En temps de pandémie, rien de plus naturel que de rechercher dans l’histoire des réponses à nos questions. Mais est-ce une bonne idée ? Guillaume Lachenal et Gaëtan Thomas, chercheurs au médialab., s’interrogent sur cette inclinaison spontanée, mais insuffisante, si ce n’est risquée, pour lutter contre le virus actuel. Interview.
Guillaume Lachenal : Il faut se souvenir des premières semaines de l’épidémie, pendant la première vague, car la situation a un peu changé depuis : il s’est exprimé alors un grand « besoin d’histoire » auquel les historiennes et les historiens ont souvent répondu en suggérant que le passé contenait des « leçons » qui pourraient être utiles pour traverser et surmonter l’épreuve de la pandémie et du confinement. Peste, Ebola, grippe espagnole, les spécialistes des épidémies du passé (nous nous comptons parmi eux) ont défilé dans les médias pour expliquer à quel point le présent n’était finalement guère surprenant, plein de ressemblances avec le passé.
Gaëtan Thomas : La recherche de précédents est légitime, elle permet de revisiter l’histoire tout en donnant sens au présent. Mais il faut distinguer la quête de profondeur historique de la tentation, qui nous paraissait problématique, d’en tirer des invariants, des constantes, qui guideraient aussi bien l’analyse que l’action. La Peste de Camus fut abondamment citée dans les premiers mois de l’épidémie.
Avec le roman à l’appui, des commentateurs affirmaient l’existence d’invariants dans la réaction des populations — le déni, la peur, la fuite, la recherche de boucs émissaires, etc. — et ceci dans le but de faire ressortir un schéma narratif standard auquel se conformerait n’importe quelle épidémie. Il se trouve, non sans ironie, que le narrateur de La peste met lui-même en garde le lecteur contre ceux qui « établissaient des comparaisons avec les grandes pestes de l’histoire, en dégageaient les similitudes (que les prophéties appelaient constantes) et, au moyen de calculs non moins bizarres, prétendaient en tirer des enseignements relatifs à l’épreuve présente. » (La Peste, p. 201, édition de poche Folio)
La stabilité de ces soi-disant invariants est sans doute rassurante, mais la plupart d’entre eux ne sont que des clichés. En tant que tels, ils ne sont pas complètement faux, bien qu’ils manquent de spécificité et dépassent rarement le statut de l’anecdote. Ils diluent le présent dans un passé fantasmé. Souvent, ils font écran à la compréhension des évènements. Qu’est-ce qui a plus d’importance, au regard de l’analyse et du récit que l’on peut faire de l’épidémie de Covid-19 ? La fuite des habitants de l’Upper East Side vers leurs résidences secondaires — un phénomène que l’on pourrait qualifier d’invariant en se référant aux grands récits de peste — ou la chute brutale des mobilités internationales depuis mars 2020 ?
Guillaume Lachenal : Les leçons du passé peuvent empêcher de saisir ce qu’il y a de neuf dans le présent — c’est un enseignement classique de la discipline historique, que nous a légué Marc Bloch. Les cliniciens et épidémiologistes l’ont reconnu assez franchement après la première vague : les protocoles de sécurité et de traçage des cas hérités de l’expérience du Sras en 2003, puis de la menace de l’importation de cas d’Ebola en 2014-2015, n’ont pas été utiles, car ils étaient focalisés sur des formes cliniques d’emblée gravissimes et ne prenaient pas en compte la possibilité d’un large portage asymptomatique de l’épidémie. Il a fallu du temps pour prendre en compte cet aspect nouveau du Sars-Cov2. Il faut ajouter le fait que les plans de préparation adoptés en grande pompe après l’épidémie de grippe aviaire de 2005, puis remis à jour en 2009 au moment de la grippe H1N1 n’ont pas empêché une certaine désinvolture, pour ne pas dire pire, dans la gestion de la menace pandémique — comme l’ont amplement documenté en France les commissions d’enquête. Nous connaissions nos leçons par cœur, en particulier celle de la grippe espagnole de 1918-19 qui avait été redécouverte en 2005 comme le worst-case scénario à anticiper, et pourtant nous avons complètement échoué à l’examen !
Gaëtan Thomas : En effet ! Par exemple le récit initialement dominant de l’épidémie de sida, produit par historiens et journalistes, s’organisait lui-même autour d’invariants sur la « gay plague ». Ce récit était déterminé par l’opposition coupable/victime et la recherche du « patient zéro ».
À partir de la fin des années 1980, plusieurs intellectuels liés à la lutte contre le sida et aux cultural studies ont fustigé le recours à ces stéréotypes. Ils reprochaient à ces récits leur inexactitude et, surtout, leurs effets politiques délétères. Au prétexte de donner un visage à l’épidémie, ces récits produisaient des images rabaissantes et moralisatrices des personnes vivant avec le sida. Cette tradition critique nous a beaucoup inspirés. Elle rappelle que le recours au cliché n’est jamais anodin.
Guillaume Lachenal : Une autre piste pour comprendre comment notre compréhension des épidémies est structurée est de se tourner vers l’histoire de l’épidémiologie, de ses notions, de ses modes de pensée et de représentation.
L’idée de vague, qui délimite un début, un milieu et une fin de l’épidémie, semble évidente ; elle est pourtant profondément ancrée dans un moment moderniste de l’épidémiologie, associé à l’idée que techniques biomédicales et volonté politique peuvent contrôler et éradiquer les pathogènes. Cette vision, qui a connu son apogée avec l’éradication de la variole (déclarée par l’OMS en 1980), semble aujourd’hui datée. De quelles « vagues » peut-on parler.si l’on pense, par exemple, aux difficultés que l’on a pour mettre fin aux épidémies de polio ou de VIH-Sida, pour lesquelles les solutions biomédicales existent ? En réalité, si l’épidémiologie est une discipline importante quand on parle d’épidémie, évidemment, elle n’épuise pas la compréhension du phénomène. Et elle n’est pas non plus figée, il y a des courants, des transformations disciplinaires. Comment affranchir les récits et notre compréhension de l’épidémie du simple suivi d’une courbe ? Qu’est-ce qui échappe à cette raison épidémiologique ? Aujourd’hui, l’épidémiologie a du mal à expliquer le rôle du milieu, au sens large c’est à dire des conditions sociales, écologiques, structurelles qui expliquent les effets différentiels du virus dans nos sociétés. On voit bien, d’ailleurs, qu’à trop insister sur la réponse politique à l’épidémie de Covid-19, sur la comparaison des mesures imposées par divers gouvernement, on bute sur la dimension contingente de l’épidémie.
Guillaume Lachenal : Cette épidémie résiste beaucoup à l’interprétation politique. Au gré des fluctuations des cas ou de la mise en place des campagnes de vaccination, les pays « modèles » deviennent rapidement des contrexemples, et vice versa — pensons à la Suède, à l’Allemagne, à Israël ou à l’Italie, qui ont eu les deux statuts à différents moments de l’épidémie. Et la France n’a pas dit son dernier mot. Le « succès », lors de la première vague, fut aussi une question de chance.
Et il est difficile d’attribuer la réussite de pays comme la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, l’Australie, Hong-kong ou le Vietnam à des facteurs strictement politiques, liés uniquement au leadership, aux compétences techniques et aux mesures employées. Il y a autre chose : la géographie, la démographie, le climat, l’environnement, les sociabilités, la mobilisation des populations. Mais cette contingence dans les trajectoires épidémiques ne marque pas un point d’arrêt pour l’enquête historique, au contraire. Mais il est indispensable d’élargir la focale de l’histoire vers l’écologie, les infrastructures, les contraintes logistiques et matérielles.
Gaëtan Thomas : Il faut aussi élargir l’espace des récits possibles, être attentif à la manière dont les individus touchés par l’épidémie réinventent leur vie, en jouant justement avec les clichés imposés par les récits préexistants. L’épidémie de sida a montré la richesse de ce travail créatif au cœur de l’épidémie. Le militantisme sida combinait un sens stratégique de l’urgence et du pathos, avec un rapport ironique et joyeux aux identités, aux émotions et à l’histoire. L’histoire des épidémies doit aussi prendre en compte cette complexité de l’expérience, qui n’est pas seulement une volonté d’échapper à la réalité ou à la peur, mais tout simplement une manière de continuer à vivre.
Propos recueillis par Amélie Vairelles, médialab
Guillaume Lachenal est historien des sciences au médialab. Il développe des recherches dans le domaine émergent de la santé planétaire. Ses principales recherches ont porté sur l’histoire et l’anthropologie des épidémies, de la médecine et de la santé publique dans les contextes coloniaux et postcoloniaux d’Afrique. Gaëtan Thomas est historien de la médecine et des sciences, postdoctorant au médialab. Il travaille sur les maladies infectieuses et la vaccination, les données de santé, la critique culturelle et artistique.
Notes[+]
↑1 | Guillaume Lachenal, Gaëtan Thomas – Covid-19: When History has no Lessons. 30 March 2020, History Worshop |
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↑2 | Collectif – “L’histoire immobile du coronavirus.” In Comment faire?, 62–70. Seuil, 2020 |