« Grand prêtre de l’hindouisme, protecteur de l’Inde contre les islamistes, conseiller des pauvres, Modi réussit à être ce que chacun souhaite voir en lui ».
Alors que l’Inde s’apprête à renouveler son parlement, Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CNRS et grand spécialiste de l’Inde, nous a accordé un entretien sur ces élections qui se tiendront du 19 avril au 1er juin et au-delà sur l’avenir de l’Inde sous Modi.
Les élections générales auront lieu en Inde du 19 avril au 1er juin. Pouvez-vous nous dire comment ce scrutin hors norme va se dérouler ?
Christophe Jaffrelot : Ce scrutin va se dérouler sur six semaines, un record ! Sans doute pour permettre à Narendra Modi de sillonner le pays, étant donné qu’il reste l’atout maître du BJP, le parti au pouvoir qui est bien moins populaire que son chef : c’est lui qui peut faire élire des députés en nombre suffisant pour remporter les élections.
Par ailleurs, des machines électroniques seront à nouveau utilisées pour enregistrer les votes des citoyens, or elles font l’objet de critiques de plus en plus virulentes car la preuve a été faite par des ingénieurs informaticiens qu’elles étaient aisément falsifiables. Depuis des années, l’opposition exige que le dispositif de vérification des votes soit mis en œuvre, au moins dans les circonscriptions où l’écart en voix est faible, ce que l’on fait en recomptant les bulletins dans les pays où le vote n’est dématérialisé.
La Commission électorale, chargée d’organiser le scrutin et de veiller à son bon déroulement, refuse systématiquement cette mesure simple, ce qui accroît les soupçons de fraude d’autant plus, cette année, que le gouvernement a refusé d’inclure le chef de la Cour suprême dans le collège chargé de nommer les membres de cette commission (où le gouvernement a, de ce fait, les mains libres) et que deux de ses trois membres viennent tout juste d’être désignés après une démission surprise et à la suite d’une vacance de poste...
Que ces élections ne soient pas aussi free and fair que les précédentes est déjà attesté par l’arrestation du chef du gouvernement de Delhi, Arvind Kejriwal, un opposant assez populaire, et par le gel des comptes bancaires du Parti du congrès qui n’a donc pas les moyens de faire campagne. Pour toutes ces raisons, les élections de 2024 sont sans aucun doute les moins équitables que l’Inde est connue depuis l’indépendance.
Ce constat naît aussi du déséquilibre en termes de couverture médiatique : depuis le rachat de New Delhi Tele Vision (NDTV) par Gautam Adani, l’étoile montante des oligarques qui dominent aujourd’hui le monde des affaires indien, il n’y a plus une seule chaine de télévision qui soit un tant soit peu critique du pouvoir.
Le BJP jouit en outre de ressources financières des plus abondantes grâce au système des electoral bonds grâce auquel le parti pouvait recevoir des dons anonymes permettant aux contributeurs de bénéficier de passe-droits en retour. La Cour suprême a déclaré ce dispositif anticonstitutionnel le mois dernier, mais les coffres de la formation au pouvoir sont pleins !
Quels sont les principaux thèmes de campagne ?
Christophe Jaffrelot : Les élections ne se jouent plus guère en Inde sur des enjeux mais bien plutôt sur des émotions. Narendra Modi capitalise en effet sur le sentiment ethno-nationaliste, de deux façons au moins. Premièrement, il fait vibrer la fibre religieuse de la communauté hindoue (qui représente environ 80% des Indiens). Il s'est d’ailleurs posé en grand prêtre de l’hindouisme, le 22 janvier dernier, en présidant la cérémonie d’inauguration du temple d’Ayodhya, bâti sur les décombres d’une mosquée du XVIe siècle que des militants nationalistes hindous avaient détruite en 1992. Cette cérémonie diffusée en boucle sur toutes les chaînes a marqué le lancement de la campagne électorale du BJP.
Deuxièmement, Modi joue beaucoup sur la fierté que les Indiens retirent du sentiment de reconnaissance internationale que leur suggèrent les accolades interminables de leur chef avec les grands de ce monde, elles aussi diffusées en boucle par les chaînes de télévision. La tenue du sommet du G20 à Delhi il y a quelques mois a été l’occasion d’exploiter ce sentiment à grand renfort de portraits de Narendra Modi à côté de logos du G20. Ce n’était pas le tour de l’Inde d’organiser cette réunion mais New Delhi a réussi à faire l’échange avec le Brésil pour montrer combien Modi avait rendu l’Inde great again!
En face, l’opposition s’escrime à évoquer la montée du chômage, la crise environnementale, qui se traduit par des pénuries d’eau, une pollution atmosphérique record et des formes nouvelles de déforestation ; le capitalisme de connivence, à l’origine de fortunes météoriques comme celle de Gautam Adani, - mais en vain car Modi semble intouchable. Ceux qui sont le plus volontiers tenus pour responsables par l’opinion sont des fonctionnaires, voire des ministres, plus souvent les gouvernants du passé, jusqu’à Nehru, que Modi accuse de tous les maux.
Quelle est la place des médias dans la campagne actuelle ? Existe-t-il des médias indépendantes du pouvoir en place ?
Christophe Jaffrelot : La scène médiatique de l’Inde a longtemps été l’une des plus riches du monde ! La presse écrite a longtemps résisté à la concurrence de l’audiovisuel. Aujourd’hui, elle est l’ombre d’elle-même. Dans l’audiovisuel, les chaînes de télévision indépendantes ont été rachetées par des amis du pouvoir (voir l’acquisition de NDTV par Gautam Adani) ou de nouvelles chaînes ont été créées pour porter la (bonne) parole du gouvernement, comme Republic TV, sorte de Fox News à l’indienne.
Dans le milieu de la presse écrite, la situation est un peu plus variée mais, en règle générale, les patrons de presse, qui possèdent en général de nombreuses autres entreprises, préfèrent que leurs journaux ne se montrent pas trop critiques du pouvoir pour éviter les contrôles fiscaux ou autres enquêtes qui mettraient leur business en péril.
Pour s’informer, il faut suivre les quelques journaux en ligne que sont The Wire ou Scroll.in ou les mensuels comme The Caravan qui sont animés par des journalistes au courage remarquable et qui font un travail exceptionnel.
Quel est le bilan économique de Narendra Modi qui est à la tête de l’Inde depuis dix ans ?
Christophe Jaffrelot : Le bilan économique et social est particulièrement mitigé : le chômage bat des records - jamais il n’a été aussi haut depuis qu’on le mesure (soit depuis les années 1970), surtout parmi les jeunes urbains où il tourne autour de 25%. Alors même que les jeunes filles s’abstiennent désormais de chercher du travail, le taux de participation des femmes à la population active est tombée à 16%. En parallèle, l’inflation reste forte, surtout pour les denrées alimentaires, ce qui pénalise les plus pauvres. Le doublement du nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire décidé pendant la pandémie de Covid-19 a d’ailleurs été reconduit : 800 millions de personnes en vivent, ce qui frappe d’un discrédit cinglant les chiffres du gouvernement qui prétend qu’il n’y a que 5% de pauvres en Inde. Les Indiens ont tellement puisé dans leurs économies que le taux d’épargne est au plus bas, ce qui explique en partie que ce soit également le cas du taux d’investissement, une donnée qui s’explique aussi par la faiblesse de la demande. Dans ces conditions, bien des économistes expriment des doutes quant à la fiabilité du taux de croissance officiel, autour de 7,5%.
En fait, l’économie indienne ne s’est jamais vraiment remise de la « démonétisation » de 2016, année où Modi a fait retirer 85% de la masse monétaire en circulation sous prétexte de lutter contre l’argent sale mais en réalité pour assécher les caisses des partis d’opposition.
Ceci posé, la classe moyenne supérieures et, plus encore, les super riches, profitent du système économique mis en place par Modi : non seulement son gouvernement développe une politique de l’offre qui repose notamment sur des baisses d’impôts pour de nombreuses entreprises, mais la fiscalité directe des particuliers marque le pas au profit de taxes indirectes qui frappent les pauvres de plein fouet.
Existe-t-il encore une opposition en Inde après la mise à l’écart de Rahul Gandhi ? Quelles sont les forces d’opposition ? Sont-elles regroupées dans un front anti-Modi ? Y a-t-il un leader qui émerge ?
Christophe Jaffrelot : C’est la grande inconnue du scrutin. Pour la première fois, une grosse vingtaine de partis d’opposition ont formé une alliance appelée INDIA. Celle-ci a toutefois été victime de défections importantes : des partis l’ont quitté et le BJP a débauché nombre de députés sortants du Parti du congrès ou d’autres partis d’opposition (un quart des candidats du BJP viennent d’une autre formation, un fait sans précédent). Si, néanmoins, l’unité de l’opposition permet de limiter le nombre des triangulaires, le BJP pourrait ne pas remporter autant de sièges qu’en 2019 avec le système électoral à un tour.
De quoi serait fait un troisième mandat de Narendra Modi ?
Christophe Jaffrelot : Tout dépend de la taille de sa majorité. Si le BJP remporte 400 sièges, il sera en mesure de réviser la Constitution. Il en fera alors sans doute disparaître les références au sécularisme (la laïcité à l’indienne) et les articles qui étayent ce principes comme ceux qui permettent aux minorités de solliciter des subventions de l’Etat pour leurs écoles. Le fédéralisme devrait aussi sortir affaibli d’une telle révision constitutionnelle. Non seulement le pouvoir central devrait acquérir un poids plus grand mais l'hindi devrait s’étendre aux dépens des langues régionales. Si le BJP n’obtient pas la majorité des deux tiers nécessaire à une réforme de la Constitution, Modi se contentera sans doute d’introduire un Code civil uniforme, le dernier grand objectif du BJP depuis les années 1990 non encore réalisé. Cela permettra de réduire le rôle des lois en vigueur pour certaines minorités, comme la charia, et qui régissent la vie religieuse, politique, sociale et individuelle des personnes.
Narendra Modi est souvent comparé à Vladimir Poutine ou à Xi Jinping. Diriez-vous qu’il existe néanmoins une spécificité indienne ? Et si oui, comment la décririez-vous ?
Christophe Jaffrelot : Modi ne se situe pas dans cette catégorie, mais davantage dans celle des Erdogan, Orban, Netanyahou, Bolsonaro, Dutertre… des nationaux-populistes qui prennent le risque de perdre une élection - ce que Poutine ou Xi ne font pas. A la différence des dictateurs, les nationaux-populistes ont besoin d’un mandat populaire qui leur confère une légitimité suffisante pour faire prévaloir leur volonté vis-à-vis des institutions de leur Etat, à commencer par le pouvoir judiciaire, leur première cible, toujours. Ces points communs ne signifie pas que l’on ne puisse pas déceler une spécificité indienne, mais celle-ci ne peut être que relative.
Sans doute Modi joue-t-il davantage sur la fibre religieuse que la plupart des nationaux-populistes, au point d’être devenu le grand prêtre de la nation hindoue. Sa religiosité s’inscrit toutefois dans un registre ethno-nationaliste comparable à celui de tous ceux que j’ai cités plus haut… Sans doute aussi Modi est-il parvenu, aux yeux de tant d’Indiens à rendre India great again en faisant de la réunion du G20 à Delhi et de toutes ses visites à Washington, Paris etc. des événements grandioses diffusés en boucle par les chaînes de télévision. Le nationalisme est cependant monnaie courante parmi les populistes, j’ai d’ailleurs j’ai paraphrasé Trump pour introduire le sujet.
Ce que Modi a réussi de plus rare, c’est d’être ce que chacun et chacune souhaite voir en lui : il est à la fois le grand prêtre de l’hindouisme, voire le sage que l’on voit méditer dans sa grotte ou prier immergé jusqu’au cou dans le Gange, l’homme fort qui protège l’Inde contre le Pakistan et les islamistes, l’homme du développement qui promet de doubler le revenu des paysans (alors qu'il baisse…), le conseiller des pauvres qui parle dans le poste tous les mois depuis 2014, en prétendant être la voix de la plèbe… Modi est un vrai caméléon, ce dont témoigne d’ailleurs sa capacité à moduler son body language (et même son vêtement) en fonction de l’auditoire. Si spécificité il y a, elle tient peut-être à la tradition des relations entre maître et disciples (guru shishya parampara) qui amène les derniers à suivre aveuglément le premier.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : New Delhi, 17 février 2024, affiche du Premier ministre Modi lors d'un rassemblement électoral dans la capitale. Crédit photo Rahul Sapra pour Shutterstock.
Photo 1 : New Delhi, 5 décembre 2022, le Premier ministre Narendra Modi et le père de la nation Mahatma Gandhi avec le logo du G20. Crédit photo PradeepGaurs pour Shutterstock.