La diplomatie amphibie. Entretien avec Earl Wang
Chercheur doctorant et chargé d’enseignement au CERI, Earl Wang a récemment publié un article intitulé « Amphibious Diplomacy: Bilateral Investment Agreement Negotiation between the European Union and Taiwan » dans la revue European Review of International Studies (ERIS). L’auteur répond à nos questions sur la notion de diplomatie amphibie, à partir de l’étude des relations entre l’Union européenne et Taïwan.
Pourriez-vous nous rappeler les différences entre le principe d'une seule Chine (One China principle) et la politique d’une seule Chine (One China policy) ?
Earl Wang : Permettez-moi de commencer par une précision, pour écarter tout malentendu : il faut distinguer, d’une part, la Chine, dont le nom officiel est la République populaire de Chine (RPC), proclamée en 1949 et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies depuis 1971, et d’autre part, Taïwan, dont le nom officiel est la République de Chine (ROC). Fondée en 1912, la ROC est membre fondateur des Nations unies et elle a été membre permanent du Conseil de sécurité jusqu'en 1971.
Pour en revenir à votre question, la RPC exige des États et des entités politiques qui entretiennent des relations diplomatiques avec elle qu’ils respectent le principe d'une seule Chine. Le principe d'une seule Chine signifie : qu’il n’existe qu’une seule Chine dans le monde (1), que le gouvernement de la RPC est le seul gouvernement légal de la Chine (2) et que Taïwan fait partie de cette unique Chine (3). En vertu du principe d'une seule Chine, Taïwan constitue donc une partie du territoire de la RPC.
Les États et les autres entités politiques qui entretiennent des relations diplomatiques avec la RPC ont adopté diverses approches face à cet état de fait. La politique d’une seule Chine reconnaît les deux premiers éléments du principe d'une seule Chine, mais n’admet pas nécessairement le troisième (c’est-à-dire que Taïwan fait partie de la RPC). De fait, seuls environ 30% des États membres des Nations unies se conforment au principe d'une seule Chine. Sans oublier qu'à l’heure où nous parlons, Taïwan entretient toujours des relations diplomatiques avec douze États membres de l’ONU et avec le Saint-Siège, ce qui implique sa reconnaissance comme État souverain par ces derniers.
Selon le principe d'une seule Chine, Taïwan ne peut être qu’un acteur paradiplomatique, c'est-à-dire un gouvernement non central ou infranational de la RPC. Cependant, selon la politique d’une seule Chine, Taïwan peut être un acteur paradiplomatique ou un acteur se situant dans les interstices existant entre la diplomatie et la paradiplomatie.
Vous avez développé la notion de « diplomatie amphibie » : Quels sont ces mondes dans lesquels vit Taïwan ?
Earl Wang : En effet, le terme amphibie signifie capable de vivre dans deux environnements ou de deux manières distinctes (par exemple, à l'air ou dans l'eau). En m’appuyant sur la littérature traitant des affaires étrangères et relations extérieures de Taïwan, je propose la notion de diplomatie amphibie pour exprimer cette variabilité des positions1.
Taïwan vit d’abord dans le monde de la diplomatie en tant qu’État souverain dans ses interactions avec ses alliés diplomatiques. Taïwan vit également dans le monde de la paradiplomatie en tant que gouvernement non central ou infranational, sous la souveraineté de la RPC dans ses relations avec les pays qui adhèrent au principe d'une seule Chine. Enfin, dans la plupart des cas, Taïwan vit et agit à l’intersection de la diplomatie et de la paradiplomatie.
Taïwan occupe donc une position unique dans le monde, en raison du principe d'une seule Chine et de la politique d’une seule Chine. Pourriez-vous nous dire quelques mots de cette position et de la raison pour laquelle le maintien d’une politique étrangère amphibie est une question de survie ?
Earl Wang : Si l’on relie les deux questions précédentes, on observe que Taïwan est un cas intéressant qui peut correspondre simultanément à trois types d’acteurs dans l’étude des relations internationales et de la diplomatie.
Plus la politique d'une seule Chine adoptée est proche du principe d'une seule Chine, plus Taïwan fonctionne comme un acteur paradiplomatique, et à l’inverse, plus l'écart est grand, plus Taïwan est similaire à un État souverain.
S’il n’y avait pas l’absence de relations diplomatiques et les différentes approches de la politique d'une seule Chine, la diplomatie de Taïwan serait certainement celle d'un État classique. Taïwan n'a d'autre choix que de poursuivre ses relations extérieures avec les pays et les entités politiques avec lesquels il n’entretient pas de relations diplomatiques officielles sous le format de la paradiplomatie ou entre la diplomatie et la paradiplomatie. Par conséquent, la position d’acteur diplomatique amphibie n’est pas une question de libre choix mais une nécessité pour la survie de Taïwan en matière d’affaires étrangères et relations extérieures.
Comment l’Union européenne parvient-elle à poursuivre des négociations bilatérales avec Taïwan en l’absence de relations diplomatiques ? Depuis quand l’Union européenne et Taïwan mènent-elles des négociations sur un accord d’investissement ?
Earl Wang : Je vous remercie d’aborder la question de l’Union européenne car mon domaine de recherche porte précisément sur la politique étrangère de l'Union européenne.
La politique d'une seule Chine adoptée par l’Union européenne stipule qu’elle « reconnaît le gouvernement de la République populaire de Chine comme le seul gouvernement légal de la Chine ». L’Union n’aborde tout simplement pas la question de la souveraineté de Taïwan. Par ailleurs, l’Union n’est pas non plus un État par nature, mais bien une « union économique et politique unique entre vingt-sept pays européens ».
Reste que l’Union européenne et Taïwan sont tous deux membres à part entière de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce qui signifie que les deux acteurs possèdent le statut de « Etat ou territoire douanier distinct jouissant d'une entière autonomie dans la conduite de ses relations commerciales extérieures ». L’adhésion à l’OMC leur permet de bénéficier de la base juridique nécessaire pour négocier et conclure des accords commerciaux et/ou d’investissement tout en contournant les obstacles politiques avec la Chine concernant la question de la souveraineté de Taïwan.
Ainsi, dans le cadre du dispositif de l'OMC, Taïwan a signé des accords de coopération économique avec la Nouvelle-Zélande et Singapour en 2013, un accord bilatéral d'investissement avec l'Inde en 2018 et la première phase d'un accord-cadre commercial plus large avec les États-Unis en 2023. Des négociations officielles sur un accord relatif aux investissements étrangers entre Taïwan et le Canada ont également été annoncées pour 2023. Ceci alors que Taïwan n’a de relations diplomatiques avec aucun des cinq pays susmentionnés.
En théorie, la négociation officielle d’un accord bilatéral d'investissement (bilateral investment agreement, BIA) entre l’Union européenne et Taiwan aurait déjà pu débuter dans le cadre de l’OMC. Toutefois, dans la pratique, les négociations officielles n’ont pas commencé. Cela ne signifie pas que rien ne s’est passé entre l’Union européenne et Taïwan. Les deux parties ont en effet organisé des consultations annuelles qui ont permis des échanges entre hauts fonctionnaires sur l’économie et le commerce. Le niveau le plus élevé de ce mécanisme correspond au Dialogue Union européenne-Taïwan sur le commerce et l’investissement, auquel participent depuis 2022 le directeur général de la DG Commerce (de la Commission européenne) et le ministre de l’Economie de Taïwan2. Un groupe de travail Union européenne-Taïwan sur l'investissement a été mis en place dès 2017 en vue de se concentrer sur la préparation de la négociation de l’accord bilatéral d’investissement.
L’Union européenne et Taïwan ont tous deux à la fois des intérêts économiques et les droits juridiques nécessaires pour négocier et conclure des accords de commerce et d’investissement. Si le scénario idéal aurait vu l'Union et Taïwan débuter leurs négociations sur un accord plus complet intégrant à la fois les dimensions commerciales et d'investissement, dans les faits les deux parties n’ont pas encore lancé leurs négociations officielles sur un tel accord bilatéral d'investissement. Dans mon article récemment publié dans la revue European Review of International Studies, j'analyse certains facteurs clés expliquant cette situation, à partir de la littérature existante et d'entretiens avec des praticiens concernés à Bruxelles.
Propos recueillis par Miriam Périer.
Photo de Sean Yeh pour Shutterstock.
Bibliographie sélective
- Bartmann, Barry. "Between De Jure and De Facto Statehood: Revisiting the Status Issue for Taiwan".Islands Studies Journal, vol. 3, n° 1 (2008), pp. 113-128
- Mengin, Françoise. "A Functional Relationship: Political Extensions to Europe-Taiwan Economic Ties". The China Quarterly, n° 169 (2002), pp. 136-153
- Winkler, Sigrid. "Can Trade Make a Sovereign? Taiwan–China–EU Relations in the WTO". Asia Europe Journal, Vol. 6, n° 3 (2008), pp. 467-485.
- Wunderlich, Uwe. "The EU–A Post-Westphalian Actor in a Neo-Westphalian World?". Paper presented at UACES 38th Annual Conference, Edinburgh, 1-3 September 2008.