Avec ou sans les Frères. Les islamistes arabes face à la résilience autoritaire
Questions à Laurent Bonnefoy et François Burgat, responsables du dossier
« Avec ou sans les Frères. Les islamistes arabes face à la résilience autoritaire , Critique internationale, n° 78, janvier-mars 2018.
Vous expliquez dans votre introduction que la résilience des autoritarismes advenue dans certains pays arabes musulmans depuis 2013 n’est pas un retour au statu quo ante. Qu’est-ce qui explique qu’elle soit plus forte dans certains de ces pays que dans d’autres ? Y a-t-il des contre-exemples de non-résilience autoritaire ou moins violente ?
La résilience des structures autoritaires n’est pas un retour en arrière parce que les mobilisations révolutionnaires ont transformé les attentes des citoyens et bouleversé aussi les réponses qu’ils apportent face à la répression, induisant souvent davantage de violence du fait de la transnationalisation, voire de la « globalisation » du ressentiment et des modes d'action permettant de l’exprimer. L’exemple égyptien illustre combien la répression menée par le pouvoir produit, sans doute plus encore que par le passé, de la contre-violence et de l’instabilité. La région du Sinaï en est l’archétype, marquant in fine l’échec même de la résilience ; car à quoi « sert » l’autoritarisme s’il ne remplit pas le rôle – produire de la stabilité – que ses tenants lui attribuent ? La capacité des élites à réactiver des mécanismes de répression et de monopolisation du pouvoir a été indéniablement différente d’un pays à l’autre. Il est entendu que la Tunisie correspond à une forme d’exception quand on la compare tant à l’Égypte qu’à la Syrie ou aux pays qui, comme l’Arabie saoudite, ont engagé des politiques ouvertement contre-révolutionnaires. Cette exception tunisienne, évidemment imparfaite comme le démontrent de nombreux collègues qui travaillent sur cette société, nous semble pour partie liée à la trajectoire historique de ce pays mais aussi probablement à une ingérence comparativement moindre des acteurs internationaux et régionaux.
En quoi consiste la diversité des islamistes sunnites que vous qualifiez d’omniprésents dans la séquence des « Printemps arabes » ? Et en quoi cette diversité explique-t-elle les multiples recompositions du champ politique et institutionnel arabe, ainsi que les différentes articulations avec la résilience autoritaire et les conflits armés ?
L’exemple de la crise qui déchire le Yémen fournit une bonne illustration des limites de la propension occidentale à construire les tensions politiques dans cette région du monde avec le vieux logiciel de l’opposition entre « islamistes » et « laïques », comme on dit au Maghreb, ou « islamistes » et « libéraux » comme on dit en Arabie. Il s’avère très vite que chacun des clivages politiques (qu’il s’agisse de celui qui oppose la coalition « saoudienne » aux Houthis et à leurs alliés ou de celui qui voit s’affronter Daech et al Qaïda) mobilise une expression ou une autre de cet islam dit « politique ». On voit ainsi – mais le sens commun politique et médiatique tarde à en prendre acte – le danger qu’il y a faire de la catégorie « islamiste » un instrument fonctionnel de catégorisation des partenaires politiques potentiels.
Les recompositions du champ politique et institutionnel arabe ont initié l’affirmation d’acteurs aussi différents que le tunisien Rached Ghannouchi, co-initiateur de l’une des constitutions arabes considérées comme les plus laïques et à ce jour les plus fonctionnelles et, à l’autre bout d’un très large spectre politique, le « Caliphe » Abou Bakr al Baghdadi, adepte des modes d’action que l’on sait. Cette séquence historique conforte donc une vieille hypothèse qui entend montrer que les modes d’appropriation politique de l’appartenance religieuse musulmane sont non seulement différenciés mais tout autant évolutifs.
Pouvez-vous revenir sur les composantes profanes de ce champ et sur leur éventuelle instrumentalisation du lexique de l’islam politique ?
Disons simplement que, contrairement à ce que trop d’observateurs tendent à suggérer, les enjeux prioritaires des acteurs du champ islamiste – quelles que soient les rhétoriques, communautaires ou sectaires, qu’ils mobilisent, ne sont que très rarement d’ordre religieux ou doctrinal. Ils sont banalement politiques et profanes et expriment le plus souvent la volonté des acteurs concernés de défendre notamment des intérêts banalement clientélistes et non un dogme ou une interprétation d’un dogme religieux.
Enfin, en quoi ce « thema » a-t-il particulièrement bénéficié de l’écriture en binôme (par un chercheur rattaché à ou issu d’une institution du monde arabe et un chercheur travaillant dans une université européenne) que vous avez tenu à privilégier ?
La démarche d’écriture à quatre mains que nous avons adoptée pour trois des quatre articles du dossier nous est apparue particulièrement heuristique. Elle s’inscrivait, d’une part, dans une volonté de valoriser les travaux des collègues chercheurs rattachés à des institutions du monde arabe et qui ont souvent peu l’opportunité de publier dans des revues académiques internationales. C’était là une dimension importante du projet ERC « When Authoritarianism Fails in the Arab World » qui a accompagné cette démarche et les travaux de l’ensemble des auteurs. D’autre part, cette méthode d’écriture a permis de révéler la complémentarité des approches et des points de vue, donnant lieu toujours à d’intéressants débats, notamment en vue d’aborder des questions plus théoriques qui sont au cœur de la revue. Certes, cette complémentarité pourrait être perçue de l’extérieur comme un pis-aller lié à l’incapacité des chercheurs européens à se rendre sur le terrain, que ce soit en Syrie ou au Yémen, ou comme une démarche amenant les collègues des universités arabes à prendre les risques. C’est là une vision qui nous semble partiale non seulement parce qu’elle ignore le fait que les chercheurs européens mobilisés dans le dossier ont eux-mêmes une connaissance intime et longue des terrains sur lesquels ils écrivent, mais aussi parce qu’elle néglige la nécessité de favoriser toutes les initiatives qui valorisent ce qui se produit, en arabe, et dans les universités arabes.
Propos recueillis par Catherine Burucoa