Dès 1923, Rome ne tient plus dans Rome. Victime de son succès, l’École libre des sciences politiques est à l’étroit dans des locaux conçus pour accueillir 350 élèves et fréquentés dans les années 1930 par environ 2 000 étudiants. Le grand amphithéâtre, fierté des années 1890, est trop petit pour recevoir le public qui se presse aux conférences d’André Siegfried. En 1933, le jeune secrétaire général de l’École libre des sciences politiques, René Seydoux, convainc le vénérable directeur Eugène d’Eichthal de donner le coup d’envoi des grands travaux. En un temps record, la nouvelle aile des amphithéâtres est érigée sur le jardin du 29, rue Saint-Guillaume.
L’aile des amphithéâtres a été conçue pour relever les défis de l’espace, de la lumière et de l’aération. Construit pour désengorger une école saturée, le bâtiment abrite deux amphithéâtres de 500 et 300 places, deux grandes salles de cours et une salle de sport. L’antique bibliothèque logée dans une aile voisine double son volume en absorbant les dépouilles de l’ancien amphithéâtre, privé d’objet social. Si ce dernier était aveugle et éclairé au bec de gaz, la nouvelle aile, bien qu’exposée au nord, est dotée de larges verrières et les nouveaux amphithéâtres sont baignés de lumière naturelle. Erigé sur le jardin dont il réduit d’autant la largeur et qu’il domine de toute sa hauteur, le nouveau bâtiment présente une forme pyramidale, avec des étages supérieurs en retrait pour ne pas priver de soleil le jardin.
L'aile des amphithéâtres © Martin Argyroglo / Sciences Po
Dans l’amphithéâtre même, une attention toute particulière est accordée au chauffage et à la ventilation. De grandes souffleries installées en sous-sol renouvellent l’air grâce à de nombreuses bouches d’aération, pourvues de grilles art déco et installées au sol et le long des murs. La structure de l’amphithéâtre a été pensée pour offrir aux élèves une bonne visibilité, grâce à un sol en pente et à un balcon en mezzanine, ainsi qu’une excellente acoustique, grâce aux murs revêtus d’un enduit caoutchouc.
© Studio Chevojon / Sciences Po
Côté mobilier, l’École a fait appel aux ateliers de Jean Prouvé pour dessiner des pupitres biplaces, dont les assises et les tablettes en bois de chêne sont reliées entre elles par une armature centrale en tôle pliée. Cette dernière est la marque de fabrique du designer nancéien dont le credo « ergonomie, économie, solidité » n’a pas été démenti en Boutmy.
Le prestigieux amphithéâtre est en effet resté intact depuis les années 1930, à l’exception du mobilier de scène, revu pour libérer la tribune en cas de besoin, et du grand tableau noir à poulies remplacé par des écrans numériques. Son balcon a également été mis aux normes de sécurité.
Les salles de cours et amphithéâtres de la nouvelle aile sont baptisés du nom des premiers directeurs et enseignants de l’École libre, en hommage aux pionniers de l’épopée institutionnelle. Émile Boutmy reçoit naturellement les honneurs du grand amphi. Père fondateur de l’École libre, il en a conçu le projet intellectuel et élaboré le programme d’enseignement en 1871-72. Administrateur de talent, il a su réunir les fonds nécessaires à l’établissement de son École et les libéralités indispensables à l’acquisition du 27, rue Saint-Guillaume (1879). Négociateur agile, il a protégé sa Faculté libre des velléités de nationalisation de l’État (1876-81). Passionné d’éducation et de pédagogie, il a imposé durablement son institution dans le champ de l’enseignement supérieur français.
Anatole Leroy-Beaulieu, son successeur en 1906, se voit attribuer le nom de l’amphithéâtre du deuxième étage – hommage à sa connaissance des affaires russes et des questions d’Orient et à son engagement contre les « doctrines de la haine » (antisémitisme, anti-protestantisme, anticléricalisme).
Les salles de cours du troisième étage honorent quant à elles la mémoire de deux professeurs pionniers d’histoire diplomatique, Albert Sorel, spécialiste de l’Europe révolutionnaire et napoléonienne, et Albert Vandal, spécialiste de l’Europe moderne. Quant au gymnase logé en sous-sol, il prend le nom de son promoteur, le secrétaire général René Seydoux, également maître d’œuvre des travaux.
En 1994, l’amphithéâtre du deuxième niveau est rebaptisé du nom du directeur Jacques Chapsal (1947-1979), refondateur de Sciences Po au sortir de la Seconde Guerre mondiale et tout juste décédé, entraînant l’élévation subséquente d’Anatole Leroy Beaulieu, à présent couplé avec Albert Sorel, au troisième étage et la « disparition » collatérale d’Albert Vandal.
Architecte de la Compagnie des Chemins de fer du Midi et des usines Blériot à Suresnes, Henri Martin et son fils Hubert furent, aux côtés du secrétaire général René Seydoux (1929-1936) et du directeur Jacques Chapsal (1945-1979), « des architectes sérieux, dévoués, surveillant bien leurs entrepreneurs, ne cherchant pas à imposer à tout prix les recettes les plus récentes de l’architecture moderne, tout en sachant les proposer et les utiliser correctement » (Chapsal).
En 1934, ils érigent l’aile des amphithéâtres, tout en décrochage pyramidal et en baies vitrées, et l’équipent d’un ingénieux système de chauffage et d’aération. En 1934 toujours, ils aménagent le grand hall, surnommé La Péniche, « quelque peu massif, témoin de l’architecture de l’époque (celle de l’exposition coloniale et du Palais d’Iéna) » (Chapsal). En 1952, ils réalisent la surélévation et l’alignement des bâtiments du 23 au 29 de la rue Saint-Guillaume, unifiés par une même façade néo-classique percée de trois portes en arc de cintre. En 1963, ils livrent l’édifice moderne du 30, rue Saint-Guillaume qui accueille les services de documentation. On leur doit également l’aménagement du 56, Saints-Pères en 1979.
Durant sept semaines, du 14 mai au 29 juin 1968, Sciences Po a été occupée par certains de ses étudiants. À l’origine de l’occupation : le refus de passer les examens de fin d’année, la volonté d’être « dans la lutte » aux côtés des autres universités, enfin le souhait d’être associé à la gouvernance de l’École et d’instituer d’un “pouvoir étudiant”.
Au coeur du nouvel “Institut Lénine”, l’amphithéâtre Boutmy est rebaptisé “Che Guevara“ et accueille les Assemblées Générales et les séances journalières du Conseil étudiant.
Depuis sa création, l’amphithéâtre Boutmy a accueilli et continue d’accueillir des professeurs prestigieux. C’est aussi là qu’ont lieu les grandes conférences, les soirées électorales et les leçons inaugurales. De Robert Badinter à Kofi Annan en passant par Boutros Boutros-Ghali, Karl Lagerfeld, Dany Laferrière, Condoleezza Rice, Michel Serre ou encore Justin Trudeau, nombreuses sont les figures majeures de la politique française ou internationale, de l’économie, des arts ou des médias qui ont fait vibrer l’amphithéâtre et passionné des générations d’élèves.
La scène de Boutmy révèle aussi les talents de nos étudiants, qui s’en emparent à l’occasion d’un concours d’éloquence, d’une représentation théâtrale ou d’une comédie musicale endiablée !
Source : textes de Marie Scot