International Political Sociology. Transversal Lines

26/10/2016
Couverture livre

Interview avec Didier Bigo, à l’occasion de la parution de l’ouvrage International Political Sociology. Transversal Lines chez Routledge, co-dirigé avec Tugba Basaran, Emmanuel-Pierre Guittet et R.B.J. Walker. Cette parution est pour nous l’occasion de revenir sur la création de la revue IPS il y a dix ans et d’interroger Didier Bigo sur le chemin parcouru par ce courant de pensée depuis une dizaine d’années.

Cet ouvrage sort presque dix ans après la parution du premier numéro de la revue International Political Sociology (IPS) que vous avez cofondée avec R.B. J. Walker (Université de Victoria). C’est un joli clin d’œil pour le CERI qui vous a accompagné à l’époque !

Oui, tout à fait. La section de l’International Studies Association (ISA) que Martin Heisler et moi-même avions créée existait déjà depuis cinq ans et commençait à être un réel succès lorsque la revue IPS a été lancée, mais proposer une revue supplémentaire qui ne serait pas dirigée par des nord-américains et qui mettrait en avant des lignes théoriques dissidentes était un véritable défi. Que le CERI tout entier et son directeur à l’époque, Christophe Jaffrelot, ait soutenu le projet que Rob Walker et moi-même proposions, et que Bruno Latour, tout juste arrivé comme directeur scientifique, accepte de cofinancer la revue au même montant que la subvention donnée par l’ISA, nous a permis de dépasser l’artisanat des revues Alternatives et Cultures et Conflits et d’avoir une secrétaire de rédaction professionnelle très compétente, vous, Miriam Périer. Le rôle de Tom Volgy (le secrétaire général de l’ISA) de faire de l’ISA une association militant pour des relations internationales représentées par des individus de tous les pays, sans tomber dans des quota nationaux et bureaucratiques invitant les vieilles gloires, a aussi milité en notre faveur. De nombreux groupes de chercheurs qui se sentaient marginalisés dans leurs institutions nationales se sont alors réunis et ont trouvé dans la revue IPS un lieu pour échanger des idées, construire des projets collectifs internationaux et surtout publier leurs articles. Si le CERI n’était pas intervenu dès le début, ceci n’existerait pas.

Quel est le chemin parcouru pour l’IPS depuis cette époque-là, et pouvez-vous nous dire rapidement ce qu’est l’internation political sociology ?

International Political Sociology est un courant de pensée qui regroupe très largement ceux qui, de par le monde, se sentaient mal à l’aise avec les problématiques réalistes et transnationalistes, et encore plus avec certains des patrons de revue qui les dirigeaient et excluaient les réflexions épistémologiques, la théorie politique se penchant sur l’international, les réflexions sociologiques sur les dynamiques politiques transnationales, et plus généralement le constructivisme sociologique. Ce dernier n’était accepté que dans une version idéaliste sur les valeurs, dite « soft constructivism», mais qui ne disait rien sur les pratiques et dynamiques des champs de pouvoir et les rapports de lutte et de pouvoir symbolique entre acteurs qui ne s’inscrivent pas tous dans le cadre des régulations étatiques. Ce qui a été décrit comme le « practice turn » puis ensuite le « material turn » vient des discussions nées très directement dans la section et la revue, à travers le regain d’intérêt pour les travaux de Norbert Elias, Anthony Giddens, Ulrich Beck, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Bruno Latour, ainsi que l’interprétation de leurs travaux par les théoriciens des RI. Ces controverses ont largement débordé le cadre de la revue et des membres de la section, pour devenir des enjeux clés de la plupart des grands travaux récents de relations internationales sur les rapports compliqués entre l’héritage de la science politique américaine des années 1970-80 et les apports de la sociologie politique européenne, des études socio-historiques et généalogiques du politique, de l’anthropologie politique de la globalisation, des études des pratiques des sociétés politiques dans le monde, refusant de voir dans le monde occidental un modèle ou un contre-exemple.

En d’autres termes, l’IPS a contribué à un certain renouveau, une autre manière de penser les relations internationales...

IPS a fait éclater le cadre étroit d’une « discipline » des relations internationales qui se croyait détentrice d’un objet et d’un savoir spécifiques. L’IPS a ainsi profondément reconnecté les relations internationales avec les autres grands domaines d’études du politique. L’éclatement de ce cadre unique a aussi été rendu possible par le choix fort adopté par la revue, d’accepter des manuscrits dans plusieurs langues, et d’assumer d’en faire le suivi et l’évaluation dans la langue de l’auteur, avant de lui demander de traduire en anglais, si le texte était accepté ; une pratique populaire qui a convaincu de nombreuses grandes revues de RI à s’aligner.

Et sur la scène internationale des revues, si on peut dire ainsi, où se place IPS aujourd’hui ?

La revue s’est imposée dès 2011, à la fin de notre premier mandat (c’est à dire en à peine cinq ans), comme une des dix premières dans trois classements différents : 5ème en sociologie, 7ème en sciences politiques et 7ème en relations internationales, du jamais vu ! Grâce à l’impact de la revue, la section a été investie par de nombreux jeunes chercheurs qui ont eu très rapidement des responsabilités. La section est maintenant la quatrième de l’ISA, la plus cosmopolite dans ses composantes nationales, et celle qui regroupe le plus de jeunes. Elle attire énormément de lecteurs et les éditeurs ne s’y sont pas trompés. Ils nous ont demandé de créer une collection d’ouvrages ainsi qu’un handbook, spécifique à l’IPS. Je reprends donc du service comme co-directeur d’une collection chez Routledge et j’en suis très heureux. De plus, publiés immédiatement en paperback, les ouvrages de cette collection sont très abordables.

Justement, le titre de l’ouvrage que vous venez de codiriger est Transversal Lines. Est-ce à dire que l’IPS est transdisciplinaire ? Peut-on affirmer qu’elle cherche à dé-disciplinariser l’étude des relations internationales ? Et si oui, pourquoi considérez-vous que cela était/est encore nécessaire ?

Le titre de Transversal Lines vise à remettre en cause d’une part les frontières intellectuelles opposant l’international comme un supranational et les individus pris en particulier, ou dans un cadre uniquement national, et d’autre part les frontières disciplinaires qui ont amené à opposer les relations internationales à l’anthropologie (confinée aux peuples dits aux marges) et à la sociologie, ainsi que la théorie politiques (confiné très souvent à la vie « intérieure » des nations). Ces fragmentations des savoirs qui délimitent des zones, découpent des groupes de chercheurs en les amenant à croire qu’ils ont des sujets spécifiques et différents, doivent être remises en cause, sans pour autant tomber dans un imaginaire totalisateur qui viserait à une sociologie politique internationaliste comme méta-discipline intégratrice du global.

C’est pourquoi nous insistons sur le fait que dans notre approche, et le livre fait état de ce débat, International – Political – Sociology permet de connecter, de réconcilier—sur la base d’observations précises—ce qui a été opposé stérilement comme une différence entre relations internationales et approches comparées des sociétés.

Vous n’opposez pas relations internationales et « area studies »...

Pas du tout, les deux doivent être reconnectés, mais cela va au-delà de ces questions. Penser en termes de connections ne revient pas à essayer de retrouver l’unité du social, c’est au contraire en comprendre les fractures, les intersections, les bizarreries, les temporalités différenciées, et dans le même temps montrer comment la réflexivité sur ces formes originales met à mal les fausses synthèses grandioses. Cette réflexivité née du terrain donne à voir les contradictions et les collusions des aprioris disciplinaires des relations internationales, de la sociologie et de la théorie politique. C’est donc aussi ce qui permet de comprendre leurs aveuglements réciproques. Il s’agit donc d’une compréhension de l’international qui ne se limite pas à l’interétatique et à une hiérarchisation des niveaux d’analyse d’une part, ou qui se dit globale et ne comprend plus les effets de délimitations des frontières, des limites de toutes sortes, d’autre part. Il faut penser horizontalement, à partir des relations entre les acteurs, et non pas à partir des acteurs en tant que tels, les processus dynamiques de pouvoir qui les lient et qui structurent des champs dont les logiques d’attraction et les mécanismes de lutte diffèrent. On retrouve là des trajectoires, des lignes de forces, des formes de lutte, des bifurcations... un peu comme dans les tableaux de Kandinski.  

Entretien réalisé par Miriam Périer

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