Comment gouverner l’Arctique ? Entretien avec Camille Escudé-Joffres
Votre travail de doctorat s’intitule Coopération politique et intégration régionale en Arctique (1996-2019) : construction d’une région. Naissance, développement et remise en cause d’un nouvel espace politique régional. Quelle est la thèse de la thèse ?
Camille Escudé-Joffres : Je m’intéresse depuis mon Master en science politique, relations internationales de l’Ecole doctorale aux dynamiques des relations internationales en Arctique. Ma thèse, soutenue en septembre 2020 et dirigée par Guillaume Devin, a été récompensée par le 1er prix de thèse ex aequo décerné par l’IHEDN. Elle abordait la dynamique de construction de la coopération et de l’intégration régionale en Arctique sur une période de plus de vingt ans. La thèse est la suivante : l’Arctique n’est pas un objet fini mais bien un objet en construction qui se fait et se défait par un assemblage d’acteurs politiques et sociaux divers.
La gouvernance de l’Arctique est souvent présentée comme un modèle de gouvernance inclusive car elle laisse une large part aux peuples autochtones et plus globalement aux acteurs non étatiques. J’ai voulu montrer que la gouvernance arctique est mise à l’épreuve depuis le milieu des années 2000 par des événements politiques et économiques qui attisent l’intérêt d’entités politiques situées au-delà du cercle polaire. Les limites traditionnelles de la gouvernance arctique, construite dès la fin de la guerre froide, sont donc remises en cause. J’ai pu observer en effet que les États membres du Conseil de l’Arctique ont une volonté accrue de reprendre en main la gouvernance régionale devant la demande d’acteurs extérieurs d’interférer dans les décisions qui concernent l’Arctique.
Pevek, Russie. Photo : Shutterstock
En parallèle, les acteurs exclus remettent en cause le modèle actuel de gouvernance, qu’ils jugent fermé, étriqué, et ils brandissent le prétexte du bien commun pour proposer un élargissement de l’espace de décision politique. Les méthodes sont variées : création de forums informels qui se veulent plus ouverts et plus démocratiques que les institutions existantes, mise en œuvre de coopérations bilatérales (Chine-Islande par exemple ), pression d’entités infra étatiques revendiquant un rôle plus important par le biais de « saut d’échelle » : la paradiplomatie québécoise en constitue une excellente illustration.
Cette tension entre logiques exogènes et endogènes au sein du processus de production de la région rend difficile la définition de limites strictes de l’Arctique. À ce titre, il est important de souligner que ce processus d’intégration régionale à l’œuvre en Arctique n’est en aucun cas irréversible et pendant mon doctorat, j’ai d’ailleurs pu observer des retours en arrière de la coopération politique et des processus de « désintégration régionale ». Si l’Arctique demeure une région incomplète et controversée en raison même de sa nature construite, j’ai voulu mettre en évidence la création d’un espace pertinent où l’action politique se dessine malgré tout.
Plateforme pétrolière en Arctique. Photo : Shutterstock
Quels terrains particuliers avez-vous explorés dans le cadre de ce travail ?
Camille Escudé-Joffres : Mon principal matériau primaire provient d’entretiens semi-structurés menés auprès de représentants des États arctiques comme auprès d’acteurs souhaitant intervenir dans la gouvernance régionale, de représentants politiques à d’autres niveaux (provincial, autochtone) ainsi que de membres des communautés scientifiques impliquées dans les processus d’intégration arctique. J’ai pu mener ces entretiens dans cinq pays : Norvège, Canada, Islande, Suède et Russie, jusque dans les territoires arctiques comme le Nunavut. J’ai pu également faire de l’observation participante lors de réunions et de conférences. Ce travail s’est doublé de séjours de recherche à l’université Laval au Canada et à l’université de Tromsø en Norvège.
À ces entretiens s’est ajoutée une analyse de l’abondante littérature institutionnelle du Conseil de l’Arctique et des stratégies des pays de la région ainsi que de la littérature grise issue des réseaux sociaux.
Sur quoi portent vos travaux actuels ?
Camille Escudé-Joffres : Poursuivant mon étude des intersections des niveaux politiques du point de vue de la sociologie des relations internationales, je m’intéresse en premier lieu à l’émergence de mécanismes informels comme formes distinctives entrant en compétition, voire cherchant à court-circuiter les formes traditionnelles de gouvernance internationale. En Arctique, les conférences internationales sont actuellement les plateformes privilégiées de socialisation pour les acteurs non traditionnels qui sont exclus des organisations officielles. Par exemple, le forum Arctic Circle qui se tient tous les mois d’octobre à Reykjavik depuis 2013 se veut une « plateforme ouverte et démocratique », tacitement opposée aux organisations formelles comme le Conseil de l’Arctique. Les outsiders de la politique arctique comme les Etats non-arctiques, les entités fédérales, les entreprises, les think tanks, etc., marginalisés dans les organisations formelles, adoptent de manière croissante ces formes informelles de coopération internationales où ils se retrouvent sur un pied d’égalité avec les Etats arctiques. Cette diplomatie des forums représente une opportunité pour les acteurs non traditionnels, c’est-à-dire non polaires, non étatiques ou les deux, d’avoir accès aux réseaux politiques arctiques.
Photo : Camille Escudé-Joffres
Alors que la Russie a pris pour deux ans la présidence tournante du Conseil de l’Arctique en mai 2021, je m’intéresse également aux perceptions et aux représentations de ce pays dans le monde et à leur impact sur les relations internationales et la construction de l’Arctique comme région. Moscou mène la politique est la plus active parmi les Etats arctiques ; sa stratégie économique et diplomatique dans la région a été pionnière. Je souhaite me concentrer sur le rôle de la Russie dans la coopération politique arctique, alors que le développement de l’Arctique russe constitue l’une des priorités actuelles de Moscou.
Vous êtes docteure associée au CERI. Que vous apporte cette association ?
Camille Escudé-Joffres : Être docteure associée au CERI me permet de conserver un lien avec l’actualité de la recherche menée au sein du laboratoire, notamment dans le domaine du multilatéralisme et de bâtir des ponts avec les recherches polaires comme lors du colloque Politique de l’Arctique que j’ai co-organisé en décembre 2019. Je continue à participer aux séminaires comme celui du Groupe de recherche sur l’action multilatérale (GRAM), où j’ai été discutante lors d’une séance consacrée à la science et coopération internationale dans les pôles avec Jérôme Chappellaz, le directeur de l’Institut Paul-Emile Victor.
Il est très appréciable de continuer à bénéficier de cet ancrage académique, en le doublant d’autres notamment à l’étranger. Je suis en effet également chercheuse associée au Centre québécois d’études géopolitiques, ce qui me permet de travailler étroitement avec des chercheurs québécois. J’ai ainsi publié en avril 2021 Géopolitique des pôles. Vers une appropriation des espaces polaires ? aux éditions du Cavalier bleu avec Frédéric Lasserre, professeur à l’Université Laval, et Anne Choquet de la Brest Business School.
Propos recueillis par Miriam Périer