La loi des justiciers : vigilantisme et maintien de l’ordre Entretien avec Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer
Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer sont les auteurs de Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi qui paraît aux éditions du Seuil. Ils ont répondu à nos questions sur leur travail et sur leurs recherches respectives qui ont conduit à ce livre écrit à quatre mains.
Votre ouvrage brosse le portrait de justiciers autoproclamés du monde contemporain et introduit notamment un terme peu usité dans la langue française, celui de vigilantisme. Pouvez-vous le définir en quelques mots ?
Nous ne sommes pas les premiers à employer ce terme en français : notre collègue du CERI Laurent Fourchard l’a notamment mobilisé dans ses travaux sur l’Afrique du Sud et le Nigeria mais il est vrai que le terme reste peu usité dans la langue française. Il s’est diffusé aux États-Unis au cours du XIXe siècle à partir d’un emprunt à la langue espagnole, les redresseurs de tort improvisés étant désignés sous le nom de vigilantes. On retrouve également le terme dans les bataillons de vigilance committees qui se sont notamment développés dans le Far West pour lutter contre les voleurs de chevaux et les bandits de grand chemin, face à une justice officielle jugée absente ou inefficace. Par la suite, le terme de vigilantism tend à désigner un phénomène social qui dépasse largement les frontières des États-Unis. Il se rapporte aux initiatives de citoyens ordinaires résolus à maintenir l’ordre et à rendre la justice par eux-mêmes, au nom d’une communauté de référence, prise à témoin. Se déclarant investis d’un mandat populaire, ceux-ci n’hésitent pas à violer la loi pour défendre des normes juridiques ou morales.
Quelle vision de la société – et du monde – véhicule le fait de rendre la justice par soi-même ? Peut-on y voir une forme de prophylaxie sociale ?
Dans l’histoire américaine, le vigilante archétypal est un homme blanc réactionnaire, protestant et raciste, soucieux de défendre sa famille, ses propriétés ou son quartier. A la fin du XIXe siècle, cette forme d’auto-justice tend à se confondre avec l’histoire du lynchage : la répression de crimes supposés (vols, viols) renvoie alors à la défense d’un ordre social et racial. Toutefois, depuis la fin des années 1960, ces stéréotypes sont battus en brèche par des initiatives prises par les membres de communautés minoritaires, par exemple dans certains quartiers afro-américains des métropoles américaines. Hors des États-Unis, les redresseurs de torts se recrutent notamment chez les marchands, les éleveurs, les agriculteurs déterminés à s’organiser pour lutter contre la rapine en lieu et place d’une police jugée impuissante. La vision de la société que véhiculent les justiciers autoproclamés est souvent saturée d’hygiénisme : en éliminant des personnes considérées comme des « parasites », des « rebuts » ou des « déchets », ils entendent en effet œuvrer à une mission de prophylaxie sociale.
« Judge Lynch ». Peinture dépeignant le lynchage d'un marin accusé de vol
par un groupe de vigilantes californiens en 1848 (Stanley Berkeley, 1905).
Vous travaillez depuis plusieurs années sur des questions de vigilantisme et de justice privée dans le cadre de vos terrains de recherche respectifs – en Russie, en Inde et au Pakistan – et vous animez un groupe de recherche autour de ces sujets. Comment votre compagnonnage intellectuel a-t-il mené à cette écriture à quatre mains? De quelle façon avez-vous travaillé ?
Cet ouvrage écrit à quatre mains doit beaucoup en effet aux échanges que nous nourrissons depuis le milieu des années 2010 avec nos étudiants et nos collègues. Le cours que nous donnons dans la mention Politique comparée du master recherche de science politique a, à ce titre, joué un rôle crucial. A bien des égards, ce cours a pris la forme d’un séminaire de recherche et nos étudiants ont souvent constitué le premier public auquel nous exposions nos projets, nos hypothèses et nos doutes. Nous saisissons ici l’occasion de les remercier et de souligner à quel point la recherche et l’enseignement gagnent à être conçus de manière complémentaire. Au-delà de ce cours, nous avons eu également la chance d’animer au CERI plusieurs groupes de recherche avec des collègues et des doctorants formidables ainsi qu’une chaire conjointe avec le CERIUM à l’Université de Montréal, qui nous ont offert des lieux de discussion de nos travaux et des recherches en cours sur les questions d’auto-justice et de policing, tant en France qu’à l’étranger. Ces travaux ont donné lieu à la publication d’un numéro spécial de la revue de sciences sociales Politix. C’est en rédigeant l’introduction du dossier que nous avons compris que nous pouvions écrire ensemble. Dans Fiers de punir, chacun d’entre nous a rédigé les premières versions de la moitié des chapitres mais le travail de réécriture en commun a été tel qu’au bout du compte il est difficile d’y reconnaître la patte de chacun d’entre nous ! L’écriture à quatre mains de l’introduction et de la conclusion a constitué pour nous une grande source de plaisir.
Comment avez-vous choisi les cas étudiés dans cet ouvrage ? Pouvez-vous les présenter brièvement ?
Fiers de punir est un livre dans lequel on voyage beaucoup. Nous sommes bien sûr imprégnés par les terrains sur lesquels nous avons travaillé : Inde, Pakistan et Russie. Beaucoup d’exemples du livre sont tirés de ces pays et impliquent que nous ayons travaillé avec des sources primaires, dans les langues vernaculaires. Cependant, notre ambition consistait à dépasser ces trois terrains de prédilection pour aborder l’auto-justice dans l’ensemble de ses formes contemporaines, de la matrice états-unienne aux contextes asiatique, africain, latino-américain, sans oublier le développement actuel du vigilantisme numérique. Le cas échéant, nous avons travaillé à partir de sources secondaires en profitant du renouveau de la littérature anthropologique sur ces sujets. Enfin, nous avons souhaité terminer ce tour du monde des justiciers autoproclamés par un examen du cas français, que rien n’immunise à notre avis contre le développement de formes de vigilantisme et d’auto-justice exercées par des citoyens sur une base volontaire, comme le montrent un certain nombre de faits divers récents : patrouilles d’éleveurs pour défendre leurs chevaux contre des agressions, justiciers tendant des pièges à des pédophiles présumés, tentatives de lynchage de Roms en 2019, etc.
Quelles montées en généralités vos terrains respectifs autorisent-ils dans le cadre de cet ouvrage ?
L’une des ambitions de l’ouvrage consiste à esquisser un continuum dans les pratiques d’auto-justice, borné d’un côté par le vigilantisme volontaire et spontané et, de l’autre, par des justiciers en uniforme, qui effectuent les basses œuvres de l’État avec le soutien au moins implicite des autorités. Les justiciers hors-la-loi appartiennent alors aux services répressifs et détiennent un mandat les autorisant à recourir à la violence extrajudiciaire pour lutter contre la délinquance ou pour mater des opposants. Les « escadrons de la mort », apparus au Brésil puis repérés dans de nombreux contextes latino-américains, constituent l’archétype de cette forme étatique d’auto-justice. Dans des pays tels que les Philippines de Duterte, l’Inde de Modi ou le Brésil de Bolsonaro, nous faisons l’hypothèse de l’avènement d’un État-justicier, dans la mesure où des segments de l’élite dirigeante et des prescripteurs d’auto-justice dénoncent le laxisme de l’État de droit, prônent l’exercice de la justice sommaire et confient cette mission à des acteurs coercitifs désinhibés, plus ou moins explicitement autorisés à s'affranchir du cadre légal.
On imagine aisément qu’un travail de recherche autour de la question de l'auto-justice n’aille pas de soi, que les sources et les données récoltées aient exigé de la part des chercheurs en sciences sociales que vous êtes, une exigence de recul et de vérification...
Nous avons distingué trois éléments, qui structurent le plan de chacun des six chapitres. Nous avons d’abord été attentifs aux énoncés justiciers, visibles dans les tracts, les communiqués ou les interviews, qui reflètent leur point de vue : comment les acteurs justifient-ils le fait de rendre justice par eux-mêmes, au nom de quelles valeurs et afin de lutter contre quelles menaces ? Nous avons ensuite été attentifs aux pratiques coercitives que les redresseurs de torts déploient pour maintenir l’ordre. Sur ce point, nous nous sommes appuyés, le cas échéant, sur les sources visuelles que fabriquent les justiciers (vidéos sur YouTube ou sur WhatsApp, par exemple) ou sur les récits que produisent des observateurs ou les services répressifs. Enfin, nous avons accordé de l’importance aux controverses que suscitent les redresseurs de tort, entre la glorification de leurs faits d'armes par la culture populaire (cinéma de genre, comic books, pulp fictions, poèmes hagiographiques, etc.) et les procès que provoquent leurs exactions.
Affiche d'un film pachtoune dans un cinéma de Karachi.
A l'instar de son homologue pendjabi, le cinéma pachtoune accorde
une place centrale à la vendetta et aux figures de justiciers hors-la-loi.
(Photo L. Gayer, 2017)
Vous écrivez que la critique du système judiciaire pousse certains citoyens à vouloir rendre la justice eux-mêmes. En même temps, ils “en singent les procédures” et ils s’en “approprient les rituels”. Que reprochent-ils à cette justice et comment expliquer qu’ils finissent malgré tout par y adhérer en l’imitant ?
Tous les justiciers autoproclamés, qu’ils reflètent des initiatives citoyennes ou qu’ils soient soutenus par l’État, partagent une méfiance viscérale vis-à-vis de la justice officielle, du due process, de l’État de droit. Dans tous les cas, ils estiment que l’institution judiciaire est trop lente, trop distante, trop procédurière ou trop laxiste. Ils prônent une justice aussi sommaire qu’impromptue, aussi expéditive qu’intransigeante. Ils assument à eux seuls l’ensemble de la chaîne pénale en exerçant les fonctions d’enquêteurs, de policiers interpellateurs, de procureurs, de juges et de bourreaux. Ils administrent la preuve selon des régimes de vérité divers et ils sont adeptes d’une justice exemplaire et spectaculaire, qui supplicie les corps à des fins d’édification, de dissuasion et de divertissement. Même les justiciers révolutionnaires qui prétendent rendre la justice au peuple ont du mal à résister aux excès et aux débordements qui caractérisent l’activité des redresseurs de torts.
Ces justiciers auto-proclamés sont fiers de leurs opérations punitives, de leur mission. Ils sont aussi fiers, d’une certaine manière, de remettre en question le monopole et la souveraineté de l’État sur le maintien de l’ordre et la justice. Comme vous l'avez évoqué plus tôt, cela se fait, dans certains cas, avec la complicité de l'Etat...
L’auto-justice constitue dans de nombreux cas un défi aux autorités publiques. Elle consiste à se saisir de prérogatives régaliennes afin de maintenir l’ordre. Dans de nombreuses scènes de lynchage, les policiers constituent une cible secondaire, par exemple lorsque les justiciers se saisissent d’un délinquant présumé dans une prison ou qu’ils prennent à partie les agents qui s’efforcent d’empêcher le meurtre du présumé coupable ou de récupérer son cadavre. Toutefois, dans bien d’autres cas, la complicité des services répressifs, soucieux de se débarrasser de criminels qu’ils considèrent eux aussi comme nuisibles, est patente. Pour ce qui est des justiciers en uniforme, l’appui des autorités à cette forme de violence extra-judiciaire est beaucoup plus manifeste mais il n’est jamais complètement acquis. Le soutien accordé est toujours réversible, au gré des scandales que les excès des justiciers autoproclamés ne manquent jamais de provoquer. Les élites dirigeantes peuvent en effet aisément se désolidariser des frasques de redresseurs de torts devenus trop embarrassants.
Propos recueillis par Miriam Périer
Bibliographie sélective
- Abrahams, Ray, Vigilant Citizens: Vigilantism and the State, Cambridge, Polity Press, 1998.
- Campbell, Bruce, Brenner, Arthur ( eds), Death Squads in Global Perspective: Murder with Deniability. New York, St. Martin's Press, 2000.
- Carrigan, William, Waldrep, Christopher (eds.), Swift to Wrath. Lynching in Global Historical Perspective, Charlottesville, University of Virginia, 2013.
- Favarel-Garrigues, Gilles, Gayer, Laurent, « Violer la loi pour maintenir l’ordre. Le vigilantisme en débat », Politix, Vol. 115, n° 3, 2016, pp. 7-33.
- Fourchard, Laurent, Trier, exclure et policer. Vies urbaines en Afrique du Sud et au Nigeria. Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
- Pfeifer, Michael (ed.), Global Lynching and Collective Violence. Vol. 1: Asia, Africa and the Middle East; Vol. 2: The Americas and Europe, Urbana, University of Illinois, 2017.
- Pratten, David, Sen, Atreyee (eds.), Global vigilantes, Londres, Hurst & Company, 2007.