Générations post-réfugiées. Les descendants de réfugiés d’Asie du Sud-Est en France. Entretien avec Hélène Le Bail
Entretien avec Hélène Le Bail qui avec Khatharya Um a dirigé l'ouvrage Générations post-réfugiées. Les descendants de réfugiés d’Asie du Sud-Est en France qui vient de paraître aux Presses universitaires François Rabelais.
Pouvez-vous nous décrire la genèse et la construction de l’ouvrage ?
Hélène Le Bail : Cet ouvrage est né d’une rencontre avec Khatharya Um, qui est chercheuse à l’université de Californie à Berkeley et spécialiste des études sur l’exil, les réfugiés et en particulier les Cambodgiens aux Etats-Unis. Elle a également développé un terrain en France et elle avait pris contact avec moi il y a quatre ans pour que nous organisions une conférence sur les réfugiés d’Asie du sud-est et notamment sur les descendants de ces derniers. C’est à partir de cette conférence, qui s’est tenue à Sciences Po en 2018, qu’est née l’idée de publier un ouvrage collectif.
Vous dites avoir voulu pallier le manque de recherches et de publications sur les personnes d’ascendance asiatique en France…
Hélène Le Bail : Effectivement, on constate la rareté des recherches scientifiques sur les descendants des réfugiés du sud-est asiatique mais aussi sur les réfugiés eux-mêmes. Il existe des travaux sur les descendants d’immigrés chinois mais très peu portent sur les descendants des Cambodgiens, des Vietnamiens, des Laotiens, qui sont issus de trois pays liés à l’histoire coloniale française.
Ces réfugiés ont fait l’objet de travaux au moment de leur arrivée en France dans les années 1970 et les années 1980. Des publications et des enquêtes ont été réalisées sur le moment de l’accueil. Ensuite, il y a eu une sorte de creux. C’est dans ce creux que les enfants sont nés, ont grandi et ont eu des enfants à leur tour. Nous arrivons aujourd’hui à la troisième génération. Il existe très peu de travaux sur leurs émotions, sur leur place dans la société, sur leur parcours personnel.
Pourquoi avoir souhaité favoriser la coopération interdisciplinaire entre les chercheurs et les différents acteurs de terrain (artistes, associatifs, journalistes, etc.) ? Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la façon dont vous avez mené ce travail et nous parler des études critiques et de la façon dont l’ouvrage s’insère dans ce courant ?
Hélène Le Bail : Notre approche, qu’on appelle l’approche critique des études sur les réfugiés, est avant tout celle de Khatharya Um. Ma collègue m’a inspirée et persuadée à la fois de l’intérêt scientifique et de la valeur éthique d’une telle approche. Cela consiste avant tout à s’appuyer sur la coopération entre les chercheurs et les différents acteurs de terrain. Il s’agit de remettre au cœur de la recherche et au cœur de la façon de diffuser les résultats de la recherche la parole des personnes concernées, d’intégrer ces dernières dans la construction du discours qui les concerne et dans la construction de travaux de recherche. Nous n’avons pas voulu faire de la recherche ensemble, on aimerait le faire et ce sera peut-être pour plus tard. A ce stade, nous avons composé avec une diversité de contributrices et contributeurs et nous publions un livre qui propose une multitude de voix, les voix de personnes qui d’ailleurs ne sont pas forcément d’accord les unes avec les autres ; nous désirons offrir une place à chacune de ces voix, celle des artistes, celle des chercheurs, celle des journalistes ou encore celle des acteurs associatifs. Nous avons également voulu écrire de façon différente : le livre contient des entretiens, des essais mais aussi des productions artistiques : des extraits de pièces de théâtre et de la poésie. Il existe d’autres formes de parole que nous n’avons pas pu mettre dans le livre, qui sont des formes audiovisuelles, mais vers lesquelles nous faisons des renvois dans l’ouvrage grâce à des QR codes qui permettent aux lecteurs de continuer leur exploration en allant sur des sites internet.
Notre approche est donc une approche critique des études sur les réfugiés, c’est-à-dire que nous avons soin de remettre au cœur de notre façon d’écrire la parole des personnes concernées.
Vous évoquez la recrudescence des actes et des propos xénophobes à l’égard des personnes d’origine asiatique en France et le fait qu’elles sont vues comme une minorité modèle, fait qui d’une part constitue un poids pour ces personnes et d’autre part donne l’image d’une France sachant accueillir et intégrer les migrants. Sont-ce des choses que vous avez constatées ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Hélène Le Bail : Toute la première partie de notre livre s’attèle à réfléchir aux stéréotypes que nous avons sur la population d’origine asiatique en France comme à ceux que nous reproduisons dans la recherche, à savoir que nous aurions devant nous une population modèle en termes d’intégration et qui serait également le reflet d’un accueil modèle de la part de la France, d’un moment où la France aurait su accueillir des réfugiés de manière assez réussie.
Nous venons remettre en question ce que signifie être une minorité modèle : pourquoi construire une catégorie de population modèle ? Qu’est-ce que cela signifie pour les réfugiés ? Cela est-il forcément positif ou bien cette qualification peut-elle être aussi délétère que d’autres formes de stigmatisation et de simplification ? Par exemple, si l’on prend l’idée fréquente du bon élève asiatique, qui réussit scolairement. Comment celui qui peine à l’école vit-il ce stéréotype ? Ne subit-il pas une forte pression sociale ? Que signifie cette idée que les immigrés d’origine asiatique s’intègrent bien ? Les enfants de ces personnes ne vont-ils pas ressentir une forte pression sociale pour qu’ils ne dérogent pas à cette image du bon immigré ?
En outre, au-delà de l’impact sur les personnes concernées, ne véhicule-t-on pas ici une image fausse de la France comme un pays qui aurait bien accueilli les immigrés dans les années 1970-1980 ? Peut-on la remettre en cause ? Est-il possible de la remettre en cause ? Enfin, on peut s’interroger sur ce que signifie le fait de qualifier une partie de la population de groupe modèle, cela ne dévalorise-t-il pas d’autres groupes de la population immigrée ou réfugiée qui seraient moins « modèles » ?
Nous nous interrogeons sur toutes ces questions au travers des différents chapitres du livre. Nous n’apportons pas forcément toutes les réponses mais au moins, nous remettons certaines idées en question.
Les descendants de réfugiés ont une expérience différente de celle de leurs parents. Vous dites qu’ils ne parlent quasiment pas la langue de leurs parents et qu’ils sont parfaitement insérés dans la société française...
Hélène Le Bail : Nous avons voulu souligner deux choses. Dans l’ouvrage, un ensemble de contributions réfléchit à la mémoire et à la transmission de la mémoire, en particulier avec le concept de post-trauma développé par Khatharya Um et d’autres selon lequel les enfants d’émigrés ou les enfants d’exilés, notamment lorsqu’il existe au départ une situation de violence, vivront le trauma et cette violence même si ce n’est pas de façon directe. Ils en hériteront néanmoins dans leurs familles.
Nous nous intéressons à la façon dont ils vivent leur histoire familiale et le trauma, ce qui très souvent se fait dans les silences des familles, la volonté de ne pas blesser les parents mais aussi le besoin qu’ont les enfants de comprendre ce qu’il s’est passé et ce qu’ils ont hérité de leurs parents de manière silencieuse.
Cette réflexion sur la relation entre parents et enfants, la réflexion transgénérationnelle, ce que c’est que d’être enfant d’exilés constitue la première partie du livre. La deuxième partie de l’ouvrage constitue une autre façon d’aborder cette question de différence entre générations. Nous nous interrogeons non pas sur la différence de rapport à l’histoire entre parents et enfants mais sur le lien de ces derniers tissé avec la société française ou la nation. Nous discutons des formes de revendication, de citoyenneté et de reconnaissance qui sont complètement différentes de celles qu’ont vécues leurs parents, en raison du fait qu’ils sont, eux, nés ici ou en tout cas arrivés jeunes en France, pays où ils ont grandi, et qui constitue l’essentiel de leur identité nationale et citoyenne. Nous nous interrogeons donc sur la différence entre générations en termes de citoyenneté et d’identité nationale.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Banlieue de Paris, 2 avril 2021, pancarte utilise lors d’une manifestation contre le racism. Crédit photo : AmateurTraveller pour Shutterstock.
A l'occasion de la sortie du livre Générations post-réfugiées. Les descendants de réfugiés d’Asie du Sud-Est en France, un événement (en présentiel) est organisé le mercredi 14 juin de 17h30 à 19h au CERI (28 rue des Saints Pères, 75007 Paris, Amphithéâtre Simone Veil).
Programme et inscription sur CE LIEN
Regardez la vidéo de la rencontre organisée le 24 mai 2023 à l’occasion de la sortie du livre Générations post-réfugiées à la Médiathèque Jean-Pierre Melville (Paris, 13e arrondissement) et modérée par Julie Hamaïde, fondatrice du média Koï
Invités
Hélène Le Bail, co-coordinatrice de Générations post-réfugiées et chargée de recherche au CNRS-CERI Sciences Po
Boulomsouk Svadphaiphane, scénariste, réalisatrice et photographe
Mathieu Pheng, réalisateur de documentaires et de reportages