Corps migrants aux frontières méditerranéennes de l'Europe
Marie Bassi et Farida Souiah, responsables du dossier Corps migrants aux frontières méditerranéennes de l'Europe publié dans Critique internationale, n° 83, avril-juin 2019, répondent à nos questions.
Tout d’abord, pouvez-vous revenir sur le développement des Border Studies ? En quoi ont-elles contribué depuis les années 1990 à une autre approche des politiques mises en œuvre par l’Union européenne et ses États pour contrôler la mobilité humaine ?
Les Border Studies sont un sous-champ spécifique des sciences sociales qui interroge ce que sont les frontières et tend à les dénaturaliser. Les travaux qui s’inscrivent dans cette perspective analysent notamment la manière dont les politiques migratoires sécuritaires, comme celles mises en œuvre par l’Union européenne et ses États membres, modifient les frontières. L’usage du pluriel est nécessaire ici car les frontières sont multiples et s’étendent désormais dans le temps et dans l’espace. Les politiques de filtrage et de contrôle non seulement modifient la temporalité et la spatialité dans lesquelles s’inscrivent les frontières, mais aussi ont de nombreux effets contradictoires et ambigus : elles contribuent à stimuler les réseaux de passage et les migrations « irrégulières » qu’elles sont supposées combattre. Surtout, elles accroissent la dangerosité des itinéraires migratoires. Les Border Studies révèlent ainsi la nature létale du régime des frontières mis en œuvre dans différents espaces migratoires (au sein de l’Union européenne, ou à la frontière entre les États-Unis et le Mexique par exemple).
Selon vous, quels sont les effets de l’association, dans les discours et les représentations, des opérations de surveillance et de contrôle des frontières aux opérations de recherche et de sauvetage des migrants perdus en mer Méditérranée ?
L’analyse de l’espace maritime Méditerrannée met en lumière l’interdépendance et l’articulation des pratiques et des représentations humanitaires et sécuritaires relatives aux enjeux migratoires. Depuis le début des années 2010 et la visibilisation croissante des naufrages, l’attention médiatique et les discours politiques se concentrent de plus en plus sur les scènes de sauvetage et les acteurs humanitaires. La notion de surveillance et de contrôle des frontières s’est élargie pour inclure les opérations de recherche et sauvetage. Le langage institutionnel, même lorsqu’il est issu d’acteurs qui élaborent et mettent en œuvre des politiques sécuritaires, a aussi incorporé ce « récit humanitaire ». Or se focaliser sur le sauvetage contribue à mettre au second plan le régime de contrôle de la mobilité promu et mis en œuvre par les États qui s’engagent en même temps dans les activités de contrôle. Par ailleurs, l’importance nouvelle prise par les discours relatifs au sauvetage semble marquer le passage de l’image d’individus fuyant la guerre et les violences, et donc détenteurs de droits, à celle de naufragés, victimes passives qui attendent d’être secourues. Par le biais de cette imbrication sécuritaire/humanitaire, en Méditerranée, les mêmes individus sont soumis à des mécanismes apparemment contradictoires : cibles de mesures sécuritaires (contrôlés, enfermés, triés) et objets de préoccupations humanitaires (sauvés, placés dans des centres), ils sont labélisés différemment durant leur parcours migratoire : demandeurs d’asile, clandestins, « dublinés », déboutés, « expulsables ».
Pouvez-vous revenir sur les caractéristiques de la Forensic Architecture ? Deux auteurs d’un article de votre dossier donnent une illustration des méthodes et des apports de cette discipline dans l’analyse des conséquences létales de l’illégalisation des migrations.
Forensic Architecture est un groupe de recherche multidisciplinaire intitié par Eyal Weizman à Goldsmiths University en 2010. À partir d’outils issus de différentes disciplines telles que l’architecture, l’archéologie, et d’autres, il a pour objectif d’enquêter sur les violences exercées par les États. La Forensic Architecture a un objectif militant : il s’agit de réunir des preuves à charge pour dénoncer les violences et les violations des droits de l’homme. Charles Heller et Lorenzo Pezzani, les auteurs qui ont contribué à ce dossier, mobilisent principalement l’océanographie pour documenter et dénoncer la mort de migrants en mer. Ils soulignent ainsi la responsabilité de divers acteurs, dont les États, dans la multiplication des morts : les décès sont aussi causés par des pratiques de non-assistance dans l’espace maritime.
Enfin, en quoi les auteurs de ce dossier se situent-ils dans un courant critique des sciences sociales ? Et comment cette position questionne-t-elle les synergies et les limites entre recherches académiques et militantisme ?
C’est en premier lieu en raison de leurs objets d’étude et des savoirs qu’ils produisent que les auteurs s’inscrivent dans un courant critique des sciences sociales. Ils s’emparent de sujets tels que la mort par migration et dévoilent la violence structurelle du régime des frontières. Il faut néanmoins préciser que chacun définit les liens entre son activité militante et son activité de chercheur, et que ces liens peuvent évoluer. Certains maintiennent une frontière plus ou moins poreuse entre engagement et recherche, même s'ils cantonnent leur militantisme à leur vie citoyenne. D’autres inscrivent pleinement leurs recherches dans une démarche militante et revendiquent la visée transformative de leurs travaux. La proximité entre recherche et engagement militant peut rendre difficile le processus d’objectivation ou la formulation de conclusions qui soulignent les contradictions et les tensions qui traversent des collectifs militants dont les chercheurs sont parfois parties prenantes. Dans ce dossier, la réflexivité dont ont fait preuve les auteurs a permis de nourrir la réflexion sur les synergies et limites entre ces champs.
Propos recueillis par Catherine Burucoa