Après la chute d’Assad, quel avenir politique pour la Syrie ?

20/12/2024

Un texte de Eberhard Kienle, chercheur au CERI, ancien membre de la Fact Finding Mission Syria mise en place par la Haute Commissaire aux droits de l’homme (OHCHR) de l’ONU en 2011, auteur de Ba’th v. Bath : The Conflict Between Syria and Iraq, 1968-1989 (London/New York, N.Y., I.B.Tauris, 1990) et States under Stress : Explaining Resilience in the Middle East (Cambridge, Cambridge University Press, à paraître 2025).

Le 8 décembre, Bachar el-Assad, président de la République arabe syrienne depuis 2000, a fui le pays après une offensive éclair (mais préparée de longue date) menée par Hayat Tahrir al-Cham (HTC, Organisation pour la Libération de la Syrie), officiellement formée en 2017, et ses alliés installés dans le nord-ouest du pays, à Idlib et ses environs. 

Il n’a fallu qu’une dizaine de jours pour que l’un des régimes les plus autoritaires au monde qui avait survécu au printemps arabe en 2011, à la militarisation d’une partie de l’opposition, puis à l’essor temporaire de l’État islamique, et ce, grâce au soutien de l’Iran, du Hezbollah et de la Russie, s’écroule sans que son armée se batte pour sa survie. Entre 10 000-15 000 combattants auront eu raison de plus de 150 000 militaires (les chiffres divergent) et d’une dizaine de services secrets aux effectifs pléthoriques.

Si les scènes de liesse populaire à travers le pays reflètent le soulagement d’une population profondément traumatisée par les violations endémiques à grande échelle des droits humains perpétrées et documentées depuis des décennies, chacun s’interroge sur le devenir du pays.

Un rapport de forces internes défavorable au régime d’Assad 

Les événements des dernières semaines sont le produit d’un rapport de forces intra-syrien de plus en plus défavorable pour le régime. Les groupes de rebelles installés à (ou expulsés par les forces du régime vers) Idlib ont réussi, malgré d’importantes contraintes, à coordonner leur action militaire. En dépit de leurs penchants répressifs, ils sont parvenus à assurer leur enracinement local, leur légitimité sur place et la mobilisation de ressources humaines et matérielles.  Ainsi, le Gouvernement du salut syrien qu’ils ont formé en 2017, présidé par Muhammad al-Bashir (désormais premier ministre de la Syrie), était capable de répondre à bon nombre de besoins de ses administrés. A contrario, le régime d’Assad n’a jamais cherché à mener une politique de reconstruction, et encore moins de réconciliation, dans les parties du territoire qu’il avait conservé ou reconquis. Enfin, l’exacerbation de la crise économique a démobilisé ses propres soutiens, y compris dans l’armée et les services secrets.

Une Turquie confortée et des alliés affaiblis

Le rapport de forces entre acteurs syriens a également évolué en fonction du soutien reçu de l’extérieur. Les rebelles à Idlib ont pu compter sur le soutien discret mais efficace de Recep Tayyip Erdoğan, qui, sous la pression de ses électeurs, cherche à faciliter, voire forcer, le retour dans leur pays des 3-4 millions de réfugiés syriens installés en Turquie. Un retour  à ce stade étranger aux priorités d’Assad qui s’était plusieurs fois félicité d’une composition démographique plus « saine » de la Syrie grâce au départ des réfugiés. 

Cette même Turquie a, depuis le début de la guerre d’Ukraine, vu sa position renforcée vis-à-vis de la Russie, qui a besoin d’elle et de ses drones, et qui a été conduite à réduire la présence militaire, y compris à sa base navale de Tartous et aérienne de Hmaymim. Lors de la marche des rebelles sur Damas, le soutien de l’aviation russe est resté minimal ; selon certaines sources, la Russie disposait de moins de dix avions en Syrie. 

Quant aux forces du Hezbollah, de l’Iran et du gouvernement syrien, elles étaient plus que jamais exposées aux attaques israéliennes, surtout après le 7 octobre 2023 et davantage encore après le début de l’escalade du conflit entre Israël et le Hezbollah, fin septembre 2024. 

Il n’en suit pourtant pas que le gouvernement israélien aurait intentionnellement provoqué la chute d’Assad. Depuis des décennies, les avis des politiques et militaires israéliens étaient partagés ; si Bachar, comme son père et prédécesseur Hafez el-Assad, continuait de revendiquer le Golan unilatéralement annexé par Israël en 1981, refusait de signer un accord de paix avec son voisin du sud, restait l’allié de l’Iran et du Hezbollah [1] [2] , il n’a jamais engagé les forces armées syriennes contre Israël  faisait ce qu’il fallait pour que le calme règne le long de la ligne de cessez-le-feu sur le Golan.  

Contrôler, gouverner et reconstruire

À quel point les vainqueurs pourront-ils contrôler et gouverner la Syrie ?  Les quelques milliers de combattants et bien moins de cadres administratifs n’y suffiront vraisemblablement pas. Si l’ancien régime s’est effondré, les contours du nouveau restent bien vagues. 

D’une part, une grande partie de la Syrie échappe toujours à la coalition autour de HTC ; l’armée turque reste déployée le long de la frontière nord pour repousser les Kurdes syriens vers le sud, tandis que les forces kurdo-arabes des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenus par des troupes américaines dominent le territoire à l’est de l’Euphrate. Enfin, les fidèles de l’État islamique n’ont jamais entièrement disparu des régions à l’est de l’axe Damas-Alep.     

D’autre part, la capacité d’agir de la coalition et du nouveau régime dépendra de sa cohérence interne, du rapport de forces avec d’autres acteurs et de sa volonté ou de la nécessité d’élargir sa base populaire. L'éloquent, rassurant et médiatique Ahmed Hussein al-Chara alias Abou Mohammed al-Joulani ne parle pas au nom de tous ses membres ; son propre passage par l’État islamique (EI) et al-Qaida le rend suspect aux yeux de nombreux Syriens et observateurs. Des désaccords portant sur l’orientation idéologique et politique ou sur le rôle des uns et des autres ne seraient pas surprenants au vu de l’histoire parfois conflictuelle et violente de HTC et de la coalition qu’il conduit, tous deux créés récemment.           

Si tensions il y a, elles se répercuteront sur la rédaction de la nouvelle constitution, les libertés qu’elle devrait garantir, l’État de droit évoqué par Joulani, l’ensemble du cadre institutionnel à venir, et son caractère plus ou moins participatif et démocratique. À cet égard, une période de transition dont la fin est fixée au 31 mars 2025 paraît bien courte.


Même en l’absence de dissensions majeures, la coalition reste pour l’instant une coalition de groupes armés, composés d’hommes sunnites arabophones seulement qui ne sont pas concurrencés par des partis dont les statuts et le fonctionnement permettraient la représentation d’intérêts défendus par telle ou telle autre partie de la population. L’ancien régime n’avait légalisé que quelques partis qui tous fonctionnaient sous d’énormes contraintes. Le seul parti de masse, le parti Ba’th, inféodé au régime, pourrait ne pas survivre la chute d’Assad. Ses partenaires dans le Front national progressiste (FNP) n’ont jamais pesé, ni en membres, ni en influence. 

Toute tentative de transformer les groupes armés ou les partis du FNP en partis structurés et représentatifs, capables de former des alliances, ou encourager la création de nouveaux partis, prendra beaucoup plus de temps que celui dans lequel il faut répondre aux questions les plus urgentes. Sans aucun doute, ce déficit sera partiellement pallié par une société civile qui a pu se développer depuis 2011, parfois grâce à l’érosion des capacités de répression, parfois grâce à la tolérance des groupes armés focalisés sur l’action militaire. Pourtant, cette vacance pourrait aussi profiter aux autorités religieuses, musulmanes et chrétiennes, et aux notables locaux, tous non-élus, cherchant à avancer leurs intérêts sous couvert de philanthropie. 

Quoi qu’il en soit, dans l’immédiat, le manque de structuration de la vie politique donne l’avantage aux quelques organisations structurées, donc aux groupes armés.  

Inclure et exclure

Si la réduction de la Syrie à une mosaïque relève de la caricature, les critères religieux, linguistiques, et familiaux (certains ajouteraient tribaux) peuvent, tout comme les intérêts matériels et symboliques, déterminer les loyautés personnelles et politiques. Jusque-là, les responsables de la coalition,[4]  se sont adressés à l’ensemble des Syriens, indépendamment de leur langue et de leur religion. Ils ont également mis l’accent sur la justice sans vengeance, la réconciliation, le respect des croyances et des pratiques de chacun ; et ont écarté l’imposition de normes souvent considérées islamiques comme le port du voile pour les femmes. Mais la majorité de Syriens les jugeront sur leurs actes plutôt que sur leur discours ou des mesures qui peuvent rester symboliques. 

Enfin, il faudra rester attentif aux critères et mécanismes que la coalition mettra en place pour associer ou exclure des personnes et des groupes qui, à différents degrés, ont ou auraient soutenu l’ancien régime ou profité de ses politiques. La question ne se pose pas seulement par rapport aux Alaouites dont sont issus les Assad mais également nombre d’opposants. Elle se pose aussi par rapport aux militaires, ba’thistes, voire fonctionnaires. Une purge à grande échelle comme en Iraq en 2003 aurait      d’autres effets directs et ramifications qu’une amnistie partielle ou la mise en place d’un mécanisme de justice transitionnelle. Bien représentées dans l’administration et le reste du secteur public, les femmes pourraient payer un tribut élevé.

Chaque tentative d’élargir ou de limiter la base sociétale de la coalition et du gouvernement de transition risque d’aliéner certains membres de la coalition initiale en contrecarrant des ambitions personnelles, des projets idéologiques ou politiques ou tout simplement en réduisant la part du gâteau de chacun. Il en va de même pour les politiques publiques inévitablement liées à l’assise sociétale du nouveau régime et son évolution. Les attentes des Syriens sont immenses et par nature, divergentes, s’il s’agit de fiscalité, d’éducation, de soins ou d’aménagement du territoire. Décidés et mis en œuvre par un pouvoir non élu et non représentatif, les choix peuvent rapidement apparaître arbitraires ou intéressés, rencontrer une résistance considérable, voire diviser la coalition.

Or, dans de nombreux domaines, la situation économique et budgétaire catastrophique restreint même les choix d’un groupe au pouvoir bien soudé. Certes utile, la levée des sanctions internationales ne changerait que partiellement la donne. 

Après bientôt quatorze ans de conflit et de guerres internes, la Syrie est exsangue

Un quart de ses habitants, environ 22 millions en 2011, s’est réfugié à l’étranger, y compris de nombreux diplômés ; un autre quart a dû quitter ses foyers pour s’installer ailleurs dans le pays. La production de pétrole, depuis toujours limitée, a chuté et ne correspond plus qu’à la moitié de la consommation locale, elle aussi fortement réduite ; le reste était fourni par l’Iran, à prix réduit et sur crédit. L’exportation de Captagon, source importante de devises sous Assad, pourrait peser sur les relations avec les autres pays arabes. Selon la Banque mondiale, le produit intérieur brut (PIB) par tête ne dépasse désormais plus les 421 dollars par an, contre environ 2900 dollars en 2011. En 2021, le PIB n’atteint pas les 9 milliards de dollars (courants) ; le dernier budget de l’État, celui de 2023, fut de 5, 3 milliards de dollars (courants). Entre 2011 et 2016, les destructions et pertes causées par la guerre intérieure correspondaient à quatre fois le PIB de 2010 ; la situation ne s’est guère améliorée depuis. Officiellement, la dette publique s’élève aujourd’hui à seulement 25% du PIB ; le montant exclut pourtant la dette contractée auprès de la Russie et de l’Iran qui peut s’avérer colossale. Dès 2023, la monnaie a chuté d’environ 2 500 à 13 000 livres syriennes pour un dollar1

Une aide internationale sans doute limitée

L’aide publique de la part des pays plus riches de l’Europe occidentale, de l’Amérique du nord, de l’Asie de l’est et du Golfe restera sûrement modeste et largement humanitaire ou technique. Les uns invoqueront des contraintes budgétaires plus ou moins fondées, les autres se replieront sur eux-mêmes. Quant aux investissements étrangers, ils dépendent de facteurs de production aujourd’hui largement absents ; la main d’œuvre qualifié a émigré, le système d’éducation marqué par la répression et la pénurie n’a pas formé la relève. Les investissements sont aussi conditionnés par le pouvoir d’achat des Syriens qu’on ne voit pas se reconstituer de sitôt. Il va sans dire que ces contraintes peuvent rapidement entamer le crédit du nouveau régime, créer ou approfondir des fissures en son sein.   

Une politique étrangère semée d’embûches 

La Turquie ne se retirera pas facilement des territoires syriens comme Afrin qu’elle occupe le long de sa frontière. Le président Erdogan et ses soutiens pourrait d’ailleurs conditionner son retrait à l’exclusion des acteurs kurdes du futur « compromis historique » syrien. Malgré ses déclarations apaisantes, le pouvoir iranien digère mal la perte de son allié à Damas qui renforce son isolement après la déroute du Hamas et l’affaiblissement du Hezbollah. Il va sans dire que la chute d’Assad affaiblit encore davantage le régime iranien qui n’a plus d’alliés arabes en-dehors de l’Irak et du Yémen.


Plusieurs milices et acteurs chiites irakiens craignent une revanche sunnite dans leur propre pays. La plupart des monarchies du Golfe, l’Égypte, les Européens et les Américains se méfient de ceux qu’on désigne comme des islamistes ou djihadistes ; ils ont ajouté des noms de la nouvelle coalition sur leurs listes de terroristes. Plus intenses qu’avant, les attaques israéliennes ont détruit environ 80 pour cent des équipements militaires de la Syrie. Israël a d’ores et déjà occupé la partie syrienne de la zone tampon entre le Golan annexé et la Syrie, [5]  ; le premier ministre Benyamin Netanyahou vient d’annoncer le doublement du nombre de colons sur le Golan annexé. Une partie des Israéliens craignent que le nouveau régime mette en cause l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, l’annexion du Golan en 1981 et celle de Jérusalem Est en 1980, voire l’existence de l’État d’Israël. Reste la possibilité de monnayer le maintien des bases russes à Tartous et Hmaymim. Sans ressources et sans alliés évidents, le nouveau pouvoir à Damas pourrait être forcé de faire des concessions qui, elles aussi, risquent de l’affaiblir et le diviser.     

À tous les niveaux, les défis sont considérables mais ils ne sont pas pour autant insurmontables. Plus les nouveaux maîtres se résolvent à privilégier l’inclusivité et la représentativité, ce qui dans leur situation n’est pas facile et plus les pays donateurs les y encouragent tout reconnaissant les difficultés. Plus heureuse sera l’issue pour une nation meurtrie.  

Photo de couverture : Les Syriens célèbrent la fuite de Bachar el-Assad. Damas, Syrie, 8 décembre 2024. Crédit Mohammad Bash pour Shutterstock.
Photo 1 : Célébrations des combattants de l'opposition syrienne après la fuite de Bachar al-Assad. La chute du régime syrien, 7 décembre 2024. Crédit Mohammad Bash  pour Shutterstock.
Photo 2 : Les Syriens célèbrent la fuite de Bachar el-Assad. Damas, 8 décembre 2024. Crédit Mohammad Bash pour Shutterstock.

  • 1. Pour les chiffres, voir Banque mondiale / World Bank, World Development Indicators, World Development Indicators | DataBank, consulté le 15 décembre 2024 ; World Bank, The Toll of War , Washington, D.C., 2017, The Toll of War: The Economic and Social Consequences of the Conflict in Syria ; Syria Report, Syria Report – Economy, Business and Finance – Syria and the Middle East consulté le 15 décembre 2024.
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