La situation en Italie. Entretien
L’Italie est le pays le plus touché par la diffusion du Covid-19, comment peut-on l’expliquer ?
Marc Lazar : C’est la grande question et la réponse demandera beaucoup de temps. Des études seront nécessaires pour comprendre les raisons de cette hécatombe humaine (près de 16 000 morts à la date du 6 avril, alors que je réponds à vos questions). Plusieurs hypothèses ont pu être avancées à ce stade qui devront être confirmées ou infirmées à l’avenir. Sans doute, y a-t-il eu, dans un premier temps, une sous-estimation de la réalité du coronavirus. Les autorités politiques ont expliqué qu’il s’agissait d’une maladie chinoise avant de se rendre compte qu’elle touchait directement l’Italie et n’était pas seulement « importée ». De même, les autorités sanitaires ont peut-être sous-évalué, au départ, la gravité et l’agressivité du virus.
Des erreurs de politique publique ont été commises avec en plus l’existence de tensions fortes et même de désaccords ou de dysfonctionnements entre le pouvoir central et les régions, la santé relevant des compétences de ces dernières. On a pu avancer que l’Italie étant un pays où, souvent, différentes générations vivent sous le même toit, cela avait favorisé la propagation du virus mais cela ne se vérifie pas, du moins pour l’instant, dans le Sud alors que ce type de cohabitation y est encore plus répandue. De même, on a pu évoquer la densité urbaine de la Lombardie comme un facteur ayant favorisé les contaminations mais là encore, pour le moment, des villes comme Rome et Naples sont faiblement touchées. En revanche, il est quasiment certain que la démographie italienne explique une large partie du haut taux de mortalité. L’Italie est un pays extrêmement âgé alors que le virus frappe plus intensément les personnes âgées.
Alors que la Lombardie et la Vénétie, deux régions gouvernées par la Ligue, sont les plus touchées par le Covid-19 et que la pandémie est pour certains une preuve des méfaits de l’ouverture des frontières, quelle est l’attitude de Matteo Salvini dans cette crise ? Comment le dirigeant de la Ligue a-t-il choisi d’occuper la scène politique dans ce contexte particulier ?
Marc Lazar : Il faut d’abord bien distinguer ce qu’il se passe dans les deux régions dont vous parlez, la Lombardie et la Vénétie, de ce que fait Matteo Salvini. Ces deux régions sont dirigées par des membres de la Ligue mais ceux-ci n’ont pas adopté la même politique face à l’épidémie. Luca Zaia en Vénétie, après un moment de sous-estimation de la réalité et de l’ampleur de la maladie, a assez rapidement mis en place une politique de confinement et fait réaliser des tests. Résultat : l’épidémie a été plutôt bien maîtrisée dans cette région. En Lombardie, Attilio Fontana a tergiversé : expliquant en février qu’il ne s’agissait que d’une banale grippe, puis critiquant les décisions prises par le gouvernement car selon lui, l’activité économique de sa région ne pouvait pas être stoppée et enfin demandant des mesures encore plus sévères de confinement. On le sait, la Lombardie paye un lourd tribut même si la responsabilité n’en incombe pas qu’à son président, loin de là. Or Matteo Salvini est bien plus proche de Fontana que de Zaia d’autant que ce dernier n’est pas exactement sur la même ligne politique que le secrétaire de son parti : représentant de la Ligue vénète, une composante fort sourcilleuse de son originalité au sein de la Ligue, Zaia est attaché à l’autonomie de sa région et se reconnaît peu dans l’orientation nationale et nationaliste de Salvini.
Ce dernier a fait preuve d’inconsistance et d’incohérence. Il a, par exemple, le 22 février demandé la fermeture des frontières, suggérant que le virus arrivait avec les migrants, puis cinq jours plus tard, il a affirmé que la situation de l’Italie était excellente et incité les touristes à venir dans la péninsule. Il s’est opposé aux mesures de confinement puis a exigé qu’elles soient encore plus sévères tout en demandant, une fois de plus, la tenue d’élections anticipées. Il ne cesse de critiquer le gouvernement de Giuseppe Conte, mais constatant la popularité de celui-ci, en appelle aussi à l’unité nationale tout en applaudissant Viktor Orban qui obtient les pleins pouvoirs en Hongrie.
Salvini a de fait perdu une partie de sa popularité. Néanmoins son parti reste le premier dans tous les sondages et est crédité de plus de 30% d’intentions de vote. Cela dit, une de ses constantes, est la critique de l’Union européenne.
Que pensent justement les Italiens de la position ou la réaction (ou l’absence de réaction) de l’Union européenne ?
Marc Lazar : Les médias mais aussi les politiques de tous bords, y compris les pro-européens, ont très mal vécu le refus de l’Union européenne de déclencher le mécanisme européen de protection civile1. Ils ont violemment réagi à la déclaration de Christine Lagarde du 12 mars expliquant que la Banque centrale européenne n’avait pas à s’occuper de réduire le spread. Les Italiens ont eu le sentiment d’être de nouveau livrés à eux-mêmes.
Leur déception à l’égard de l’Europe est à la mesure de leur investissement historique en faveur de l’idée européenne. Cette profonde désillusion vient s’ajouter aux précédentes : l’introduction de l’euro, qui n’a pas été à la hauteur des espérances d’une majorité de la population transalpine ; la crise financière et économique de 2008, qui a fortement touché le pays ; la crise des migrants au cours de laquelle l’Italie s’est sentie seule, abandonnée. Les sondages sont impressionnants. Seuls 35% des personnes interrogées les 16 et 17 mars par le sociologue Ilvo Diamanti exprimaient un avis favorable à l’égard de l’Union européenne. Quelques jours plus tôt, dans une autre enquête, 88% des Italiens estimaient que l’Union européenne n’aidait pas l’Italie face au coronavirus. Et pour 67%, le fait d’appartenir à l’Union européenne constituait un désavantage, 20 points de plus qu’en novembre 2018, date de la précédente enquête. A la question posée entre le 19 et le 21 mars par l’institut Kandar dans les pays du G7, « comment évaluez-vous la coopération entre les pays européens ? » face à l’épidémie, les deux tiers des Italiens (67%) la considèrent assez mauvaise et même très mauvaise, le pourcentage le plus élevé parmi les pays européens du G7 (43% en France).
Le plan d’urgence finalement adopté par la BCE, les décisions de la Commission européenne qui a accepté de laisser filer la dette et le déficit publics, les récentes déclarations de solidarité exprimées par Paris et Berlin envers Rome, l’entretien accordé par le Président Macron à trois grands journaux italiens le 27 mars dans lequel il faisait preuve d’une immense empathie avec l’Italie et exprimait son accord avec le gouvernement de Rome vis-à-vis de l’Union européenne ont marqué un tournant. Reste à savoir si cela marquera l’opinion. La réunion du Conseil des chefs d’Etats et de gouvernement du 26 mars dernier n’a pas abouti à des décisions communes d’aide durable pour sortir de la crise économique qu’engendre l’épidémie. Au cours de cette réunion, Giuseppe Conte s’en est violemment pris à certains des partenaires de l’Italie, en particulier l’Allemagne et les Pays-Bas. Le Conseil s’est donné 15 jours pour essayer d’élaborer des décisions communes. S’il n’y parvient pas, cela ne fera que renforcer le camp des eurosceptiques que les populistes s’emploient quotidiennement à consolider. Dans un geste symbolique fort, des maires de droite enlèvent aujourd’hui le drapeau européen du fronton de leurs mairies. En fait, les Italiens attendent des masques, des tests, des médecins, bref du concret. Or sans doute que les images des aides apportées par la Chine, la Russie et même Cuba largement diffusées sur les écrans de télévision ou sur les réseaux sociaux les marquent davantage que les sommes d’argent évoquées par l’Europe qui restent encore assez abstraites.
Comment envisager vous l’Italie post-Covid-19 ? Quel Italie sortira de cette crise selon vous ?
Marc Lazar : Elle risque d’en sortir affaiblie. D’abord par le prix humain qu’elle paye, ensuite parce que l’économie du pays risque de subir des dégâts importants, quoique les économistes se divisent sur les capacités de rebond du pays et sur les conséquences du creusement de la dette et du déficit publics. Le chômage pourrait encore s’accroître comme les inégalités de toute nature. Politiquement, un grand débat s’amorce. D’un côté, on trouve ceux qui estiment que les populistes seront affaiblis car ils ont montré leur incohérence, leur démagogie et leur irresponsabilité y compris face à la médecine et aux médecins. Remarquons que le Mouvement 5 étoiles, très hostile aux vaccins, ne se fait guère entendre en ce moment. Argument supplémentaire : l’Italie fait preuve de solidarité, de fraternité, d’esprit civique, de cohésion nationale. Cela devrait donc favoriser les forces politiques responsables, le Parti démocrate et Giuseppe Conte. Problème : le Parti démocrate ne progresse pas dans les sondages et si la cote de Giuseppe Conte est élevée en ce moment, les Italiens ne manqueront pas lui demander des comptes à l’issue de cette crise. Il est en outre, isolé et il ne dispose pas de parlementaires ni de parti.
Cela donne de l’eau au moulin de ceux qui pensent, et c’est mon cas, qu’à l’inverse les populistes risquent de ramasser la mise : ils feront porter le prix de la crise au gouvernement en place, ils expliqueront qu’il faut fermer les frontières de manière durable et systématique, que l’Union européenne ne sert décidément à rien, qu’il faut affirmer la souveraineté nationale. Autant de thématiques qui marquent l’opinion publique. L’histoire tranchera…
Porpos recueillis par Corinne Deloy
- 1. Devant une situation d'urgence de grande ampleur à laquelle la seule protection civile d'un Etat membre ne peut pas faire face, l'Union européenne a institué, en 2001, un Mécanisme de protection civile qui permet aux pays participants de coordonner leur aide. Il contribue à préparer et éviter des catastrophes à terme grâce à un travail de sensibilisation, de formation, d'échanges d'experts et l'organisation d'exercices de simulation.