La représentation de l’infidélité dans le cinéma iranien sous Mahmoud Ahmadinejad
Asal Bagheri
Dans un contexte difficile, faire rêver une génération qui a connu une révolution, une guerre, plusieurs embargos économiques et le bouleversement de la plupart des codes de conduites publiques, dans un laps de temps aussi court que trente ans, est un acte salutaire. De plus, la rigidité et l’incertitude qui règnent sur la production cinématographique iranienne rendent l’avenir d’un film et celui de son auteur instables laissant peu de place à la prise de risque. Les réalisateurs iraniens se heurtent à ces difficultés, néanmoins ils ne reculent pas. Trouver des manières de dire l’indicible et de s’approcher au plus près de la réalité en accédant à l’imagination du spectateur avide de rêve, de beauté, de liberté et d’intimité est une des préoccupations majeures du cinéma iranien.
Le cinéma iranien postrévolutionnaire, vivant et résistant, a produit en moyenne quatre-vingt films par an depuis le milieu des années 80 et a été présent dans de nombreux festivals internationaux renommés. Les réalisateurs se sont intéressés à des sujets sociaux, comme les problèmes des femmes, de la famille, de l’amour ou encore de l’infidélité.
Cet article se concentrera particulièrement sur la représentation de l’infidélité. En effet, lors du Festival de Fajr de 2012, les critiques de cinéma étaient unanimes pour observer que ce thème de l’infidélité était traité majoritairement dans les films produits en 2011 et présentés à ce festival1. Les films évoqués ici sont des films récents, produits entre 2006 et 2012 et tous projetés dans les salles iraniennes. Ils montrent l’évolution du cinéma iranien concernant les sujets sensibles et tabous, tels que l’infidélité, et cela malgré le durcissement d’une certaine forme de censure d’Etat avec notamment et pour la première fois l’implication directe et visible du président Mahmoud Ahmadinejad qui a mis en place, en 2010, le Conseil Supérieur du Cinéma (Shora-y-e Ali-y-e Cinama) qu’il a tout d’abord présidé pour, ensuite, céder la place à son bras droit Esfandyar Rahim Mashayi.
Ici, nous voulons mettre au jour les implicites du message cinématographique en analysant le phénomène socio-politico-culturel en tant que pratique signifiante et en nous appuyant sur une analyse sémiologique qui donne la possibilité à un objet artistique dont la caractéristique la plus importante est la singularité, tel que le cinéma, d’être formalisé dans une structuration souple2
En Iran, la médiation à travers la famille, l’entourage, la communauté, détermine bien sûr les rôles entre genres et met une limite aux stratégies de la liberté individuelle ; parfois la liberté en privé, en secret, devient le secret de la liberté. Ceci exige une chorégraphie, une stratégie, une mise en scène sociale plus complice, plus pudique, plus symbolique. Comme le souligne Najmeh Khalili Mahani3, qu’il soit féministe ou humaniste, populaire ou classique, qu’il produise des succès commerciaux ou des films interdits à l’écran, le cinéma iranien a réussi à profiter de la nature paradoxale de la recherche de la République islamique d’un « modernisme islamisé » et il est devenu une des voies majeures d’expression en Iran. Bien que le journalisme soit le porte-drapeau de la réforme en Iran, c'est la primauté de l'affect visuel qui accélère l'efficacité du message. On doit ce succès en partie à l'empressement des spectateurs pour le changement et en partie aux artistes qui ont couru des risques et ont poussé l'imagination et l’attente du spectateur au-delà de la tradition et des tabous.
Le cinéma pouvant être le miroir anthropologique d’une société, à travers son évolution, celle de la société à laquelle il appartient ou qu’il représente est décelable. Ainsi, l’infidélité est présente autant dans les films avant-gardistes que moralistes, comme sujet principal ou périphérique, dans des familles traditionnelles ou modernes, comme relation légale ou illégale. A l’instar de Morteza dans La fête du feu (Chaharshanbeh souri, Asghar Farhadi, 2006) qui mène sa femme en bateau et par la même occasion les spectateurs tout au long du film au sujet de sa liaison avec la voisine, plusieurs autres personnages masculins des films récents ont une liaison extra-conjugale cachée mais légale, c’est-à-dire sous forme de mariage temporaire, ou non-légale avec une maîtresse ou sous forme d’histoire d’un soir. C’est aussi le cas dans le film Invitation (Da’vat, Ebrahim Hatami Kia, 2008) qui développe, à travers différentes histoires de couple, un point de vue anti-avortement. Le personnage masculin, pratiquant ou pseudo-pratiquant, dont le spectateur peut deviner sa traditionalité à travers des indices tels que la bague d’agate, la barbe et le petit Coran dans sa poche est marié à une femme que l’on voit à l’écran vêtue d’un tchador noir. Ce vêtement, un indice là aussi de plus de traditionalité est opposé aux vêtements plus modernes (manteau et foulard) de « l’autre femme ». Le mari a en effet contracté un mariage temporaire avec celle-ci à l’abri du regard de sa femme légitime. Dans Saadat abad (Sa’adat abad, Maziar Miri, 2010), le réalisateur dépeint une soirée entre trois couples d’amis qui tourne au cauchemar à cause des mensonges et des non-dits. Encore une fois, périphériquement, nous sommes face à une infidélité hors champ mais comprise par le spectateur : à travers les conversations téléphoniques de Mohsen et son départ précipité en fin de soirée, sous prétexte de ramener sa fille, le spectateur perçoit une liaison. Par ailleurs, un autre personnage, qui est sur le point de divorcer, est en fait amoureux de la femme de Mohsen depuis toujours, ce que le spectateur entrevoit à travers les regards et les phrases ambiguës entre eux.
Un autre thème, traité dans les films iraniens récents, est celui des hommes mariés qui cherchent des prostituées dans la rue. Dans Régler ses comptes (Tasvieh hesab, Tahmineh Milani, 2010) quatre femmes à leur sortie de prison décident de se venger des hommes infidèles et leur font croire qu’elles sont prostituées pour ensuite les séquestrer et prendre leur argent. Dans une scène de La vie avec les yeux fermés (Zendegi ba cheshman-e basteh, Rasoul Sadr Ameli, 2010), Parastou sort en pleine nuit pour aller chercher les médicaments pour sa mère et monte dans la voiture d’un homme qui la prend pour une prostituée. Comme elle ne cède pas à ses avances, il la frappe violemment et la jette dehors. La tension du film se focalise sur cette incertitude autour de la prostitution : les parents, les voisins et par la même occasion le spectateur soupçonnent Parastou de se prostituer. Les parents ne trouvent pas d’autres solutions, soit de tuer leur fille, soit de déménager avant de comprendre finalement qu’elle ne se prostitue pas.
L’infidélité dans le cinéma iranien n’est pas seulement affaire d’hommes. La représentation des femmes a également changé avec le temps et des tabous ont été levés. Comme le souligne Hamid Naficy4, les femmes, qui au début de la révolution, étaient écartées du devant de la scène cinématographique, pour avoir ensuite une image pâle, lisse, fidèle et de mère pieuse, ont pu enfin trouver leur place avec une présence forte à l’écran.
Au cours de ces dernières années, la représentation des femmes eu égard à l’infidélité féminine, à la relation avant le mariage ou à la prostitution a évolué. Dans La quarantaine (Chehel salegi, Alireza Rayisyan, 2009), Negar, mariée et mère d’un enfant, se voit perturbée sentimentalement au retour, après des années passées à l’étranger, de son amour de jeunesse. Ce même thème est également présent dans Kanan (Kan’an, Mani Haghighi, 2008). Dans ces deux films, le spectateur quitte la salle de cinéma sans réponse précise, sans savoir si Negar dans l’un et Mina dans l’autre vont rester avec leur mari ou céder à la tentation et les quitter pour leur ancien amour. Le premier se termine sur le visage pleurant de Negar après son concert de violon et le second sur le visage triste de Mina qui demande à son mari si elle doit rester. Ces deux gros plans sont des indices signifiant que la décision leur appartient à elles seules. Deux lectures sont possibles en ce qui concerne la tristesse sur leur visage : elle peut être interprétée comme le signe de leur résignation ou au contraire comme la marque d’une mauvaise conscience à l’idée de quitter leur famille.
Dans Un vendredi après-midi (Asr-e djomeh, Mona Zandi Haghighi, 2006), la réalisatrice met en scène une femme qui élève seule son enfant, né d’un inceste. Elle a un amant, une relation « illégale », qu’elle reçoit à la maison le soir. Même si dans le but de contourner la censure, la réalisatrice ne montre jamais l’homme à l’écran, le spectateur voit la femme s’apprêter pour l’arrivée de son amoureux. La caméra filme un instant les pieds nus de la femme, chaussée de sandales, laissant entrevoir un vernis brillant sur ses ongles, ce qui révèle par métonymie toute la sensualité de cette scène. Avant Zandi Haghighi, une autre réalisatrice, Rakhshan Bani Etemad, avec qui elle a d’ailleurs travaillé, a été pionnière pour la mise en place de cette grammaire sensuelle utilisant les plans rapprochés des pieds nus (Le foulard bleu, Rousari-y-e abi, 1994), ou bien l’homme absent à l’écran mais présent par la voix (La dame de mai, Banouy-e ordibehesht, 1997).
La prostitution est traitée de différentes manières dans le cinéma iranien. Tambourin (Dayere-y-e zangi, Parisa Bakhtavar, 2008) est une comédie qui ne révèle qu’à la fin que le personnage principal est une voleuse et une fille de la rue qui ne semble pas souffrir de sa situation. En revanche, dans Au bout de la Huitième rue (Enteha-y-e khyaban-e hashtom, Alireza Amini, 2011), Niloufar qui essaie par tous les moyens de trouver de l’argent afin de sauver son frère de la pendaison, se retrouve à la fin du film dans une maison close. Pendant qu’elle est en train de se préparer pour son nouveau « travail », son fiancé, apprenant la nouvelle, s’immole par le feu. Dans ce film, il est intéressant de noter qu’un autre personnage divorcé a une relation « illégale » avec une femme célibataire qui paraît de mœurs légères.
Le cinéma iranien, produit à l’intérieur du pays, qui se donne la peine de passer par toutes les autorisations nécessaires depuis la validation des scénarii jusqu’à la projection finale dans les salles, essaie de casser les tabous tout en respectant les lignes rouges mais floues de la censure. Ces dernières années, à côté des thèmes comme le divorce, les familles monoparentales, la drogue chez les jeunes de la classe moyenne, les filles fugueuses, le cinéma iranien, tout en montrant aussi une image idyllique de la famille, telle qu’elle est représentée par exemple dans Un morceau de sucre (Yek habbeh ghand, Reza Mir Karimi, 2011) où le réalisateur essaie de peindre une famille provinciale aimante, qui s’entraide et dans laquelle vivre aurait le goût d’un morceau de sucre, met également en scène, les problèmes de l’infidélité dans le couple, qu’elle soit réelle ou simplement désirée.
A côté d’une offre florissante de séries étrangères, doublées en persan, sur les chaines du satellite telles que GEM TV ou Farsi One, dont les sujets principaux sont l’amour et l’infidélité, et l’enthousiasme de beaucoup d’Iraniens à leur égard, l’Etat a peut-être imaginé qu’en laissant le cinéma s’emparer de ces sujets sensibles dans le cadre des limites imposées, il pourrait détourner l’attention des téléspectateurs et répondre à cette nouvelle forme de concurrence télévisuelle. Le réalisateur Saman Moghadam qui a décidé, après cinq films urbains, de mettre en scène une histoire d’amour au sein d’un petit village hors du temps et de l’espace, proposait l’idée que si le réalisateur souhaitait dépeindre des histoires urbaines vraisemblables, il ne pouvait plus faire abstraction de toutes les complexités des relations entre les hommes et les femmes que cette urbanité implique :
« J’ai voulu filmer Une histoire d’amour simple dans le milieu rural car l’idée que j’avais de cette histoire d’amour si pure et si naïve n’est plus du tout réaliste à Téhéran ou dans d’autres grandes villes. Dans les villages, il n’y a pas encore cette abondance de séries et de chaines de satellite pour influencer les comportements et donc le spectateur arrive à croire à cette histoire d’amour simple dans laquelle penser à la chevelure de la femme est déjà un acte érotique pour l’homme, ce qui est invraisemblable et même ridicule dans une relation amoureuse urbaine. Les relations sont de plus en plus complexes dans les grandes villes, la notion de famille a changé, le noyau familial n’a plus le même sens qu’avant tandis que dans les villages il y a encore ce noyau familial traditionnel»5.
Dans tous les cas, le cinéma iranien, à l’instar de la jeune société qu’il représente met en place des stratégies pour se réinventer et suivre son chemin plus vite que les interdictions. S’il ne peut pas filmer une relation d’amour, il filmera alors le pied nu de la femme. S’il ne peut pas mettre en scène l’intimité de l’intérieur, il cherchera à trouver des espaces semi- privés tels que la voiture ou la cour6. L’arrivée d’une nouvelle vague de réalisateurs tels que Bahram Tavakoli, Abdol Reza Kahani, Behnam Behzadi, Amir Saghafi ou Houman Seyedi donnera au cinéma iranien le courage et l’énergie nécessaires pour continuer et renouveler la voie que les Bani Etemad, les Mehrjouyi ou les Beyzayi ont ouverte.
Asal Bagheri, sémiologue, ATER université de Rennes 1
- 1. Mahnameh-y-e Cinamai-y-e Film (Magazine Mensuel Film), Février 2012, Vol 30, N° 438.
- 2. BAGHERI, Asal, Les relations homme/femme dans le cinéma iranien postrévolutionnaire ; Stratégies des réalisateurs. Analyse sémiologique, Thèse de doctorat en Linguistique et Sémiologie, sous la direction d’A.-M. Houdebine, Université Paris Descartes, 2012, Tome I, p.113-155, publiée sur le site FASOPO, http://www.fasopo.org/reasopo/jr/th_griffaton_t1.pdf
- 3. KHALILI MAHANI, Najmeh, « Beyond tradition and taboo: Women of Iranian Popular Cinema: Projection of Progress », 31 juillet 2006, consulté sur le site de Off Screen, le 13/03/2009, http://www.offscreen.com/index.php/phile/essays/women_of_iran/
- 4. NAFICY, Hamid, «Veiled Vision/Powerful presence: women in Post-Revolutionary Iranian cinema», In the eye of the storm: women in Post-Revolutionary Iran, , Mahnaz AFKHAMI et Erika FRIEDL (sous la dir. de), Londres et New York, I.B.Tauris, 1994, p. 131-150. (132).
- 5. Entretien été 2012, juste avant la sortie d’Une histoire d’amour simple (Yek Asheghane-y-e sadeh, 2012).
- 6. BAGHERI, Asal, Les relations homme/femme dans le cinéma iranien postrévolutionnaire ; Stratégies des réalisateurs. Analyse sémiologique, Thèse de doctorat en Linguistique et Sémiologie, sous la direction d’A.-M. Houdebine, Université Paris Descartes, 2012, Tome I, p.157-222, publiée sur le site FASOPO, http://www.fasopo.org/reasopo/jr/th_griffaton_t1.pdf