La « com » fait-elle l’élection ? Une approche expérimentale de la communication politique

Nonna Mayer (Sciences Po, CEE, CNRS) introduit la onzième séance du séminaire qui a pour invitée Delia Dumitrescu, spécialiste de la psychologie politique et de l’analyse des communications. Post-doctorante à l’université de Montréal, elle mène présentement avec Elisabeth Gidengil et Dietlind Stolle (université McGill) un projet de recherche dans lequel elle applique une méthode expérimentale à l’étude de la persuasion politique. Son intervention est commentée par Arnaud Mercier (université de Lorraine), spécialiste de la communication et du journalisme.


1. Delia Dumitrescu

Delia Dumitrescu débute sa présentation en indiquant la problématique générale de son projet expérimental : quels rôles respectifs jouent « l’attitude visuelle », soit l’ensemble des signaux non verbaux, et le discours du candidat dans la persuasion politique et a fortiori dans la capacité à attirer des votes? Dans un contexte comme celui de la télévision, où image et discours vont de pair, est-ce le contenu du discours qui joue le plus grand rôle comme le présument les théories de la démocratie ? Ou bien le succès électoral relève-t-il davantage de l’attitude visuelle du candidat, comme l’indiquent certaines recherches de politique électorale et de communication politique ? Delia Dumitrescu et son équipe cherchent à répondre à ces questions à l’aide d’une méthode expérimentale qui mesure l’impact de la confiance affichée par le candidat selon différentes variables.

Cette méthode, explique Delia Dumitrescu, comporte de nombreux avantages par rapport aux approches précédemment utilisées pour étudier la persuasion. Elle permet de neutraliser les facteurs externes aux variables concernées, ce qui rend possible d’établir une relation claire de causalité entre ces dernières et le degré de persuasion. La sélection aléatoire des participants à l’expérience évite les biais en termes de représentativité sociale. Delia Dumitrescu et son équipe ont choisi de fournir aux participants une certaine quantité d’information sur chacun des candidats afin d’éviter que le contexte de l’évaluation soit trop abstrait, comme c’est souvent le cas des études expérimentales qui se contentent de présenter une photographie des candidats. Enfin, l’équipe a décidé de proposer des candidats fictifs afin d’éviter les biais affectifs que pourraient susciter  des personnalités connues.

Sur la base de ces principes, l’équipe de Delia Dumitrescu a élaboré un protocole expérimental qui consiste à mesurer l’évaluation d’un candidat après visionnement de son discours. Trois candidats fictifs (une femme et deux hommes dont l’un est issu d’une minorité ethnique) sont interprétés par des acteurs. Les participants, au nombre de 250, sont assignés de manière aléatoire au discours d’un candidat donné. Les participants sont ensuite interrogés sur le leadership et sur le pouvoir persuasif des candidats ainsi que sur la possibilité qu’ils votent pour ces derniers. L’analyse consiste à lier l’évaluation des candidats avec deux variables modifiées dans le cours de l’expérience : l’une non verbale – la confiance qui émane de l’attitude non verbale du candidat – et l’autre verbale – la clarté du discours et la richesse de son contenu. Chaque acteur a ainsi enregistré quatre versions du même discours en croisant les deux variables : une attitude confiante qui s’accompagne d’un message clair, une attitude confiante masquant un discours confus, une attitude gênée compensée par un message clair et, enfin, une attitude gênée accompagnée d’un message confus. Delia Dumitrescu souligne que chacun de ces codages a été validé par des groupes tests, qui ont reconnu « à l’aveugle » les postures associées à l’attitude dite « confiante » et à la qualité des discours les plus clairs et les plus riches en information.

Des mesures ont été prises pour s’assurer de la constance des autres variables de l’expérience. Ainsi, le choix de faire interpréter les candidats par des acteurs vise, on l’a vu, à éviter les jugements a priori sur des politiciens déjà connus. Néanmoins, pour éviter que l’évaluation s’effectue dans des conditions totalement abstraites, les participants ont d’abord pu se familiariser avec chacun des candidats fictifs à partir d’informations biographiques issues de leurs pages web, créées pour les besoins de l’expérience. Enfin, pour éviter une polarisation des jugements selon des lignes partisanes, tous les candidats ont été associés au même parti, duquel sont proches également les participants à l’expérience.
Le reste de la présentation décrit les résultats de l’expérience pour le premier candidat – un homme blanc – dont les données ont été collectées en premier. L’analyse des résultats pour les deux autres candidats est en cours.

Selon Delia Dumitrescu, les premiers résultats de l’expérience ont surpris l’équipe. La vidéo dans laquelle une attitude confiante recouvre un discours pauvre et confus n’a pas obtenu de résultat significativement supérieur à celle dans laquelle un discours clair et riche compense une attitude gênée. Contrairement à ce qui est souvent avancé dans les études de psychologie politique, il ne semble donc pas que l’attitude visuelle soit déterminante pour l’évaluation. Autrement dit, pour le candidat, un discours creux  est tout aussi pénalisant qu’une attitude non verbale manquant de conviction. Cela semble confirmer la « théorie des attentes », selon laquelle le récepteur réprouve la communication dans laquelle il perçoit un manque, quel que soit celui-ci. Par ailleurs, la variation des résultats est aussi corrélée au niveau individuel avec le « besoin de cognition » (need for cognition) des participants dont les plus intéressés par le contenu tendent à juger le candidat de façon plus sévère.

Pour conclure, Delia Dumitrescu présente les recherches présentement en cours dans le cadre de ce projet expérimental. Elles portent sur les effets de l’introduction de nouvelles variables (le genre et l’ethnicité du candidat) ainsi que sur de nouvelles méthodes d’analyse de l’évaluation des participants. Des capteurs de la conductivité de la peau permettent de mesurer la sudation, tandis que des capteurs faciaux mesurent le sourire et les froncements de sourcils. Les résultats de ces expérimentations plus poussées seront présentés dans le cadre du panel « La communication non verbale et la persuasion », que Delia Dumitrescu organise en septembre 2013 dans le cadre de la conférence générale de l’ECPR (European Consortium for Political Research) à Bordeaux.


2. Arnaud Mercier

Arnaud Mercier commence par saluer l’usage de la méthode expérimentale, qu’il considère trop rare en science politique. Il exprime cependant son scepticisme par rapport à la méthode élaborée par Delia Dumitrescu, qui lui semble déployer beaucoup d’intelligence pour prouver au final peu de choses. Sa critique porte principalement sur deux points. Premièrement, il lui semble que la méthodologie de Delia Dumitrescu est parfois tautologique, car elle consiste à démontrer ce qui relève de l’évidence. Ce problème est lié au côté artificiel de la situation expérimentale, qui fait fi de nombreux facteurs pourtant documentés comme des déterminants importants du vote. Ainsi, il est très rare que, dans la réalité, les candidats soient totalement inconnus des électeurs. Si ceux-ci ne disposent pas par rapport au candidat de repères partisans (degré de proximité par rapport au parti de celui-ci) ou affectifs (sympathie/antipathie à son égard) leur jugement est à tout le moins influencé par celui des gens de leur entourage (voir la théorie du two-step flow of communication). En excluant tous ces facteurs du jugement des participants, s’interroge Arnaud Mercier, que peut-on alors prouver ? N’est-il pas tautologique de démontrer que les gens préfèrent les discours confiants et bien structurés ? Ne fait-on pas alors que simplement confirmer les lois de la rhétorique telles qu’elles sont connues depuis Aristote ? La même chose peut être dite de l’analyse du need for cognition : il est tautologique de prouver que les gens prêts à un plus grand investissement cognitif sont plus sensibles à l’argumentation. Quant à l’hypothèse infirmée du pouvoir de l’attitude non verbale à persuader quel que soit le contenu du discours, elle semble quelque peu déconnectée de la pratique, car il y a bien longtemps que les professionnels de la communication politique soulignent que la forme ne doit pas être découplée du fond. Sur la base de ces remarques, Arnaud Mercier formule donc une première question concernant l’effet de la communication observé dans l’expérimentation de Delia Dumitrescu : celle-ci n’agit-elle pas comme un renforcement des convictions acquises plutôt que comme un facteur de causalité indépendant ?

Arnaud Mercier se demande ensuite quelles conséquences peuvent être tirées de ces données pour l’explication du vote. Comment cette méthode expérimentale se situe-t-elle par rapport aux études électorales, par exemple par rapport à la sociologie politique qui met en lumière le rôle des identités partisanes ou celui des variables lourdes (classe sociale, religion) ? Il interroge Delia Dumitrescu sur les facteurs sociaux qui, selon elle, pourraient expliquer la variation des données : faut-il que certaines conditions sociales spécifiques soient réunies pour que la persuasion fonctionne ? Pour Arnaud Mercier, cette question ne concerne pas seulement les effets possibles de la variable « communication », mais, plus en amont, le poids de cette variable dans le vote.


3. Delia Dumitrescu

Delia Dumitrescu affirme ne pas pouvoir répondre pour l’instant à la première question – la communication comme renforcement ou comme façonnement des intentions de vote – car elle ne possède pas de données sur une situation où l’électeur ne partagerait pas les idées du candidat. En effet, l’étude a été conçue de manière à neutraliser la variable de l’affiliation partisane. L’expérimentation implique des participants proches du parti des candidats proposés et, en cela, elle se rapproche de l’expérience des élections primaires organisées par les grands partis aux Etats-Unis ou en France. Delia Dumitrescu envisage de poursuivre l’expérience en incluant des participants qui possèdent une affiliation politique différente de celle des candidats.

En ce qui concerne l’« effet de bulle » que produirait le peu d’informations disponibles sur le candidat, Delia Dumitrescu rappelle qu’elle et son équipe ont donné aux participants des informations biographiques sur chacun des candidats fictifs. Elle n’a pas tenu compte du two-step flow of communication, elle estime d’ailleurs qu’on pourrait envisager de l’introduire dans une expérience future, d’autant plus que ces données peuvent être traitées de manière expérimentale. À ce moment, Arnaud Mercier prend la parole et précise que son commentaire ne portait pas sur la présence ou l’absence d’informations sur les candidats, mais sur la valeur affective de cette information. Comme l’ont démontré des travaux de science cognitive, les individus « étiquettent » immédiatement une personne de manière positive ou négative dès qu’elle leur est présentée, en fonction de la charge affective des informations qui leur sont transmises. Delia Dumitrescu le reconnaît et affirme qu’elle va considérer ce facteur dans la suite de son projet expérimental, dont elle n’a présenté aujourd’hui que les premiers résultats. Finalement, en réponse à l’affirmation selon laquelle les résultats étaient prévisibles – et donc tautologiques –, Delia Dumitrescu insiste sur leur caractère contre-intuitif. En effet, l’équipe ne s’attendait pas du tout à ce que les participants accordent autant d’importance au contenu du message, car plusieurs études insistaient sur le fait que les individus fondent leur jugement sur des facteurs visuels.

La discussion se poursuit ensuite avec la contribution du public. Les uns reviennent sur le caractère non évident des résultats, face aux idées reçues sur l’ignorance politique du grand public. D’autres proposent d’introduire d’autres facteurs dans l’expérience pour rapprocher celle-ci du processus de la persuasion électorale dans la réalité : une distinction entre les types d’enjeux abordés dans le discours, l’intervention de candidats aux idées opposées, une différenciation des participants selon le genre et l’ethnie, des expérimentations croisant le genre des candidats et celui des participants (participant femme/candidate femme, participant femme/candidat homme, etc.), des field experiments hors laboratoire.

Retrouvez tous les compte rendus du séminaire sur la page du groupe de recherche Les sciences sociales en question : controverses épistémologiques et méthodologiques


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