Kinmen, un archipel entre Taiwan et la Chine. Entretien avec Alexandre Gandil
Alexandre Gandil, docteur en science politique, associé au CERI, travaille sur une sociologie historique de l’État-nation saisi dans sa matérialité et sa territorialité.
Il a publié en septembre dernier Kinmen, un archipel entre Taiwan et la Chine aux éditions Karthala. Ce petit archipel arraché au continent au milieu du XXe siècle invite avant tout à décentrer le regard porté sur la Chine et sur Taiwan. Entre les deux rives du détroit de Formose, au-delà de la fameuse ligne médiane, il met au défi l’histoire, le politique et la géographie en matière d’édification stato-nationale dans le monde sinophone – et ce, non sans enseignements à tirer à l’échelle globale.
La lecture de Kinmen, un archipel entre Taiwan et la Chine s’impose à qui veut comprendre la question sino-taiwanaise et la menace qu’elle fait peser sur la paix mondiale et aussi à qui veut reprendre à nouveaux frais le rapport de l’État à la nation, dans une perspective comparative.
Nous avons posé quelques questions à Alexandre Gandil qui a accepté de nous apporter son éclairage.
Tout d’abord, parce que peu de gens le savent, pouvez-vous nous dire où se situe l’archipel de Kinmen, qui est rattaché à la République de Chine, et donc à l’île de Taiwan, comme vous le dites « en dépit de toute continuité territoriale » ? Comment en est-on arrivé là ?
Alexandre Gandil : Le petit archipel de Kinmen (150 km² environ, pour une population de 50 000 à 60 000 habitants permanents) se situe de l’autre côté du détroit de Taiwan par rapport à l’île de Taiwan proprement dite. Bien que sous souveraineté de la République de Chine (Taiwan), il est quasi-enclavé dans les côtes de la province continentale du Fujian (en République populaire de Chine), faisant face à l’île de Xiamen et ses deux millions d’habitants.
Cette discontinuité territoriale est le produit de la guerre civile chinoise (1946-1950) cristallisée par la guerre froide. Le 1er octobre 1949, Mao Zedong a proclamé la création de la République populaire de Chine. Mais l’État auquel elle entend succéder, la République de Chine, n’en a pas pour le moins disparu. Chassées du continent, ses institutions centrales se sont repliées à Taipei le 7 décembre 1949. Dans sa débâcle, Chiang Kai-shek est parvenu à maintenir son contrôle sur une série d’îles et archipels situés au large de la Chine du Sud, dont Kinmen. Alors que tout semblait conduire à une conquête de Taiwan par l’Armée populaire de libération (APL), l’éclatement de la guerre de Corée en juin 1950 a décidé le président américain Harry Truman à envoyer la VIIe flotte dans le détroit de Taiwan, pour prévenir tout débarquement d’une rive à l’autre. La guerre civile chinoise a dès lors été privée d’achèvement.
Les dernières conquêtes de l’APL au long du littoral chinois remontent à février 1955 et elles ont laissé Kinmen aux mains de Taipei (ainsi que deux petits archipels de superficie nettement inférieure : Wuqiu et Matsu). Mao Zedong et Chiang Kai-shek étaient alors parvenus à un accord tacite : Mao n’envahirait pas les derniers archipels côtiers sous contrôle de Chiang sans pouvoir envahir simultanément l’île de Taiwan, tandis que Chiang n’évacuerait pas ces positions devant lui servir de tremplin pour la reconquête du continent tombé aux mains de Mao. Cette configuration territoriale a subsisté jusqu’à aujourd’hui, en dépit des bouleversements intervenus depuis lors, dont le retrait de la VIIe flotte américaine en 1979, et l’abandon du projet de reconquête armée du continent par les autorités de Taipei au début des années 1990.
Dans votre livre, vous interrogez le rapport de Taiwan à la Chine, et plus spécifiquement la construction du politique, son rapport à l’histoire et à la géographie. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces questions ?
Alexandre Gandil : Il faut avoir à l’esprit les trajectoires historiques distinctes sur lesquelles la partition chinoise est venue se greffer en 1949, et se cristalliser en 1955.
D’un côté, l’île de Taiwan est une terre de frontières qui n’a été administrée que tardivement – à partir de la fin du XVIIe siècle – et partiellement – sur sa partie ouest – par l’Empire chinois. En 1895, elle a été cédée au Japon par le traité de Shimonoseki, à la suite de la première guerre sino-japonaise. Mais cinquante ans plus tard, en 1945, le Japon est défait par la Seconde Guerre mondiale. En vertu des déclarations interalliées du Caire (27 novembre 1943) et de Potsdam (26 juillet 1945), la République de Chine (fondée en 1912 sur les décombres de l’Empire) prend le contrôle de l’île. Le Kuomintang soumet immédiatement la province de Taiwan à un régime administratif dérogatoire, dont les représentants dépêchés depuis le continent chinois se distinguent par leur mépris et leur corruption. Les insulaires se soulèvent à partir de la fin du mois de février 1947, avant que Chiang Kai-shek n’organise une sanglante répression au bout de quelques jours. Les élites taiwanaises non décimées par le massacre se réfugient à l’étranger, et militent dès lors pour la création d’une République de Taiwan souveraine et indépendante. Le rapport de Taiwan à la Chine devient donc ouvertement problématique plus de deux ans avant la partition.
De l’autre côté, l’archipel de Kinmen a été formellement intégré à l’Empire dès le VIIe siècle, soit un millénaire avant Taiwan. Ses habitants ont progressivement noué des contacts étroits avec les terres qui l’enserrent (migrations personnelles et professionnelles), notamment avec l’île de Xiamen, principal centre économique, culturel et politique du sud du Fujian. Ainsi à la faveur de la partition chinoise, la rupture des relations entre Kinmen et Xiamen s’est avérée bien plus déstabilisante – car inédite – que celle entre l’île de Taiwan et le continent chinois. Alors que l’histoire longue a fait du détroit de Taiwan une frontière au sens que lui donne Michel Foucher, celui de « temps inscrit dans l’espace », la souveraineté du gouvernement replié à Taipei en 1949 enjambe cette frontière pour s’étirer depuis l’île de Taiwan jusqu’aux rives du continent chinois, en s’exerçant sur Kinmen.
Dans mon ouvrage, je restitue donc l’interaction entre ces deux frontières qui traversent le détroit : celle de la ligne médiane, distinguant entre l’île de Taiwan et le continent chinois, et celle qui longe le continent lui-même, séparant Kinmen de Xiamen. Ce faisant, je questionne aussi les frontières de ce que l’on appelle « Taiwan » et de ce que l’on appelle « la Chine ». Je mets ainsi au jour la polysémie de ces deux noms, les situations et réalités diverses que chacun permet de désigner, et les confusions qui en résultent. J’y vois le produit de l’interaction mutuelle entre le politique, l’histoire et la géographie.
Quelle est l’importance de l’année 1992 dans l’histoire de Kinmen et en quoi ce moment marque-t-il un changement dans les rapports de domination ?
Alexandre Gandil : Le 7 novembre 1992 marque un tournant dans l’histoire contemporaine de Kinmen. Cette date correspond à la levée de la loi martiale sur son territoire ainsi qu’à la levée du régime administratif dérogatoire de type militaire auquel était soumis le petit archipel depuis 1956 : l’administration de zone de guerre (zhandi zhengwu 戰地政務). Elle signale donc la normalisation du statut de Kinmen au sein de la République de Chine. Cela s’incarne notamment par sa démilitarisation progressive, ainsi que par son entrée dans le processus de démocratisation du régime, commencé cinq années plus tôt dans l’île de Taiwan (où la loi martiale avait été levée dès 1987).
Or cette rupture ne doit pas masquer les deux continuités qui lui sont sous-jacentes. D’une part, il faut composer avec les legs de l’administration de zone de guerre, sous laquelle existait déjà un gouvernement civil (certes non élu et noyauté par l’armée, mais apte à prendre le relais à partir de 1992). Pendant plusieurs années, le Kuomintang garde la mainmise sur les positions de pouvoir et d’accumulation qu’il avait acquises, comme la distillerie locale d’alcool de sorgho (d’où le gouvernement local tire la majeure partie de ses revenus) ou l’unique quotidien du petit archipel (Jinmen Ribao 金門日報). Aujourd’hui encore, le Kuomintang demeure de loin le parti politique le plus influent à Kinmen.
D’autre part, dans la mesure où l’archipel de Kinmen a été soumis à un régime administratif d’exception durant la période autoritaire, il a été exclu des processus de recomposition de l’État post-1949. La construction du politique en République de Chine s’étant dès lors opérée dans un creuset strictement taiwanais, la démocratisation du régime ne pouvait être pensée que dans le cadre de son indigénisation à Taiwan, c’est-à-dire de sa taiwanisation. En 1992, Kinmen et ses habitants se retrouvent donc projetés dans un processus visant à faire de la République de Chine un État-nation taiwanais, sans que leur cas particulier n’ait été spécifiquement pensé auparavant, ni véritablement pris en considération par la suite.
Il serait cependant erroné de considérer les habitants de Kinmen comme de simples victimes de la domination, que celle-ci soit exercée par Pékin ou par Taipei. Les Kinmenois sont parvenus à développer toute une série de tactiques et de stratégies, sur lesquelles je reviens dans le livre, leur permettant de réagir à cette domination. Mais ils peuvent aussi participer à la mise en dépendance de leur propre société vis-à-vis des deux rives du détroit, selon certaines modalités. Plus important encore, les rapports de domination ne suffisent pas à saisir la société kinmenoise, et les individus qui la composent, dans toute leur complexité.
Vous écrivez « Le cas de Kinmen permet de réévaluer le rapport entre l’Etat, la nation et le territoire ». Pouvez-vous développer ce propos ?
Alexandre Gandil : À travers le cas de Kinmen, je propose d’aborder le processus de construction stato-nationale par sa territorialité. Depuis les années 1990, la République de Chine s’est progressivement affirmée comme un État-nation taiwanais. Or en l’espèce, les frontières de l’État ne recoupent pas les limites de la communauté imaginée dont cet État est censé à la fois être l’émanation et se faire le vecteur. Les premières incluent Kinmen, tandis que les secondes l’excluent. En d’autres termes, Kinmen se retrouve responsable d’une non-congruence entre unité politique (la République de Chine) et unité nationale (Taiwan) à travers le détroit de Taiwan, pour reprendre la terminologie d’Ernest Gellner. Dès lors, il était important pour moi de mettre au jour le rapport diachronique des acteurs à cette non-congruence. L’acceptent-ils, s’y opposent-ils ou l’ignorent-ils ? Dans quelle mesure, et selon quelles modalités ?
Ces questionnements, formulés en termes généraux, m’ont permis de faire dialoguer le cas de Kinmen avec d’autres – comme celui des territoires d’outre-mer de la République française. Cette mutualisation des interrogations a permis de dégager une matrice commune aux situations considérées : une reterritorialisation du politique historiquement située. Dans chaque cas, l’administration centrale se retrouve à composer, bon gré mal gré, avec un surplus de territoire et de population dont la place au sein de la communauté nationale s’avère fondamentalement négociable.
Cette matrice commune, l’historien Paul Veyne l’appellerait probablement « un invariant ». C’est ce qui permet de s’adonner à la comparaison comme « inventaire des différences » et, en l’espèce, d’éclairer le rapport diachronique entre État, nation et territoire en tout autre point du globe. Je laisse aux spécialistes d’autres espaces la liberté de s’en emparer.
Comment les stratégies de « résistance » de la population locale ont-elles contribué à la réappropriation par celle-ci de son histoire et de son territoire ?
Alexandre Gandil : Ma réponse portera ici sur un exemple précis, certainement le plus évocateur, mais il faut garder à l’esprit que les tactiques et les stratégies des Kinmenois sont multiples.
À partir du VIIe siècle, l’archipel de Kinmen s’est peuplé en vertu du modèle d’organisation sociale le plus répandu dans le sud du Fujian, celui des villages monolignagiers, soit des villages fondés par des individus d’un même lignage, portant le même nom de famille car descendant d’un ancêtre commun et articulant leur vie sociale autour d’un temple lignager où leur ascendance est vénérée. Or la partition chinoise, l’afflux de soldats à Kinmen et l’imposition de l’administration de zone de guerre ont bouleversé et concurrencé ce mode d’organisation de la société, afin de répondre aux impératifs de sécurité nationale et de modernisation.
Pour autant, les bureaux communaux implantés par l’administration militaire ne se sont jamais entièrement substitués aux temples lignagers en matière de prise de décision, pour des raisons de légitimité aux yeux de la population locale. Plus encore, afin de répondre à la Révolution culturelle déployée par les communistes sur le continent à partir de 1966, le « mouvement de renaissance culturelle » impulsé par Chiang Kai-shek s’est notamment traduit à Kinmen par l’institutionnalisation des lignages sous forme d’associations (zongqinhui 宗親會).
À l’heure du passage à la démocratie, ces associations se sont transformées en véritables entreprises politiques en matière de légitimation et de soutien aux candidats aux élections, mais aussi à l’administration locale en place. La vie politique kinmenoise dépend en effet moins de la compétition entre partis politiques qu’entre associations lignagères. Il faut dire que la création du Parti démocrate progressiste en 1986 (en tant que principal parti d’opposition au Kuomintang), et la bipartisation consécutive du champ politique national en République de Chine se sont produites en dehors de Kinmen et sans prendre en considération le cas de Kinmen. Le recours aux associations lignagères procède finalement d’une réappropriation locale de la démocratisation du régime.
En dépit des tensions croissantes dans le détroit de Formose, Kinmen est souvent ignoré dans les discussions géopolitiques actuelles. Cela vaut aussi pour les exercices militaires chinois de 2022 et 2023 opérés autour de l’île de Taiwan. Que révèle cette invisibilisation sur la manière dont la communauté internationale et la Chine voient Kinmen aujourd'hui, comparé au rôle - crucial - qu’a eu l’archipel durant la guerre froide
Alexandre Gandil : L’importance stratégique assignée à Kinmen pendant toute une partie de la guerre froide relevait essentiellement du symbole. D’un côté, Chiang Kai-shek avait surchargé le petit archipel côtier de ses troupes (jusqu’à 100 000 soldats, soit deux fois plus que le nombre de civils) afin de crédibiliser son projet de reconquête du continent, pourtant infaisable en l’absence du soutien américain. De l’autre, Mao Zedong avait ordonné son bombardement par l’APL dans les années 1950 afin de pousser les États-Unis à se retirer du détroit de Taiwan, en jouant sur leur peur d’un engrenage du conflit, et de pouvoir ainsi envisager la conquête de l’île de Taiwan. L’archipel de Kinmen avait donc moins d’intérêt pour lui-même que pour ce qu’il représentait en matière d’achèvement potentiel de la guerre civile chinoise.
Or le contexte n’est plus le même aujourd’hui, pour les raisons évoquées précédemment. La démilitarisation de Kinmen, débutée à partir des années 1990, et la modernisation croissante de l’armée chinoise ont déplacé le front d’un potentiel conflit à travers le détroit au niveau de sa ligne médiane. Cela fait plusieurs années que la République populaire de Chine est en mesure de prendre le contrôle de Kinmen par la force, mais elle ne le fera probablement pas sans préparer simultanément une opération à travers le détroit pour prendre le contrôle de l’île de Taiwan.
Ce tableau d’un vaste désinvestissement stratégique ne signifie pas pour autant que Kinmen ait perdu tout intérêt dans le cadre d’une potentielle escalade militaire. Du point de vue de Taipei, le petit archipel demeure un poste d’observation privilégié du continent et des mouvements de troupes qui pourraient s’y opérer. Du point de vue de Pékin, il représente une porte ouverte sur le détroit et sur l’île de Taiwan, ainsi qu’un laboratoire pour des activités de déstabilisation et de démonstration de puissance (dragage de sable, incursion dans les eaux territoriales, survol par drones, etc.).
Vous évoquez le parallèle entre Kinmen et d'autres lieux comme Fachoda ou Dantzig en termes de symbolisme géopolitique et de leur place dans l'imaginaire collectif. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette comparaison ?
Alexandre Gandil : Tout au long de l’ouvrage, j’ai voulu banaliser le cas de Kinmen – sans nier sa spécificité – afin de le rendre intelligible pour les non-spécialistes du détroit de Taiwan. Dans la conclusion, j’ai donc évoqué Fachoda et Dantzig mais j’aurais tout aussi bien pu mentionner le Biafra, Kobané ou l’île des Serpents, autant de lieux et territoires dont l’inscription dans la grande histoire du monde s’est payée au prix d’un arrachement à leur propre histoire.
Or le village de Fachoda (aujourd’hui Kodok) se trouve à tant d’autres carrefours que celui des impérialismes français et britanniques de 1898. La ville de Dantzig ne saurait se réduire à l’enjeu de mourir pour elle en 1939. De même, l’archipel de Kinmen n’est pas qu’un cas d’école en matière de rationalité des décideurs, lors des deux crises qui l’ont rendu célèbre sous le nom de Quemoy (en binôme avec Matsu). J’ai donc voulu faire la lumière sur ce que la géopolitique internationale avait rejeté dans l’ombre.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Un lancement de l'ouvrage sera organisé au CERI dans le cadre du séminaire Chine autour du livre d'Alexandre Gandil le jeudi 13 mars 2025 (entre 17h30 et 19h30). Anne-Christine Trémon (EHESS) sera la discutante.
Photo 1 : Vue de Kinmen depuis le mont Taiwu. 21 novembre 2018. Crédit : Alexandre Gandil.
Photo 2 : Couverture du livre Kinmen, un archipel entre Taiwan et la Chine (Karthala, 2024).
Photo 3 : Tank américain échoué depuis les années 1950 sur la plage d’Oucuo, Kinmen. 13 mars 2018. Crédit : Alexandre Gandil.
Photo 4 : Maison combinant des éléments architecturaux typiques du Fujian du Sud et de style occidental à Beishan, Kinmen. Les murs portent des impacts de balles tirées par les communistes lors de leur tentative d’invasion en octobre 1949. 14 décembre 2017. Crédit : Alexandre Gandil.