec les médiateurs et médiatrices chargé. e. s des rencontres de justice réparatrice, mais également avec des avocates et avocats pénalistes et des victimes de viols ordinaires. Ce séjour a été également l’occasion d’un échange universitaire avec l’Université du Québec à Montréal, où j’ai suivi deux séminaires en études féministes, et échangé avec des chercheuses de l’Institut de recherches et d’études féministes. Cette combinaison de terrain et d’approches universitaires a été un élément décisif pour mon travail de thèse.
Rien n’est encore fixé précisément : ma priorité est de soutenir la thèse, très certainement à l’hiver 2023. Après la thèse, je voudrais échanger — voire travailler — avec des associations d’aide aux victimes, des associations féministes, des avocate·s, magistrate·s ou travailleurs sociaux intéressées par la justice réparatrice, pour que cette forme de justice soit davantage connue en France, et proposée aux victimes comme une option possible après avoir subi un viol, sans avoir nécessairement à porter plainte.
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La thèse d’Alexane Guérin, réalisée sous la codirection d’Astrid von Busekist et de Magali Bessone, s’intitule provisoirement « Rendre justice aux victimes de viol ordinaire : les perspectives de la justice réparatrice »