La gouvernementalité rurale dans les pays du Sud 

Critique internationale. Revue comparative de sciences sociales
Dossier : « La gouvernementalité rurale dans les pays du Sud »
Entretien avec Jean-Pierre Chauveau, coordinateur du dossier N° 75, avril-juin 2017


- Vous présentez le Nexus EFMC (Etats, foncier, migrations, conflits) comme une posture, plus qu’un programme, de recherche permettant d’étudier le changement dans les sociétés rurales du Sud. Quelle est l’origine de cette posture « Nexus-orientée » ? À quels courants de la recherche se rattache-t-elle ? Quelles sont les disciplines et les chercheur.e.s qui la mobilisent ?

L’introduction de ce thema vise avant tout à restituer la valeur ajoutée produite par la rencontre des différentes contributions du dossier, chacune possédant sa propre démarche, et non à proposer une approche que les contributions seraient censées illustrer. La notion de « nexus EFMC » a été proposée a posteriori et acceptée par les contributeurs pour organiser, dans l’introduction, une montée en généralité des résultats des contributions.

La reprise de cette notion répond en partie à un souci de labellisation du produit scientifique qui en a résulté. Le terme « nexus » s’est en effet imposé dans la littérature internationale anglophone pour désigner la catégorie d’objets de recherche qui nous intéresse ici : des configurations d’entités et de processus en interconnexion, fortement spécifiques aux contextes et soumis à une forte indétermination : nexus between mobility, control over resources, and state making ; land-violent conflict nexus ; migration-conflict nexus ; nexus between the landed elite, politicians, lawmakers and bureaucrats ; ressource conflicts-ethnic violence-state making nexus ; les nexus focalisés sur les liens complexes entre les processus et politiques de peacebuilding, de peacemaking, de sécurité, de développement, de construction de l’État, d’accès aux ressources vitales (notamment foncières), de migrations et de déplacements de population, etc.

Issu de la théorie des réseaux, c’est en sociolinguistique que la notion de nexus semble avoir été le plus conceptualisée, posant l’interaction sociale comme unité structurante d’analyse (ce qui convient tout à fait à notre propos). L’usage du terme reste cependant souvent métaphorique et intuitif. Les recherches qui s’y réfèrent se positionnent du côté d’une démarche qui privilégie globalement les processus, le critère cognitif décisif étant de considérer leur complexité non pas comme un obstacle, mais comme une ressource pour leur compréhension – en contraste avec les démarches formalisées et nomologiques guidées par la théorie du choix rationnel.

L’approche « nexus-orientée » n’est donc pas nouvelle. Elle renvoie à un référentiel d’investigation empirique large, possédant une consistance propre (un « champ social semi-autonome » selon S. F. Moore). Ses référentiels méthodologiques et théoriques se retrouvent chez des auteurs et des courants qui n’éprouvent pas nécessairement le besoin de se référer à la notion de nexus et utilisent d’autres métaphores savantes à vocation conceptuelle : l’hétérogénéité, le pluralisme, le chevauchement, l’enchevêtrement, l’empilement ou l’hybridité des institutions, des pratiques, des logiques, des ordres politiques, des modes de gouvernance, des catégories sociales, des activités, etc. On peut dès lors se permettre d’enrôler, sous la bannière de l’approche nexus-orientée (mais débordant largement du seul nexus EFMC), des courants et des auteurs aussi variés que les critical agrarian and peasant studies (H. Bernstein, S. M. Borras), la political geography et la political ecology (N. L. Peluso, M. Watts, B. Korf), l’anthropologie et l’économie politique du pluralisme juridique et institutionnel (C. Lund, C. Boone, K. von Benda-Beckmann), l’anthropologie du développement (J.-P. Olivier de Sardan, T. Bierschenk), la sociologie historique comparée du politique (J.-F. Bayart, B. Hibou, R. Luckham), l’anthropologie des guerres civiles (P. Richards)…

 

- Pouvez-vous revenir sur les caractéristiques de ce cadre conceptuel qui permet d’orienter la recherche de façon privilégiée sur les pratiques des acteurs ?

C’est plutôt la relation inverse qui est observée. Les auteurs et courants évoqués, comme les contributeurs à la réalisation de ce thema, partent des pratiques des acteurs et, procédant par variations d’échelle, aboutissent à la nécessité de requalifier, selon une perspective non positiviste, non dichotomique, non téléologique et non normative, les notions de base qui structurent ce qui tient lieu de contexte général auquel nous nous référons dans nos disciplines pour établir une interpréation plausible. Dans le cas du nexus EFMC, il s’agit des concepts d’État, de régime foncier, de mobilité, de conflit, de violence, de paix, d’autochtonie, de souveraineté territoriale et, bien entendu, de ruralité elle-même… Dans l’introduction, nous esquissons le véritable « effet domino » de réévaluation des concepts provoqué par leur caractérisation « par le bas ».

 

- Des thèmes autres que la gouvernementalité rurale (la santé, le travail…), des sociétés autres que celles du Sud pourraient-ils être étudiés selon cette approche dont les quatre éléments seraient alors sollicités selon différentes combinaisons ? Cette posture serait-elle susceptible d’avoir de nouveaux ou d’autres terrains d’application ?

Il est difficile de répondre précisément à la question qui suggère une réponse structuro-fonctionnaliste. On ne voit pas pourquoi d’autres thèmes ne pourraient pas être envisagés selon une approche nexus, au moins dans sa dimension métaphorique. Encore faut-il que l’objet d’étude corresponde à un champ de connexions qui possède une consistance propre aux yeux des acteurs, et que la notion de nexus aide à l’interpréter au plus près du contexte « réel ». C’est du moins ainsi que je comprends la formulation suggestive de J. Siméant prônant une méthode comparative « moins soucieuse de généralisation que de contextualisation ». Au fond, le plus grand service que rend l’approche nexus-orientée est d’aider à penser et à problématiser le contexte en termes de « caractéristiques processuelles » propres (Moore) particulièrement significatives pour l’interprétation. Par exemple, dans le cas du nexus EFMC et de la gouvernementalité rurale qu’il contribue à explorer, l’émergence d’ordres politiques hybrides, le jeu du pluralisme normatif et institutionnel dans les régimes fonciers en lien avec la formation de l’État et la constitution des autorités et des citoyennetés, le non-exceptionnalisme des configurations de guerre civile et l’historicité des formes de violence, l’hybridation de l’autochtonie politique, de l’ordre étatique et des effets de frontières de colonisation internes… Ces caractéristiques processuelles constituent à la fois des résultats de recherche et les composantes contextuelles de recherches nouvelles.

 

- Les organisations internationales tiennent-elles compte de cette approche dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs programmes (de paix, de développement…) ?

La figure du nexus fait également sens dans les arènes de la gouvernance globale du développement, de la sécurité, de la conservation des ressources naturelles et de la lutte contre le changement climatique, où l’on évoque le « nexus thinking » pour promouvoir une intégration renforcée de tels ou tels aspects stratégiques des politiques. Comme dans le domaine de la recherche académique, encore faut-il que son usage métaphorique s’accompagne d’une problématisation claire et heuristique, de sorte à éviter autant que possible surinterprétations et postures normatives. Par exemple, l’approche dite “nexus” dans le domaine de la gestion de l’eau promeut essentiellement la participation de tous les acteurs de la filière dans la planification et la mise en œuvre des projets. Pour D. Chandler, les débats sur l’émergence du nexus sécurité-développement tendent à dépeindre surtout les intérêts des États occidentaux au profit d’une approche introvertie de la politique étrangère de ces pays, davantage sensible à l’image qui est donnée qu’aux conséquences sur les pays concernés.

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