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04.05.2022
Les femmes devraient-elles demander des salaires plus élevés ?
Si l’écart salarial médian entre les hommes et les femmes a diminué au cours des 20 dernières années au sein des pays de l’OCDE, il demeure élevé : il est en effet passé de 17,7% en 2000 à 12,8% en 2018 en moyenne. Très documenté dans la littérature économique empirique, l'écart persistant entre les hommes et les femmes en matière de salaires peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Des chercheur.e.s comme L. Kiessling, P. Pinger, P. Seegers et J. Bergerhoff se sont par exemple intéressés au rôle joué par les différences d’attente salariale avant l’entrée sur le marché du travail. Dans une étude menée auprès d’étudiant.e.s effectuant leurs études en Allemagne, ces chercheur.e.s trouvent par exemple qu’en début de carrière, les filles étudiantes s’attendent à gagner 86% du salaire que les garçons étudiants pensaient pouvoir obtenir.
Ainsi, au cours des dernières années, les femmes ont été de plus en plus appelées et exhortées à faire des demandes de salaires plus élevées. Des guides et des ateliers de préparation aux négociations salariales destinés aux femmes se sont développés et, dans son livre à succès “Lean In: Women, Work, and the Will to Lead”, Sheryl Sandberg, la directrice des opérations de Facebook, appelle les femmes à être plus exigeantes au cours des négociations salariales.
Des demandes d’augmentation de la part des femmes pourraient-elles conduire à une augmentation de leur salaire et ainsi à réduire les inégalités salariales ? Dans un article de recherche, l'économiste Nina Roussille apporte une réponse positive à cette question et suggère que les femmes ne sont pas pénalisées lorsqu’elles font des demandes salariales aussi élevées que les hommes.
Utilisation d’une plateforme de recrutement en ligne
Afin de comprendre quel est l’impact des exigences et demandes salariales sur les inégalités de salaire, Nina Roussille analyse des données de la plateforme de recrutement en ligne hired.com, spécialisée dans les emplois liés au secteur de la technologie et hautement rémunérés. Sur cette plateforme de recrutement, les candidat.e.s doivent fournir un C.V. et indiquer leur “salaire demandé” (“ask salary”). Une entreprise intéressée par un.e candidat.e de la plateforme manifeste son intérêt pour son profil en lui faisant une “offre salariale” (“bid salary”), et ce, avant qu’un entretien ait lieu. Si le ou la candidat.e est engagé à l’issue de l’entretien, la plateforme enregistre le “salaire final” sur lequel se seront accordés l’entreprise et le ou la candidat.e de la plateforme.
Données utilisées
La chercheuse utilise une base de données de 123 383 profils de candidat.e.s, 43 509 offres d’emplois de 6 755 entreprises basées dans 21 villes des États-Unis. Les candidat.e.s ont en moyenne 11 ans d’expérience et un niveau d’études élevé : 82% ont au moins un niveau de licence et 35 % ont au moins un Master. Les femmes candidates inscrites sur la plateforme ont fait plus d’études que les hommes candidats : 41% d’entre elles ont un niveau Master (contre 34% d’entre eux).
Les années pour lesquelles les données ont été utilisées n’ont pas pu être communiquées pour des raisons de confidentialité (découlant du contrat de recherche signé avec hired.com).
Résultats de recherche
Premièrement, en se basant sur des données relatives à 120 000 candidat.e.s, Nina Roussille trouve qu’à C.V. égal, les femmes inscrites sur la plateforme demandent des salaires 3,3% moins élevés que les hommes. Cette différence dans les demandes salariales, qui est statistiquement significative, représente 4 032 dollars en moyenne par an.
Deuxièmement, la chercheuse analyse l’impact des demandes salariales exprimées par les candidat.e.s de la plateforme sur les écarts relatifs à “l’offre salariale” (proposée par l’entreprise avant l’entretien, à partir du C.V. fourni) et “l’offre salariale finale”. La chercheuse trouve que les différences de demandes salariales entre les hommes et les femmes expliquent la totalité (100%) des écarts d’offres salariales et que les femmes ne sont pas discriminées à la marge extensive.
Troisièmement, Nina Roussille trouve que les femmes ne sont pas pénalisées lorsqu’elles font des demandes salariales similaires à celles des hommes. La chercheuse arrive à cette conclusion en analysant l’impact d’un changement de modalité de la plateforme en 2008 sur les offres salariales des entreprises. Si, avant ce changement, les candidat.e.s indiquaient le salaire souhaité dans un champ libre du formulaire de la plateforme, à partir de 2008, le champ est pré-rempli avec la médiane de l’offre salariale généralement proposée à un.e candidat.e similaire de la plateforme. En se basant sur les ingénieur.e.s en informatique de San Francisco, l’auteure trouve que le changement de la plateforme a conduit à une élimination des écarts de genre concernant les demandes salariales et les offres salariales. De plus, les femmes n’ont pas vu une diminution du nombre d’offres reçues par les entreprises suite à ce changement. Les travaux de Nina Roussille suggèrent donc que les femmes ne sont pas pénalisées lorsqu’elles demandent des salaires aussi élevés que ceux des hommes, ce qui devrait les encourager à faire des demandes salariales plus élevées.
Apports de l’article
Premièrement, l’article de Nina Roussille développe le concept de “salaire demandé” (“ask salary”), peu utilisé dans la littérature existante sur les écarts salariaux entre hommes et femmes. Si le concept d’écarts en termes de salaires perçus (“realized wages”) est largement développé et mesuré dans la littérature, les écarts d’attente salariale entre hommes et femmes ont récemment commencé à être explorés (dans cet article par exemple). Le concept de “salaire demandé” développé dans l’article de Nina Roussille semble particulièrement pertinent pour la littérature portant sur les inégalités salariales femmes-hommes dans la mesure où le salaire demandé intervient directement au moment des négociations salariales (ce qui n’est pas le cas des écarts de genre d’attente salariale).
Deuxièmement, les données utilisées dans l’article semblent particulièrement pertinentes dans la mesure où elles reposent sur un large échantillon (123 383 profils de candidat.e.s) et ne présentent pas de valeur manquante due à des absences de réponse. De plus, les données utilisées dans l’article permettent à la fois d’observer ce qu’il se passe du côté de l’entreprise et du ou de la candidat.e, alors que la majorité des données disponibles permet souvent de se concentrer exclusivement sur un seul des deux côtés du marché du travail.