Le conflit israélo-arabe dans le complexe de sécurité régional du Golfe
Le conflit entre Israël et le Hamas résonne de manière particulière dans la région du Golfe persique car les pays qui composent ce complexe de sécurité régional ont des positions de plus en plus radicalement opposées vis-à-vis d’Israël et de la question palestinienne.
Israël face à l’Axe de la résistance
Sur une rive du Golfe se trouve la République islamique d’Iran qui, depuis sa création en 1979, a fait de la défense de la cause palestinienne un pilier de sa politique étrangère. Alors que, depuis la guerre du Kippour d’octobre 1973, les pays arabes ont soit renoncé à affronter Israël dans une guerre conventionnelle (Syrie), soit signé des accords de paix et normalisé leurs relations (Egypte, Jordanie, Emirats arabes unis, Bahreïn, Maroc), l’Iran a progressivement pris la tête de ce que ses dirigeants appellent désormais « l’Axe de la résistance » à l’Occident et, singulièrement, aux Etats-Unis et à Israël. Plus qu’une alliance structurée, l’Axe de la résistance se présente davantage comme un réseau transnational idéologiquement hétéroclite dont les éléments, principalement des organisations non-étatiques, sont liés entre eux par des intérêts de long terme ou de circonstances. Outre la Syrie, alliée de l’Iran depuis le début des années 1980, on y trouve le Hezbollah libanais et toute une série d’autres milices et partis politiques, principalement – mais pas exclusivement – islamistes chiites, qui opèrent en Irak, en Syrie, en Afghanistan et au Yémen.
Le Hezbollah a été formé au début des années 1980 à partir du rassemblement de divers mouvements islamistes chiites ayant requis l’appui de Téhéran pour lutter contre l’occupation du sud Liban par Israël qui, afin de contenir les opérations des groupes armés affiliés à l’Organisation de libération de la Palestine basés dans cette zone de peuplement chiite, l’avait envahie en 1978. Refusant également de s’engager dans une guerre conventionnelle avec Israël, la République islamique avait envoyé un petit contingent de Gardiens de la révolution, son armée idéologique qui joue jusqu’à aujourd’hui un rôle central dans la coordination de ses opérations extérieures. Leur mission était de former les militants libanais sur le plan militaire et organisationnel. Depuis, le Hezbollah, avec le Hamas, a continué à revendiquer de mener la guerre à Israël, transformant le conflit israélo-arabe en guerre asymétrique opposant Israël à des organisations non-étatiques. C’est à ce titre que le mouvement a été autorisé à conserver son armement par les accords de Taëf (1990) qui ont mis fin à la guerre civile libanaise (1975-1989). Alors que l’armée libanaise, profondément affaiblie par la guerre civile, avait renoncé de facto à défendre l’intégrité territoriale du Liban, le Hezbollah a repris cette mission à son compte, s’érigeant en défenseur de la nation libanaise tout entière. Le départ de l’armée israélienne en 2000 n’a rien changé en la matière, le Hezbollah poursuivant activement ses opérations contre le nord de l’Etat hébreu.
C’est aussi le Hezbollah qui, dans ce contexte, a mis le thème de la « résistance » à Israël et à l’Occident au centre d’un grand récit politique qui est aujourd’hui largement repris à son compte par l’Iran. Il permet à ce pays, où l’islam chiite est religion d’Etat depuis le XVIe siècle et qui utilise ce courant minoritaire de l’islam comme un outil d’influence à l’extérieur de ses frontières, de rallier des soutiens par-delà les clivages communautaires qui, au Moyen-Orient, divisent parfois violemment les musulmans chiites et sunnites (Liban, Irak, Arabie Saoudite, Bahreïn, Afghanistan). Articulée à une politique régionale basée sur le refus de tout accord de paix avec Israël, le thème de la résistance a notamment permis à Téhéran de maintenir de solides liens avec les groupes palestiniens qui ont refusé les accords d’Oslo signés en 1993 par Israël et l’OLP, dont le Hamas et le Jihad islamique, deux organisations islamistes sunnites (il n’y a pas de chiites en Palestine) qui font partie de l’Axe de la résistance.
Le Conseil de coopération du Golfe, l’Iran et Israël
Sur l’autre rive du Golfe persique se trouvent les pays arabes réunis depuis 1981 au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG : Arabie Saoudite, Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis et Oman), dont deux (les Emirats arabes unis et Bahreïn) ont choisi de normaliser leurs relations avec Israël dans le cadre des accords d’Abraham de 2020 et un, l’Arabie Saoudite, était engagé dans la même voie au moment de l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre. Ces trois pays ont en commun des relations particulièrement tendues avec Téhéran et ils cherchent auprès d’Israël un allié stratégique pour contenir la menace iranienne. Les Emirats arabes unis et le Bahreïn ont historiquement été visés par des revendications irrédentistes de l’Iran prérévolutionnaire. Depuis 1971, l’Iran occupe ainsi trois îlots émiratis stratégiques dans le détroit d’Ormuz et la monarchie Pahlavi a longtemps revendiqué le Bahreïn comme sa quatorzième province. Dirigé par une dynastie sunnite qui fait face à une population nationale majoritairement chiite historiquement très mobilisée derrière des organisations islamistes, ce tout petit archipel se trouve particulièrement exposé à la politique iranienne de patronage des communautés chiites. Ces dernières ont par exemple dominé les protestations du Printemps arabe de 2011, réprimées avec l’appui de troupes envoyées par l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, inquiets de voir le Bahreïn tomber dans l’orbite iranienne si les islamistes chiites y étaient arrivés au pouvoir. En Arabie Saoudite également, les soulèvements de 2011 ont quasi-exclusivement impliqué les communautés chiites. En 2016, c’est d’ailleurs l’exécution de l’un des dirigeants du soulèvement chiite qui avait donné lieu au saccage de l’ambassade saoudienne à Téhéran et à la rupture des relations diplomatiques saoudo-iraniennes, rétablies en 2023 grâce à la médiation chinoise.
Délicat à assumer face à des opinions publiques encore très sensibles à la cause palestinienne, le rapprochement de ces trois pays avec Israël doit aussi être compris comme participant d’une stratégie plus large de diversification des partenariats de sécurité. Elle est motivée par la perception, partagée par l’ensemble des pays du CCG, d’un affaiblissement du partenariat de sécurité avec les Etats-Unis, devenus leur principal garant de sécurité extérieure au fil des conflits régionaux (Guerre Iran-Irak de 1980-88, Guerre du Golfe de 1991). L’invasion de l’Irak en 2003, puis les printemps arabes de 2011, ont en effet fait naître dans les pays du CCG un doute quant à la capacité et la volonté des Etats-Unis de les protéger effectivement. Ils estiment que la mauvaise gestion de la transition politique en Irak a exposé les faiblesses de la stratégie américaine dans la région qui, incapable de stabiliser le pays, a directement contribué à renforcer la position régionale de l’Iran, lui permettant d’étendre son contrôle sur l’Irak. Les soulèvements de 2011 ont encore favorisé l’extension des réseaux d’influence iraniens au Moyen-Orient, notamment en Syrie et au Yémen, motivant très directement la décision saoudienne de mettre sur pied une coalition militaire régionale pour intervenir dans le conflit civil yéménite et empêcher l’un des acteurs de l’Axe de la résistance, la milice Ansar Allah (appelée aussi les Houthis, du nom de famille de leurs dirigeants), d’y prendre le pouvoir. Par ailleurs, alors que les révoltes de 2011 ont touché très directement l’Arabie Saoudite, le Bahreïn et Oman, ces derniers ont constaté que, au nom de la démocratie, l’administration Obama n’avait pas hésité à lâcher ses alliés arabes (le président égyptien Hosni Moubarak), expliquant que les partenariats de sécurité engageaient les Etats-Unis à protéger les pays contre des agressions extérieures mais pas les régimes en place contre des soulèvements populaires.
Le CCG inclut également des pays historiquement moins focalisés sur la menace iranienne et qui n’ont, de ce fait, pas choisi de normaliser leurs relations avec Israël. Parmi eux se trouve le Qatar. Depuis le milieu des années 1990, après le coup d’Etat de l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani (père de l’actuel émir), l’émirat s’est engagé dans ce que certains analysent comme une politique étrangère de hedging, basée sur la diversification des alliances afin de conserver son autonomie vis-à-vis des puissances régionales les plus menaçantes, en l’occurrence l’Arabie Saoudite et l’Iran. Loin de toute idéologie, le Qatar a tissé de très nombreuses relations diplomatiques non exclusives et a priori contradictoires entre elles. Il a ainsi été le seul pays du Golfe à maintenir un bureau de commerce israélien sur son sol entre 1996 et 2009 et il abrite jusqu’à aujourd’hui la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Partageant un immense champ gazier avec l’Iran, le Qatar a en même temps maintenu de bonnes relations avec Téhéran, cherchant occasionnellement à l’associer aux discussions du GCC sur la sécurité régionale. Le Qatar s’est aussi construit un réseau de relations avec des mouvements politiques divers, offrant notamment asile aux opposants politiques les plus controversés de la région : Frères musulmans égyptiens, Talibans, Hamas, etc. Ces relations diversifiées lui ont permis de se construire progressivement un rôle de médiateur dans les conflits régionaux, au Soudan, au Liban, en Afghanistan mais aussi dans les territoires palestiniens occupés. En 2012, le Qatar avait en effet brièvement réussi à réconcilier le Hamas et le Fatah, le mouvement fondé par Yasser Arafat, chassé de Gaza par le Hamas en 2007 et aujourd’hui replié en Cisjordanie, où il contrôle l’Autorité palestinienne. L’émirat avait auparavant offert l’asile aux dirigeants du Hamas exilés à Damas, après que l’organisation avait condamné la répression du soulèvement syrien. Encore une fois, le soutien au Hamas n’était aucunement un choix exclusif motivé par une idéologie partagée. Il s’agissait d’une part, de consolider sa réputation de soutien inconditionnel de la cause palestinienne et d’autre part, d’éviter que son voisin iranien ne mette totalement la main sur le mouvement, ce qui ne déplaisait pas à ses alliés occidentaux. Au-delà, la presse internationale a récemment pointé le cynisme de l’arrangement entre Israël et le Qatar prévoyant que l’émirat finançait l’infrastructure paraétatique du Hamas à Gaza, une forme pour le moins étonnante de cogestion israélo-qatarie. Pour Israël, maintenir Gaza sous perfusion qatarie (et d’ailleurs européenne) permettait une certaine stabilité socio-politique dans ce territoire surpeuplé et pauvre, où la population n’a que peu de perspectives. En échange d’une situation sécuritaire qu’il pensait sous contrôle à Gaza, le gouvernement de Benyamin Netanyahou pouvait se concentrer sur la sécurisation de la Cisjordanie, territoire palestinien occupé dont il a accéléré la colonisation. Dès lors, le Qatar participait en réalité de l’option d’une non-solution au conflit israélo-palestinien prise par le gouvernement Netanyahou. L’émirat a aussi retiré de ses efforts diplomatiques et financiers le statut d’intermédiaire obligé des négociations actuelles pour trouver une issue à la crise.
Au final, si l’attaque du Hamas a certes conforté l’Iran en éloignant le spectre d’une alliance israélo-saoudienne susceptible de modifier les dynamiques du complexe de sécurité du Golfe persique en sa défaveur, le vrai gagnant de la crise est, à ce stade, plutôt le Qatar. L’attaque a en effet pour le moment affaibli la position des pays du Golfe engagés dans la normalisation avec Israël, dont il faut rappeler qu’ils avaient entre 2017 et 2021 organisé un blocus du Qatar pour tenter d’obliger ce dernier à rompre ses relations avec les Frères musulmans et l’Iran. Dans la crise actuelle, ces derniers en sont réduits à appeler à la désescalade sans vraiment pouvoir jouer de rôle dans des négociations entre les parties, et ce d’autant plus qu’ils ont pour la plupart (l’Arabie Saoudite et les EAU) placé les Frères musulmans, dont est issu le Hamas, sur leur liste des organisations terroristes. Par ailleurs, que cela en ait été la motivation première ou non, l’attaque a rappelé aux pays arabes tentés par la normalisation avec Israël que la question palestinienne ne pouvait être totalement passée par pertes et profits.
Photo : Des fidèles iraniens crient un slogan après la prière du vendredi lors d'un rassemblement et brûlent le drapeau israélien. Copyright thomas koch pour Shutterstock.