Electorat spolié, lobby prospère ? Les sunnites d’Iran et l’élection présidentielle de 2013
Stéphane A. Dudoignon
Les régions périphériques sunnites de l’Iran, le Kurdistan et le Baloutchistan en particulier, naguère marquées par les irrédentismes ethniques typiques de la guerre froide, ont changé de statut. Anciens foyers de mouvements centrifuges soutenus par l’URSS ou l’Iraq de Saddam Hussein, ces marches d’hier sont devenues vectrices de forces centripètes dont Téhéran n’a pris que récemment la mesure, pour tenter avec retard d’en tirer parti.
Depuis la fin de la guerre contre l’Iraq en 1988, les élections présidentielles ont structuré un vote sunnite qui est aussi un vote de la « diversité ethnique », un vote pour davantage de citoyenneté dans une République persane et chiite. Les vagues de terrorisme des années 2005-2009 puis les « printemps arabes » ont amené Téhéran à de nouveaux compromis, avec une sélection d’acteurs non étatiques associés aux institutions politiques.
Un jeu de concessions mutuelles, sinon subtil du moins opaque, s’est mis en place entre l’Etat central et des réseaux de notabilités sunnites que Téhéran s’emploie, aussi, à mettre en concurrence. De son côté, une « fraction sunnite » (ferqe-ye sonni) s’est constituée au sein d’un Parlement multi-caméral, ultraconservateur mais où l’absence de vrais partis favorise une grande fluidité d’alliances.
En Iran comme ailleurs, l’islamisme minoritaire ne rime plus avec une dissidence armée, surtout depuis la défaite en 2010 du Jund-Allah baloutche. La voie s’est ouverte à des notabilités qui continuent d’enflammer leurs bases par leurs discours mais en prévenant le passage à la violence1 Deux forces émergent, aux positions électorales diverses : côté baloutche, l’Ecole de Deoband et, côté kurde, de plus récents — et plus inattendus — « Frères musulmans d’Iran ».
Les provinces et les principales villes d'Iran
Conservatisme contestataire ? Les minbars sunnites votent
Depuis les années 1930 la répression des leaderships tribaux, puis des intelligentsias laïques et des mouvements autonomistes sont allées de pair au Kurdistan et au Baloutchistan d’Iran avec une « colonisation » par des populations persanophones. Ces phénomènes, et la proclamation d’une Constitution pro-chiite en 1979, ont engendré chez de nombreux sunnites d’Iran la conscience d’intérêts spécifiques, floués par la révolution.
A Sanandaj et Zahedan, les intellectuels islamistes réprimés par Khomeyni ont eux-mêmes cédé la place à des religieux. Au Baloutchistan l’Ecole de Deoband, née en Inde à la fin du XIXe siècle, est implantée depuis l’occupation britannique de 1914-1947. En 1979, son leader Mawlana ‘Abd al-‘Aziz Mollazadeh (1916-1987) désapprouve la Constitution mais sans rompre avec Téhéran, pour qui il demeure un interlocuteur.
Après l’hyper-violence d’Etat des années 1983-95, marquées par de nombreux assassinats de leaders sunnites, l’élection en 1997 de Khatami, le favori des minbars kurdes et baloutches, soulève quelques espoirs, vite trahis cependant. Des incidents éclatent à partir de 2004, notamment à Abadan après la fermeture de la mosquée Imam Shafi‘i et le Khouzistan arabe aussi devient symbole d’une coercition anti-sunnite.
Sous Ahmadinejad, les attentats-suicides du Jund-Allah répondent aux tentatives maladroites de Téhéran de contrôler l’enseignement religieux sunnite. Un thème de campagne des minbars baloutches, lors des élections présidentielles de cette période, reste justement la « liberté confessionnelle » (azadi-ye madhhabi) — pour les madrasas qui appliquent le dars-e nezami en vigueur dans le sous-continent2.
Les madrasas deobandies votent « réformiste » : ayant soutenu Khatami en 1997 et 2001, Mo‘in en 2005, elles appellent en 2009 à voter Karrubi ou Musavi. Toutefois, reprenant la stratégie de Mollazadeh, Mawlana ‘Abd al-Hamid, shaykh al-islam de Zahedan depuis 1987, appelle en juin 2009 à reconnaître la réélection d’Ahmadinejad, engrangeant ainsi le double bénéfice politique et d’un vote « vert » et d’un soutien à Khamenei.
Les échecs des Réformistes ont fait « désespérer » les Deobandis des élections et ont incité Mawlana ‘Abd al-Hamid à mobiliser la fraction sunnite et les espaces de « dialogue » ouverts par Khamenei aux religieux chiites et sunnites. En même temps, les appels au « pluralisme » de ‘Abd al-Hamid ont été entendus. Mais, il n’est pas sûr que ce soit dans le sens que le shaykh al-islam de Zahedan donne à ce terme.
Les “Frères musulmans d’Iran” : un oxymore politique ?
La complexité des relations entre lobbies ethno-confessionnels sunnites est illustrée par l’émergence de « Frères musulmans d’Iran » (Akhavan ol-moslemin-e Iran, AMI), reconnus depuis 2002 sous le nom de « Société pour l’appel et la réforme » (Jama‘at-e da‘vat va eslah, JDE). En Iran, l’audience des Frères musulmans n’est certes pas neuve : dès les années 1960, al-Banna, Sayyid Qutb ont été traduits en persan.
Un premier substrat d’organisation a été créé après le début de la guerre Iran–Iraq par l’afflux, de 1981 à 1987, de leaders ikhwani kurdes fuyant la répression de Saddam Hussein. Le bourg rural kurde de Pawe, à l’ouest de la province de Kermanshah, foyer de culture soufie, devient la place forte de plusieurs groupes tantôt concurrents, tantôt unis, un temps même adoubés par les Frères musulmans des Emirats arabes unis.
Dans cette région, Ahmad Moftizadeh (1933-1993) un intermédiaire de la pensée ikhwani fonde, en 1978, le Maktab al-Qur’an à Sanandaj. Sa prudence, qui cantonne son action à l’enseignement, ne l’empêche pas d’être emprisonné dès 1983. Un autre maître à penser des AMI, Naser Sobhani (1951-1990), religieux sunnite et ancien maître soufi naqshbandi-khalidi de Pawe, est assassiné sept ans plus tard.
La politisation des AMI s’effectue sous la direction de ‘Abd al-Rahman Pirani (1954-), issu également de Kermanshah. Il préside les AMI depuis 1991 et selon l’organisation, dès 1992, il négocie une légalisation avec la République islamique. Cependant, dix années de clandestinité suivent avant que le mouvement, qui ne profite pas de la présidence Khatami, apparaisse au grand jour en 2002, année du premier congrès de la JDE, à Téhéran.
Représentant les « ethnicités diverses » du pays, les AMI « défendent les droits des sunnites d’Iran et en outre du Kurdistan » — mot d’ordre très proche de celui des Deobandis. Éclectiques, leurs modèles explicites sont à rechercher tant au Hamas, populaire chez de nombreux religieux sunnites d’Iran, que plus curieusement à l’AKP turc — accréditant l’idée d’un passage des Kurdes d’Iran à un jacobinisme irano-centré.
Legs paradoxal du khomeynisme : un soft power sunnite
La faveur dont bénéficient les AMI se matérialise dans leur nouveau siège d’Amirabad, un quartier central de Téhéran. La transformation de la JDE en parti (hezb) se heurte toutefois à la résistance de leaders kurdes du nord comme ‘Ali Rahmani à Sanandaj et Ebrahim Mardokhi à Meriwan. Depuis 2002, la Société pour l’appel et la réforme reste d’ailleurs bloquée sur une position politique équivoque, proche des Réformateurs mais fidèle à une « ligne médiane ».
Nourrie d’extrême méfiance vis-à-vis du pouvoir, cette aporie reflète le wait and see qui prévaut à Téhéran avant l’imprévisible présidentielle de juin prochain. Elle permet aussi à la JDE de bénéficier d’une marge de manœuvre à l’international — comme le suggère le rôle que joue Pirani depuis deux ans dans la diplomatie non étatique de l’Iran vers des pays arabes de l’après-printemps tels la Tunisie ou l’Egypte.
Le recours au soft power sunnite a été expérimenté dès l’automne 2009 par le voyage d’une délégation d’oulémas baloutches iraniens vers le Tadjikistan persanophone, où l’Ecole de Deoband propage ses enseignements via ses anciens élèves, aujourd’hui imams, et via les voies soufies Qadiriyya et Naqshbandiyya, encore très présentes dans l’est de l’Iran malgré des décennies de répression.
Ce rôle inattendu de projecteur d’influence iranienne vers les mondes arabe et anciennement soviétique semble expliquer la place qu’occupent dans le système politique iranien l’Ecole de Deoband et les Frères musulmans d’Iran. La promotion des seconds, censée prévenir un printemps sunnite en Iran, vise aussi à contrer l’audience du shaykh al-islam de Zahedan, dont Pirani dispute le leadership.
Après les récentes prises de contrôle par les AMI d’un nombre croissant de madrasas sunnites dans le Talesh, le Gulistan turkmène, le rivage iranien du Golfe et même le Khorasan, les oulémas deobandis défendent plus que jamais l’autonomie de leur dars-e nezami. En parallèle Zahedan promeut une histoire de l’islam réformé au Kurdistan d’Iran qui réussit à faire l’impasse complète sur les Frères musulmans…
Billevesées pour séminaristes, ces arguties reflètent la tension entre les deux forces majeures de mobilisation de la « communauté sunnite » (jama‘at-e ahl-e sonnat) d’Iran. Cependant le rôle même de ces forces dans l’adhésion des sunnites d’Iran à la République islamique et le désenclavement diplomatique de cette dernière ménage des perspectives de coalition — dont un socle commun reste la liberté des madrasas, rares espaces d’autonomie dans un pays extrêmement pauvre en forums alternatifs.
Conclusions
Malgré son caractère périphérique, la cause sunnite en Iran éclaire l’imbrication des champs religieux et politique dans la République islamique. Nés sur les décombres de mouvements ethno-régionalistes des années 1950-1980, nantis de forts substrats soufis, les Frères musulmans et les deobandis d’Iran se sont mués en forces centripètes, gagnant une audience nationale pour se muer en éléments de soft power de la République islamique.
Certes, l’état actuel de ce lobby sunnite est l’héritage de longues périodes de répression et d’élimination de catégories entières d’acteurs politico-religieux. La promotion sélective de notabilités acquises au régime rend ainsi difficile l’évocation d’une « démocratisation par le bas ». Au lieu de quoi nous continuons d’observer le jeu d’un groupe de pression composite, tantôt instrumenté tantôt discriminé par le pouvoir.
L’aspect le plus neuf de l’émergence de cette force reste la relation qu’elle trahit entre politique intérieure et politique extérieure. Champ d’affrontement et d’imbrication de courants religieux sunnites, nés en dehors de lui (sur le Nil pour les Frères musulmans, sur le Gange pour Deoband), l’Iran de Khamenei, au prix de décennies de violence d’Etat et d’une période plus courte de compromis, a entrepris de les iraniser politiquement.
Parallèlement une nouvelle « diplomatie islamique » s’est développée. Dominée comme sous Khomeyni par une « idéologie militante et combattive »3, mais intégrant une realpolitik qui tire parti d’une relative diversité confessionnelle. De sorte que les seuls réseaux chiites ne sont plus sollicités dans les relations extérieures, comme le suggère l’activité combinée de Mawlawi ‘Abd al-Hamid et de ‘Abd al-Rahman Pirani.
En même temps, une politisation du religieux a clairement succédé à une confessionnalisation du politique. À ce jour, les mots d’ordre de la présidentielle de 2013 restent, côté sunnite, la gestion économique et la « liberté politique et sociale » (azadi-ye siyasi va ejtema‘i) : des slogans essentiellement sécularistes, dans lesquels il n’est pas interdit de lire l’écho des mouvements ethno-régionalistes d’antan.
Stéphane A. Dudoignon, chercheur au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CNRS/EHESS/Collège de France), Paris.
- 1. Bozarslan, H., 2011, Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris : La Découverte (Thèses & Débats)
- 2. Dudoignon, S. A., « Inter-Confessional Relations in Iran : Conflicts and Transfers in the Aftermath of 9/11 », in H. E. Chehabi, F. Khosrokhavar, C. Therme, éd., Iran and the Challenges of the Twenty-First Century, Londres – New York : Routledge (Iranian Series), 2013 (sous presse). « Sunnis & Shiites in Iran since 1979 : Confrontations, Exchanges, Convergences », in B. Maréchal & S. Zemni, éd., Sunni & Shiite Islam : Their Relations in Modern Times, Londres : Hurst, 2013 (sous presse).
- 3. Djalili, M.-R., Diplomatie islamique : stratégie internationale du khomeynisme, Paris – Genève : PUF/IUHEI, 1989