L’Egypte est-elle un Etat fragile ? Entretien avec Eberhard Kienle
Dans son récent ouvrage intitulé Egypt: A Fragile Power (Abingdon/ New York, N.Y., Routledge, 2021), Eberhard Kienle s’intéresse au régime autoritaire égyptien, aux nombreuses difficultés économiques et à la dépendance du pays à l’aide internationale et dresse une analyse des caractéristiques politiques et économiques contemporaines de cet État avec une perspective historique. Eberhard Kienle remet en question certaines idées préconçues autour du rôle des acteurs « laïques », « islamiques » et « révolutionnaires » et il interroge des notions telles que la “modernisation”, la “réforme économique” et la stabilité politique. Il répond ici à nos questions.
Vous qualifiez l’Égypte de « puissance fragile », mais cet État a-t-il déjà failli ? Peut-on qualifier le régime égyptien d’autocratie ?
Eberhard Kienle : Définir l'Égypte comme une puissance fragile vise principalement à remettre en question la croyance commune selon laquelle le pays et son gouvernement constituent des forces de stabilité dans une région du monde par ailleurs instable. Je ne veux pas dire par là que le pays pourrait évoluer comme l’ont fait la Syrie, la Libye ou le Yémen. Pour diverses raisons évoquées dans l’ouvrage, l’Égypte en tant qu’État est bien plus solide que ces trois pays mais de graves problèmes économiques l’affaiblissent et pèsent sur sa capacité à agir au niveau international. Permettez-moi d’illustrer la situation actuelle avant d’aborder les dynamiques qui l’ont engendrée.
En poste depuis 2013, le gouvernement du président Sissi n’est pas parvenu à résoudre les principaux problèmes économiques que ses prédécesseurs ont déjà eu à affronter, sans succès, dans le passé. En réalité, les réponses de ce gouvernement - comme celles des gouvernements précédents – ont souvent aggravé les difficultés et éloigné davantage le pays de la perspective d’un développement durable et inclusif. Des mégaprojets tels que le « nouveau » canal de Suez et la nouvelle capitale administrative ne sont pas des rampes de lancement viables pour un tel développement. En effet, le premier a été construit sur des hypothèses trop optimistes concernant le trafic maritime à venir, tandis que le second reflète une logique de consommation et de représentation plutôt que de production. Le régime autoritaire, voire autocratique, de l’Égypte actuelle reste axé sur la recherche de rentes et centré sur sa survie. Ces objectifs sont particulièrement incompatibles avec les approches visant à développer les ressources humaines, y compris l’esprit critique et donc l’innovation et la productivité. Aucune transition vers la production de biens à plus forte valeur ajoutée n’a été amorcée, pas plus qu’il n’y a eu de réelle création d’emplois pour une population qui ne cesse de croître (le pays compte désormais plus de 100 millions d’habitants). Les inégalités de revenus, de richesse et d’opportunités n’ont pas diminué, malgré quelques chiffres encourageants (mais non confirmés).
Dans l’ensemble, le pays continue de dépenser plus de ressources qu’il n’en produit, surtout si l’on ne prend pas en compte les secteurs, volatiles, du pétrole et du gaz, qui ne font que générer des rentes pour les militaires au pouvoir et leurs principaux alliés. Comme par le passé, les transferts de rentes et d’autres subventions de l’étranger ont maintenu le pays plus ou moins à flot durant un temps jusqu’à ce qu’il soit nécessaire de faire appel au Fonds monétaire international - deux fois déjà depuis 2013 - et que celui-ci accorde des prêts en échange d’un programme de stabilisation macroéconomique qui, pour la plupart des Égyptiens, se résume à des mesures d’austérité. Grâce à ces dernières, certains déséquilibres macroéconomiques ont été temporairement améliorés, mais malgré - ou à cause - des mesures « structurelles » connexes, les objectifs de développement durable et de répartition plus équitable des richesses sont restés lettre morte. Dans de telles conditions, le pays se débattra jusqu'à ce qu’une nouvelle crise survienne, qui sera suivie par un nouveau plan de sauvetage, à condition que la logique du too big to fail ne cède pas le pas à celle du too big to bail.
Mosquée Al Afatah Al-Aleem
Photo de Moatassem pour Shutterstock
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Eberhard Kienle : Jusqu’à présent, les retombées économiques et sociales ont été gérées par une combinaison de propagande nationaliste et de répression, une stratégie qui montrera ses limites si les améliorations matérielles attendues restent du domaine ne se concrétisent pas. Le gouvernement craint des tensions et une répétition des manifestations de 2011 mais la réaction de la population pourrait aussi être la résignation, l’apathie, l’émigration.
Comme nous l’avons souligné, l’actuel gouvernement n’est pas parvenu à apporter des réponses viables aux défis du développement du pays. Or aucun gouvernement en Egypte n’a réussi à concilier durablement les dépenses et les recettes, quelle que soit la feuille de route suivie. La seule exception est la monarchie renversée par le coup d’État - ou la « révolution » – des militaires en 1952 (et officiellement remplacée par la république en 1953). Cependant, sous la monarchie, les gouvernements avaient des objectifs de développement extrêmement limités et bénéficiaient déjà de rentes. L’incapacité à générer les ressources nécessaires ne peut être dissociée des choix économiques opérés sous la pression, depuis le milieu du XIXe siècle, des puissances européennes, puis sous l’occupation britannique qui ont inauguré une forte “dépendance au sentier” (path dependency). Par exemple, jusqu’en 1930, l’Égypte n’était pas en mesure d’augmenter les tarifs commerciaux comme elle l’entendait.
Néanmoins, le fait de considérer l’Égypte comme une puissance fragile ne signifie pas qu’elle soit en un « État défaillant » au sens où cette expression est actuellement - trop et mal - employée. Contrairement à certains de ses voisins du Moyen-Orient, notamment la Syrie et la Libye, l’État égyptien s’est construit progressivement et s’est consolidé depuis le début du XIXe siècle. Pas souveraine avant le traité d’évacuation négocié en 1954 entre Nasser et la Grande-Bretagne, l’Égypte n’en était pas moins une entité politique de plus en plus distincte avec un territoire – qui a subi peu de modifications majeures au fil du temps -, une population et un gouvernement central. De manière métaphorique, on pourrait dire qu’au fil des décennies et des siècles, l’État égyptien a pris du poids et, comme bon nombre d’institutions (dans le sens institutionnaliste du terme), il s’est de plus en plus imposé sur sa population, par la force ou par l’endoctrinement - une évolution similaire à celle des États européens. C’est certainement l’un des États du Moyen-Orient qui se rapproche le plus de ce que l’on appelle un État-nation dans le sens étroit du terme. Par rapport à beaucoup de ses voisins, il pourrait lui-même être considéré comme une « puissance », même si le manque persistant de ressources a toujours rendu cette puissance fragile.
Quelle est la fragilité - ou la stabilité - de l'État-providence égyptien face à la crise du Covid-19, et ses conséquences tant sanitaires qu’économiques ?
Eberhard Kienle : Créé dans les années 1950, après quelques initiatives limitées sous la monarchie, l’Etat-providence égyptien s’inscrit dans le cadre du projet « nassérien » plus vaste qui visait à rattraper les grands pays industrialisés et les anciennes puissances coloniales : en d’autres termes, il s’agit d’un projet de développement qui cherchait aussi à garantir l’indépendance et parfois la prépondérance de l’Égypte. Par ailleurs, ce projet visait à créer une base de soutien pour le régime politique républicain que les militaires autour des Officiers libres et Nasser ainsi que leurs successeurs ont construit après le renversement de la monarchie. Le projet a pris forme grâce à la redistribution des richesses et des rentes, qu’il s'agisse d’actifs reçus tardivement pour les services rendus à la Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale ou de rentes stratégiques liées à la guerre froide.
Manifestations au Caire, 3 juillet 2013. Photo Mehmet Ali Poyraz pour Shutterstock
Cependant, les difficultés à concilier ressources et dépenses ont rapidement limité et tronqué les ambitions des gouvernants. Le pays a connu deux crises de la balance des paiements dès les années 1960 ; la guerre (et la défaite) de 1967 lui a également coûté très cher. Par la suite, le budget de l’Etat et la balance des paiements sont restés largement déficitaires et les politiques sociales ont été de plus en plus recentrées sur les besoins des catégories sociales les plus proches des gouvernants. Dans l’optique des donateurs et des investisseurs étrangers, le social ne servait qu’à éviter la grogne populaire et à consolider le statu quo. A partir de la fin des années 1970, les crédits du FMI étaient de plus en plus conditionnés à la mise en place de réformes d’inspiration « orthodoxe », notamment la réduction des dépenses sociales.
Les recrutements dans le secteur public tout comme dans les services de santé se sont réduits, les subventions alimentaires et énergétiques ont été coupées à plusieurs reprises. Les investissements publics dans les écoles et les universités n’ont pas suivi le rythme de l’augmentation du nombre d’élèves et d’étudiants, à tel point que les enseignants ont dû compléter leurs salaires en donnant des cours privés sans lesquels les élèves auraient été dans l’incapacité de réussir leurs examens. Sans avoir toujours échoué, les quelques mesures destinées à réduire la pauvreté ont représenté une goutte d’eau dans le désert. La récente révision, timide, des politiques du FMI et de la Banque mondiale n’a pas changé la donne.
Ainsi, il n’est pas surprenant que l’Égypte ait été mal équipée pour faire face à la pandémie de Covid-19, même si elle a évité la catastrophe. Initialement, le régime autoritaire a aggravé les difficultés par son déni de la maladie et son manque de transparence, voire ses menaces à l’encontre des médecins et des infirmières qui réclamaient du matériel, des équipements de protection et des décisions permettant d’endiguer la transmission du virus. Concédons néanmoins que le manque de moyens des services de santé publique marque la plupart des pays que la Banque mondiale considère comme des pays à revenu moyen inférieur, non seulement l’Egypte. A en croire le FMI, son deuxième prêt au gouvernement Sissi a été motivé par la pandémie ; pourtant, celle-ci n’a fait qu’aggraver le décalage entre recettes et dépenses quasi historique qui a continué de se creuser sous Sissi. Par conséquent, il faut examiner les choix économiques de ce gouvernement, mais aussi les contraintes internationales qui pénalisent les pays dits en développement.
Pour vous, l’indépendance de l’Égypte ne date pas de la déclaration unilatérale d’indépendance de l’Égypte du 28 février 1922. Elle est le fruit d’un processus. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Eberhard Kienle : En vertu de la déclaration de 1922, la Grande-Bretagne restait responsable de divers domaines, notamment la sécurité et la défense du canal de Suez. Elle maintenait des troupes non seulement dans la zone du canal, assez vaste, mais aussi ailleurs dans le pays, même dans le centre du Caire, entre l’actuelle place Tahrir et le Nil.
La situation a légèrement changé avec le traité de 1936, mais en 1942, la Grande-Bretagne n’a pas hésité à encercler le palais royal avec des chars pour imposer un nouveau gouvernement au roi. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Grande-Bretagne n’a plus été en mesure de conserver son empire, que l’Égypte a finalement réussi à devenir politiquement indépendante. L’accession à l’indépendance a découlé d’un long processus dans le sens où les Égyptiens se sont battus pour acquérir leur indépendance, déjà en 1882, puis surtout depuis la fin de la Première Guerre mondiale.
Propos recueillis par Miriam Périer.