« De la rue à la présidence ». Retour sur une enquête de long cours à Mexico. Entretien avec Hélène Combes

21/05/2024

Le 2 juin prochain se tiendra l’élection présidentielle au Mexique. Sans grand suspense, le pays aura une femme présidente : seules trois personnes sont en lice dont deux femmes. La première, Claudia Sheinbaum, est la candidate du parti au pouvoir, la seconde Xóchitl Gálvez est soutenue par une coalition des principaux partis d’opposition. Hélène Combes évoque ici son nouvel ouvrage De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico (CNRS Editions) dans lequel elle étudie sur le long cours les modalités d’implantation du nouveau parti Morena au Mexique. Dans cette enquête qui s’est étalée sur quinze ans, elle a notamment suivi Claudia Sheinbaum,  aujourd’hui grande favorite du scrutin présidentiel.

Pouvez-vous nous narrer la genèse de votre ouvrage ?

Hélène Combes : Je crois que, d’une certaine manière, ce qui fait l’originalité de cet ouvrage, et peut être aussi sa force, c’est justement qu’il n’y a pas eu de genèse. Je ne me suis pas dit à un moment, par exemple en 2015 ou en 2018 : « Tiens, il y a eu quinze ans de mobilisations à Mexico. Il y a eu la création d’un nouveau parti Morena. Je vais enquêter sur ces événements et je vais reconstituer ce qui s’est passé. » À partir de 2006, lorsque débute ce qui est narré dans cet ouvrage, j’ai effectué des séjours de terrain très réguliers, parfois durant plusieurs mois par an. J’ai suivi ces mobilisations en situation, avec toutes les incertitudes inhérentes à l’action collective. En observant les succès, mais aussi les échecs oubliés, tous les bricolages organisationnels qui ont présidé à la construction du parti Morena mais qui ont évidemment été gommés par sa victoire en 2018, je livre une analyse située dans le temps et toute en nuance, montrant les tâtonnements et l’incertitude qui débouchent finalement sur un succès difficile à anticiper. 

L’enquête s’est donc construite chemin faisant, et l’écriture s’est aussi nourrie de réflexions menées ailleurs. J’ai notamment écrit deux livres de manière concomitante à la réalisation du travail de terrain : Sociologie du clientélisme [avec G. Vommaro, La Découverte, 2015] qui interroge les pratiques populaires du politique et les controverses auxquelles elles donnent lieu, et un ouvrage collectif, Les Lieux de la colère [coédité avec D. Garibay et C. Goiran, Karthala, 2016], qui s’intéresse à la question de la prise en compte de l’espace dans les mobilisations. 

Votre livre s’ouvre sur un campement, qui a duré 48 jours sur la place Zócalo à Mexico, organisé par les partisans de Manuel López Obrador pour protester contre le résultat de l’élection présidentielle de juillet 2006 qui a consacré l’échec de leur protégé, une protestation inédite, d’une ampleur sans précédent. Vous avez précisément travaillé sur la dimension spatiale de cette mobilisation. Pouvez-vous développer cette idée ?

Hélène Combes : Il faut commencer par dire que cela a effectivement été un campement immense. Il a d’abord occupé l’intégralité de la place centrale, le Zócalo, qui est plus grande que la place de la République à Paris. Puis, il s’est développé tout le long du centre historique de Mexico jusqu’au parc de l’Alameda et le long de l’avenue Reforma jusqu’au bois de Chapultepec, sur cinq kilomètres ; il y avait des grands chapiteaux organisés par États fédérés et par arrondissements, où les gens campaient ou venaient durant la journée.

Dans un premier temps, je me suis intéressée à l’organisation du campement dans sa dimension spatiale. Comment on peuple le campement ? Comment on organise les rondes ? Comment les militants se déplacent en fonction des activités ? J’ai écrit un premier article à ce sujet. Puis, après 2011, il y a eu les travaux sur les Printemps arabes, sur le mouvement Occupy, sur les Indignés en Espagne, et un dialogue s’est noué avec certains collègues sur la spécificité du militantisme d’occupation. Dans ce deuxième temps de ma réflexion, alors que j’étais dans la phase d’écriture de l’ouvrage, s’est imposée l’idée que la prise en compte de l’espace dans les mobilisations ne pouvait être dissociée de l’origine sociale ou du genre. Cela impliquait de s’intéresser aux sociabilités exportées des différents quartiers de Mexico, qui est une ville immense et très diverse. J’ai cherché à comprendre les effets singuliers de l’histoire urbaine. Dans certains quartiers par exemple, les mobilisations urbaines ont été historiquement portées par des femmes ; dans d’autres au contraire, elles se caractérisaient par un militantisme d’occupation assez viriliste. Cela conditionne, des années plus tard, les modalités de l’engagement dans le campement (chapitre 1, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico) mais aussi dans la manière dont se déploient les foyers contestataires dans les quartiers populaires (seconde partie du livre).

La dimension spatiale reste donc présente dans l’ensemble de l’ouvrage, et notamment dans la seconde partie qui s’intéresse à des trajectoires de vie (celle de deux hommes et de deux femmes, militants ordinaires) et qui montre comment l’espace quotidien, l’espace professionnel et l’espace militant s’entrecroisent dans l’appropriation de la ville.

De quelle façon le campement a-t-il permis d’entretenir la mobilisation des sympathisants ? Et comment en retour la mobilisation a-t-elle nourri les relations entre les militants (ainsi qu’entre les militants et la population) et s’est-elle nourrie de cette sociabilité militante ?

Hélène Combes : L’un de mes enquêtés, Agustín, compare le campement au début de la civilisation. Il faut d’abord assurer la sécurité et également le ravitaillement ; une fois cette étape passée, le campement peut prendre des airs de grande fête populaire. C’est aussi cette temporalité qui m’a intéressée : j’ai cherché à montrer comment mes enquêtés ont vécu de manière très différente ce campement, parfois sur un mode festif, parfois sur le mode de l’ascèse militante. Un élément très important sur lequel je voudrais insister, c’est que le militantisme d’occupation est comme un miroir grossissant qui permet de comprendre les spécificités de l’engagement à Mexico et, selon moi, plus généralement en Amérique latine. Tenir l’occupation est dévolu aux milieux populaires, quand les classes moyennes sont en charge d’organiser des activités culturelles et intellectuelles. Ces dernières rentrent généralement dormir chez elle, alors que les milieux populaires sont là et tiennent la place. Cela me semble être une constante dans les mobilisations en Amérique latine où, dans des contextes de sociétés très inégalitaires, la question de l’appartenance de classe n’est pas suffisamment prise en compte dans l’analyse de la division du travail militant. Ce sont les milieux populaires qui gèrent l’attente de l’occupation. Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu ou de Javier Auyero, on peut s’intéresser à la question de l’attente dans la mobilisation, ce qui est une originalité de cette approche. Cependant, je ne l’appréhende pas comme eux uniquement sous le signe de la domination, mais aussi comme un savoir-faire invisibilisé. 

Un autre point important réside dans la dimension familiale des mobilisations. Le campement de la place Zócalo a une autre particularité : il intervient pendant les vacances scolaires, dans une ville où très peu de milieux populaires partent en vacances. Il a été un immense centre de loisirs à ciel ouvert, comme le mentionne d’ailleurs Agustín. La rentrée des classes a tout autant présidé à sa levée que le résultat du tribunal électoral qui a déclaré définitivement López Obrador perdant. Cette dimension du militantisme en famille est essentielle et elle est présente et analysée tout au long de l’ouvrage. Elle constitue un trait différent de ce qui est souvent étudié dans les « classiques » de l’action collective portant sur des terrains européens ou américains.

Pouvez-vous nous présenter les personnes qui vous ont accompagnée tout au long de votre étude et nous expliquer comment vous les avez choisies ?

Hélène Combes : Il s’agit d’une très longue enquête qui s’est étalée sur plus de quinze ans. Les aléas de la vie et les choix d’écriture ont contribué à sélectionner un petit nombre de mes enquêtés dans un échantillon qui était, à l’origine, beaucoup plus large. 

Il y a principalement deux groupes : un premier de figures politiques de premier plan et un second de militants ordinaires. Dans le groupe de dirigeants, il y a d’abord Claudia Sheinbaum, qui est aujourd’hui candidate à l’élection présidentielle du Mexique. Elle a été l’organisatrice de la mobilisation des Adelitas (chapitre 2). Ces brigades de femmes ont d’abord bloqué le Sénat pour empêcher le vote de la loi qui visait, selon elles, à privatiser la compagnie pétrolière nationale PEMEX (très importante pour les finances publiques). Elles ont ensuite effectué un travail territorial dans les quartiers populaires de Mexico pour organiser un référendum alternatif. Cette mobilisation a été singulière et, en partie, victorieuse. 

Un autre personnage clé de l’ouvrage est Elena Poniatowska, prix Cervantes de littérature 2013 [une des plus grandes récompenses de la langue espagnole], écrivaine, chroniqueuse et compagne de route de toutes les mobilisations. Elle apporte un point de vue souvent espiègle à travers les entretiens que j’ai réalisés avec elle. Je me suis aussi appuyée sur ses écrits pour nourrir ma narration. 

J’ai bien sûr aussi suivi López Obrador sur toute la période, et en particulier à un moment où personne ne le suivait. Je suis même partie en tournée avec lui, ce que je raconte dans une section du chapitre 3, « Battre campagne avec le “président légitime” ». 
Enfin, deux cadres politiques, Javier et Agustín déjà cité, ont une place particulière dans cet ouvrage. Avec eux, j’ai partagé des activités diverses à chacun de mes séjours. Ils m’ont offert une vision de l’intérieur et toujours en évolution, l’un des aspects originaux de ma démarche. 

Le second groupe est constitué de militants ordinaires. J’en ai in fine choisi quatre, tirés d’un échantillon d’une vingtaine de militants qui avaient déjà, eux, été sélectionnés à la suite d’une enquête menée lors d’une manifestation où 300 questionnaires avaient été administrés. Quatre militants ordinaires, deux hommes et deux femmes de générations différentes vivant dans des quartiers très contrastés de Mexico, ce qui m’a permis d’interroger les formes de militantisme territorialisé et les économies morales du militantisme qui se construisent localement. 

Le Mexique, qui n’a jamais été le pays le plus à l’avant-garde sur la question des droits des femmes, s’apprête à élire une femme à la présidence de la République. Claudia Sheinbaum, candidate du Mouvement de régénération nationale (Morena, parti du président Andrés Manuel López Obrador, est la favorite du scrutin. Elle mise sur l’héritage du chef de l’État sortant, mais saura-t-elle s’en affranchir ? Comment pensez-vous qu’elle poursuivra sa politique ?

Hélène Combes : Je pense que le Mexique est un pays assez mal connu en France, souvent exotisé ; j’ai le petit espoir que mon ouvrage contribuera à apporter une petite pierre à une compréhension plus fine de la vie politique du Mexique. 

C’est un pays immense, c’est un pays paradoxal, c’est un pays complexe. Et sur la question des droits des femmes, je ne présenterais pas les choses comme ça. Dès les années 1990, le Parti de la révolution démocratique, auquel appartient alors déjà Claudia Sheinbaum, introduit des quotas de genre et impulse des candidatures féminines, notamment à travers la proportionnelle aux législatives ; des femmes souvent issues de mouvements sociaux ou de la société civile, ce qui va avoir un effet d’entraînement dans l’ensemble de la classe politique. Vingt-cinq ans plus tard, en 2018, le Mexique est l’un des rares pays au monde à avoir un législatif (Sénat et congrès) qui est absolument paritaire. Je prends l’exemple de la vie politique car c’est le domaine que j’étudie, mais c’est vrai dans bien d’autres secteurs (universités, vie culturelle, etc.). C’est justement parce qu’il y a aussi cette classe politique très féministe, qui a conquis des espaces très importants, qu’on parle également de féminicides dans ce pays et qu’un mouvement féministe s’est aussi construit parfois aussi contre cette même classe politique. Ces phénomènes ne sont jamais linéaires. Ça, c’est un premier point.

Le second point de la question porte sur la capacité de Claudia Sheinbaum à s’affranchir de la tutelle de López Obrador, qui aujourd’hui, à la fin de son mandat, continue à avoir une cote de popularité exceptionnelle, sur lequel bien sûr la candidate s’appuie. Sheinbaum a une longue histoire de compagnonnage avec lui : elle a été sa ministre de l’Environnement local à Mexico (2000-2006). Elle l’a ensuite accompagné dans l’aventure du « gouvernement légitime », ce cabinet fantôme qui est un moyen de continuer à contester l’élection, que j’étudie dans le chapitre 3 de mon livre où elle a été « ministre de la Défense du patrimoine national »(2006-2012) alors que de nombreux cadres politiques ne croyaient plus en López Obrador. Elle entretient une relation forte avec lui, comme elle l’explique dans l’ouvrage. Cependant, si elle remporte l’élection du 2 juin 2024,  je pense qu’elle peut réellement imprimer sa propre marque sur son futur gouvernement . 

Claudia Sheinbaum capitalise sur le bilan présidentiel mais, dans ses propositions, elle s’appuie tout autant sur sa gestion de Mexico dont elle a été maire (2018-2024). López Obrador a un côté très nationaliste ; elle a une pratique politique très transnationalisée. Par exemple, elle met beaucoup en avant les très nombreux prix d’organisations internationales qu’elle a reçus pour sa gestion de la capitale. La question écologique n’a pas été une priorité de López Obrador ; elle l’est pour elle qui est docteure en ingénierie, spécialisée sur les questions de changement climatique et d’écologie. La donne sera sans doute aussi différente sur la prise en compte du mouvement féministe, qui est aujourd’hui très dynamique au Mexique comme ailleurs en Amérique latine. Affaire à suivre ! 

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Couverture du livre De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico
Photo 1 : Place de la Constitution, Mexico, décembre 2018, foule réunie sur le Zócalo devant le Palais national quelques jours avant la cérémonie d'intronisation d'Obrador comme président du Mexique. Crédit Marcos Botelho Jr pour Shutterstock.
Photo 2 :  Claudia Sheinbaum, chef du gouvernement de Mexico, lors d'un événement gouvernemental où des fonds ont été accordés aux citoyens pour l'amélioration des installations scolaires, Mexico, 18 mai 2023. Crédit israel gutierrez pour Shutterstock.

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