Mexique(s) : Issues de passage
Argán Aragón*
Mexique(s) : Issues de passage1
Ce que l’on souhaite montrer, ce sont les issues des tentatives de traversée à un « temps t » de la mobilité de chaque migrant pour lequel nous avons pu dégager une trajectoire, tout en sachant que celle-ci est appelée à évoluer. Seule la mort est une issue ultime.
Chaque histoire a combiné des variables de genre et de capital économique – issue en règle générale du capital social – constituant les déterminants majeurs qui ont fait que certaines migrantes et certains migrants ont réussi la traversée du Mexique, et d’autres pas. À ces déterminants, il faut ajouter la capacité des migrants à savoir les utiliser de manière effective dans l’espace de transit. Genre, capital social et habileté des acteurs à s’adapter à l’espace sont les trois composantes primordiales et interdépendantes du capital de mobilité spécifique dont ont besoin les migrants pour surmonter les obstacles ou y survivre. Le déclic n’a pas eu d’incidence particulière pour l’issue et le mode de traversée des migrants, mais il permet cependant de comprendre depuis quelle situation les acteurs décident de s’engager dans la frontière. Il est apparu que les éléments qui déterminent la réussite ou l’échec de la traversée pour chaque migrant ne constituent pas une surdétermination de la trajectoire pour l’ensemble de la population migrante : chaque cas est absolument particulier.
À même niveau de capital social, certains arrivent vivants à la frontière avec les États-Unis, alors que d’autres disparaissent ; à même condition de genre, certains passent « grâce » à leur genre, et d’autres échouent « à cause » de leur genre ; à même disposition de capital de mobilité, certains vivent, d’autres meurent. Plus encore, ces six issues idéales typiques de la traversée peuvent aussi se convertir l’une en l’autre, au cours de la trajectoire ou de l’histoire des migrants. Certains décident de revenir dans leur lieu d’origine, mais parviendront sans doute à atteindre les États-Unis lors de leur prochaine tentative ; d’autres errent un temps dans l’espace du transit clandestin, puis finissent par s’établir quelque part sur la route, mais repartiront peut-être ensuite. Ces expériences de la frontière vécues dans l’horreur, la peine, la défensive ou en toute tranquillité dégagent six issues spatiales de la mobilité à travers le Mexique.
Disparaître
La disparition dans l’espace de transit a lieu lorsque les proches du migrant cessent de recevoir des signes de vie de la personne qu’ils attendaient. Ils savent qu’elle est entrée dans l’espace migratoire au Mexique, ils ont peut-être eu contact avec elle à un moment donné de la traversée, mais soudain, toute information a cessé. Quand survient cette situation, les proches entrent dans l’attente permanente du moindre signe qui permettrait d’avoir une certitude quant à l’issue de la traversée de celui ou de celle qu’ils attendaient. La disparition n’est pas une réalité pour le migrant lui-même, c’est une réalité pour ceux qu’il avait quittés ou qu’il allait rejoindre, et qui se manifeste sous la forme de l’angoisse. Tous les migrants « disparaissent » un certain temps dans le passage, car tous cessent de donner des informations, au moins pendant un laps de temps. La situation qui a fini par régir le passage du Mexique fait que la disparition des migrants est la plupart du temps synonyme de mort, et dans certains cas, de basculement dans la délinquance, d’esclavage dans une clique des cartels, ou d’incarcération. La migration est une action collective, et c’est pour cela que les acteurs migrants – se vivant comme membres d’un collectif – donneront toujours, au moins un minimum, des signes de vie à leurs proches, pour les tenir au courant de l’issue de leur traversée.
Ceux qui refusent de se manifester après leur voyage sont très rares et sont, dans la plupart des cas, des migrants en rupture avec leur groupe de référence. Personne ne se perd dans la traversée, mais un certain nombre change de projet, ou meurt. Certains proches se résigneront à considérer la disparition comme une mort certaine, d’autres chercheront désespérément le moindre indice qui leur donnerait une certitude – pour « savoir » ou pour faire le deuil, d’autres voudront toujours « y croire »2. Il n’existe aucune statistique quant au nombre de migrants qui disparaissent au Mexique, car à partir de quand dénoncer une disparition de quelqu’un parti à l’étranger en clandestin ? Et avec quelles preuves ? Et puis dans quel pays déposer la plainte ? La disparition est une mort voilée, une mort probable, mais sans la moindre certitude, et qui peut toucher actuellement tous les migrants. Mais bien entendu, pour disparaître dans l’espace, encore faut-il que quelqu’un vous attende, que quelqu'un vous guette, quelque part.
Mourir assassiné
« Sur la route, la mort est l’ombre du migrant », 3 disait un responsable de la Casa del Migrante de Ciudad Guatemala. Certains de ceux qui partent pour vivre dans un ailleurs meurent au cours de leur tentative. Cette mort pendant le transit au Mexique n’est plus seulement ce qu’elle était dans les années 1990 : une mort par noyade, par chute du train, par accident de la route, par agression d’un délinquant avec une machette, etc. Cette mort peut désormais survenir dans une violence inouïe et par des moyens techniques hautement sophistiqués, par lesquels les meurtriers assassinent les clandestins, souvent après torture, et tentent ensuite de faire disparaître leurs restes, pour détruire tout indice du crime (démembrement des corps, dissolutions dans l’acide, incinérations, enfouissements à la pelleteuse, etc.)4. Les statistiques sont inexistantes et il est impossible de savoir, avec exactitude, combien de migrants sont tués pendant leur traversée du pays, mais ce qui est certain, c’est que ce nombre suit la tendance de la croissance exponentielle des meurtres liés au crime organisé en territoire mexicain. Sans données quantitatives et dans cette situation de conflit larvé, on ne peut pas connaître les caractéristiques démographiques et sociales des personnes assassinées. Mais on a vu que tous peuvent être tués dans la traversée, avec ou sans capital social, hommes ou femmes, avec beaucoup ou avec peu de capital de mobilité.
Retourner vers le sud
Un grand nombre de migrants, stoppés par la frontière – après saisie par les autorités ou assauts de délinquants – finit par revenir à la frontière précédente. D’après les données recueillies par l’EMIF Sur5 en 2008, 10,2 % des Centraméricains reconduits à la frontière par l’INM6 ont affirmé qu’ils retenteraient la traversée dans les sept jours suivants, 62 % ont affirmé vouloir la retenter ultérieurement, et 27,9 % ont affirmé ne plus vouloir la retenter (EMIF Sur, 2011). Il faut cependant prendre avec précaution l’estimation des 27,9 % de migrants disant se rétracter définitivement de la traversée, car il est fort probable que ce qui semblait une décision ferme au moment de la frustration du voyage évoluera dans le temps, et finira dans la plupart des cas par rendre à nouveau évidente la nécessité du départ. La dynamique migratoire est régulière : ceux qui ont tenté de partir et ont échoué, auront tendance à repartir lorsque la situation leur semblera plus facile, plus calme, qu’ils auront davantage de ressources, ou que la situation dans leur lieu d’origine aura empiré. La migration est une idée qui existe et qui persiste dans l’imaginaire des migrants, tant pour ceux qui ont réussi que pour ceux qui ont échoué à atteindre le lieu de destination.
À Peña Roja, en 2005, par exemple, un chef de ménage avait tenté à deux reprises de partir aux États-Unis avec passeur, totalisant deux fois trois tentatives, les avait toutes manquées au Mexique, et « jurait » ne plus retenter le voyage. En 2010, il est reparti et a encore échoué par trois fois, portant au total le nombre de ses tentatives frustrées à neuf. Pourquoi s’obstinait-il à partir ? Parce que les États-Unis étaient le seul lieu où il pensait pouvoir gagner les milliers de dollars nécessaires pour récupérer sa terre et sa maison qu’il avait mises en gage pour partir les fois précédentes et pour rétablir une situation qui était devenue invivable pour son ménage. La statistique des « 27,9 % des migrants » affirmant, au moment de leur expulsion du Mexique, ne plus vouloir retenter le voyage, indique en fait qu’un peu moins de trois migrants sur dix ressortent expulsés de la route migratoire « suffisamment dégoûtés », au point d’affirmer ne plus vouloir y revenir. Les uns, ce sera parce qu’ils auront été continuellement pris par les barrages de l’INM, les autres parce qu’ils auront eu affaire aux délinquants, les autres parce qu’ils auront vu les Zetas.
Errer dans l’espace migratoire
Beaucoup de migrants finissent par s’installer dans des mouvements d’allers retours, dans une forme d’errance entre les espaces de contention frontaliers qu’ils sont incapables de traverser. Ces migrants sont une population flottante prise au piège entre la frontière sud du Mexique, l’isthme de Tehuantepec et la frontière nord. Les personnes en situation d’errance sont d’ordinaire celles qui ont rompu les liens avec leurs proches et qui ne peuvent plus ou ne veulent plus retourner dans leur lieu d’origine où ils savent ne plus avoir leur place. Ces errants sont les migrants qui ont perdu leur capital social, mais qui finissent souvent, à la longue, par développer un capital de mobilité extraordinaire. Mais l’errance est une situation temporaire, une situation en quête d’un basculement dans un établissement et une activité quelque part dans l’espace migratoire.
Rester quelque part sur la route
Certains migrants qui ne parviennent pas à traverser le Mexique ou qui estiment ne pas avoir les ressources suffisantes pour réussir leur voyage choisissent souvent de s’établir un temps sur la route. Ce sont des hommes ou des femmes dont le capital social et le capital économique ne leur a pas permis d’atteindre les États-Unis en un seul mouvement, mais dont le capital de mobilité leur permet de recréer, à partir de rien, un nouveau lieu de vie et un nouveau lieu de travail dans l’espace de transit. Le Mexique est parsemé de ces migrants centraméricains qui se sont posés un temps, pour, pensent-ils, continuer leur route. Mais cette décision initialement perçue comme temporaire s’allonge souvent indéfiniment dans beaucoup de cas. Là encore, aucune statistique n’existe et toute durée de l’établissement fluctue en fonction de l’expérience de chaque migrant. Pour ceux qui ont échoué la traversée du Mexique, la zone d’établissement privilégiée est la région sud ; ceux qui ont traversé le pays, mais ne pensent pas encore pouvoir franchir la frontière des États-Unis, choisissent de s’établir dans la zone frontalière du nord.
L’établissement des migrants clandestins dans ces espaces a une importante dimension genrée. Les femmes s’orienteront, le plus souvent, vers les secteurs les plus accessibles et capables de leur fournir un emploi rapide, stable et relativement bien rémunéré dans le milieu des cabarets, table-dance ou autres types de structures qui fournissent un gigantesque marché local et international de la prostitution dans les zones de tolérance tacite. Lorsque certaines de ces femmes décident, au fil du temps, de s’établir définitivement dans ces lieux pour y fonder leur ménage, elles finissent dans la plupart des cas par s’intégrer aux secteurs réguliers de l’économie et de la société locale. Les hommes se dirigent principalement dans les emplois peu qualifiés où ils finissent progressivement par se fondre dans la population locale à bas revenus.
Depuis 1980, la frontière nord est un « purgatoire » pour les Centraméricains (Proceso, 1982/05/01) où ils partagent leur quotidien avec les centaines de milliers de migrants mexicains n’ayant pu traverser la frontière et qui ont fini par s'établir dans les grandes villes de l’extrême nord comme Ciudad Juárez, Reynosa ou Tijuana. Une partie de ceux qui ne peuvent pas traverser la frontière – tant migrants mexicains que centraméricains – peut parfois basculer dans la délinquance locale ou dans le crime organisé, car c’est leur seul moyen de gagner rapidement de l’argent, et parfois, de subsister. Pour le père Alejandro Solalinde, directeur du refuge pour migrants d’Ixtepec, les migrants clandestins sont « l’armée de réserve des Zetas » (Excélsior, 2011/06/25), au même titre d’ailleurs que les populations mexicaines vivant dans des espaces de violence et de misère. Mais ce basculement possible dans le crime n’est pas une règle, c’est plutôt une exception, comme le dirait le père Francisco Pellizari, directeur de la Casa del Migrante de Guatemala (Carnet de terrain, 2010).
Atteindre la frontière nord pour la traverser
La frontière entre le Mexique et les États-Unis est une des zones frontalières les plus dynamiques au monde. C’est la frontière terrestre la plus longue entre un pays du Nord et un pays du Sud, permettant, sur ses 3169 kilomètres de long, plus de 400 millions de passages humains légaux par an7. Cette frontière du nord du Mexique et du sud des États-Unis est une frange dans l’espace et non une ligne, c’est une dyade, comme l’appelle Michel Foucher, pour signifier l’interdépendance entre deux espaces séparés. La frontière intelligente que prétend mettre en place le gouvernement états-unien est censée permettre la libre circulation de certaines populations et de certains biens et empêcher absolument le passage des biens et des personnes considérés comme non souhaités : migrants clandestins, trafic de drogue, terroristes (Secretary Napolitano, 2011). Les migrants centraméricains qui arrivent à cette frontière sont près du but, ils sont à « l’heure de vérité » de leur traversée, ils sont là où se joue, se gagne ou se perd le passage. Mais chaque migrant aura une expérience et une perception différente de la frontière en fonction des ressources et des évènements qui l’auront porté à un endroit particulier où il doit tenter la traversée et dans lequel il trouvera des difficultés spécifiques à surmonter.
*Argán Aragón, doctorant en sociologie à Paris 3, Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les Etats-Unis
- 1. Cet article fait partie du chapitre "Traverser l’espace vers le nord" de la thèse Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les Etats-Unis (soutenance décembre 2013, Université Paris 3).
- 2. Des mères de migrants centraméricains sillonnent constamment la route des clandestins au Mexique, en groupes, seules, ou accompagnées de leurs proches, démarchant morgues, cimetières, et le nombre hallucinant de tombes anonymes et de fosses communes dans le Chiapas, le Tabasco, le Veracruz et le Tamaulipas. Certaines sont organisées pour tenter de trouver des indices de leur fille ou de leur fils disparu, et ont formé la caravane Liberando la Esperanza, qui sillonne chaque année depuis 2007, les routes du transit des migrants. La dernière caravane est partie en octobre 2012 pour traverser tout le pays jusqu’à Ciudad Juárez (CNN en Español, 2011/05/19). Ces mouvements spontanés et organisés de mères se consacrant, avec leurs propres moyens, à chercher leurs proches, et à réclamer justice, se retrouvent, sous d’autres manières en Amérique latine, dans les pays qui ont été ravagés par des massacres de populations entières, au moment des dictatures militaires dans un contexte de guerre froide : les Madres de Mayo en Argentine, l’Agrupacion de Familiares de Detenidos Desaparecidos (AMDD) du Chili, le Comité de Madres Monseñor Romero (COMADRES) du Salvador, etc. La différence des mouvements comme Liberando la esperanza, est que les disparitions forcées ne sont plus le fait d’États dictatoriaux ciblant certaines catégories ethniques ou politiques de leur population, mais sont des disparitions massives de migrants, réalisées par des cliques du crime organisé qui les tuent sans la moindre dimension idéologique, mais qui fondent leur acte à partir de l’irrégularité migratoire des migrants.
- 3. « En el camino, la muerte es la sombra del migrante. » (Carnet de terrain, 2010).
- 4. Cf. (Proceso, 2011/07/06 ; Amnesty International, 2010).
- 5. EMIF, Encuestas sobre MIgracion en las Fronteras norte y sur de Mexico http://www.colef.net/emif/index.php
- 6. Instituto Nacional de Migracion
- 7. L’obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007