Le nationalisme chrétien aux États-Unis. Entretien avec Denis Lacorne

Le religieux fait un retour en force sur la scène internationale. Pour nous aider à comprendre où va notre monde, Alain Dieckhoff a dirigé l’ouvrage Radicalités religieuses. Au cœur d’une mutation globale (Albin Michel). Ce livre dresse un panorama des radicalités religieuses contemporaines pour nous aider à mieux saisir les rapports entre État, ethnicité, nationalisme, violence et religion. Rédigé par les meilleurs spécialistes, dont sept chercheurs du CERI, ce livre collectif reflète la vitalité de la recherche sur le fait religieux en France, et plus précisément au CERI.
Denis Lacorne a rédigé dans cet ouvrage le chapitre Le nationalisme chrétien aux États-Unis. Il répond ici à nos questions.
Comment, sous la présidence de Donald Trump, le nationalisme chrétien articule-t-il une vision politique et religieuse du pouvoir et en quoi cette articulation remet-elle en cause les principes traditionnels de la séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis ?
Denis Lacorne : En réponse, je voudrais rebondir sur le chapitre d’Olivier Roy, dans le même ouvrage, sur L’identitarisme chrétien irréligieux en Europe. C’est en effet bien de cela qu’il s’agit dans l’Amérique de Trump, le mélange détonnant de la religion chrétienne (surtout dans ses variantes protestantes) et d’une conception ethnique, sinon même raciale de la nation. Le récit national privilégié par Trump et son entourage est fondé sur la nostalgie d’un passé « chrétien », construit par les premiers colons anglo-saxons et institutionalisé dans des textes fondateurs - la Déclaration d’indépendance, la Constitution fédérale de 1787, le Bill of Rights - inspirés par la Bible et notamment l’ancien Testament.
Or cette reconstruction d’un passé chrétien est en bonne partie mythique. La Déclaration d’indépendance souligne l’égalité de tous et met en avant la notion post-chrétienne d’une souveraineté du peuple. Dieu est à peine mentionné (c’est un « Créateur » très voltairien), qui laisse le pouvoir aux hommes et qui fonde le politique sur « le consentement des gouvernés ». Quant à la Constitution fédérale, elle est littéralement « sans Dieu », puisqu’elle omet toute référence à un être suprême tout en interdisant, dans son article VI, toute « profession de foi religieuse » pour l’exercice des plus hautes fonctions de l’Etat. Le serment prononcé par tous les nouveaux présidents, selon l’article II, section 1 de la Constitution, ne mentionne ni Dieu ni le Créateur. C’est un serment laïque que la plupart des présidents ont folklorisé en y ajoutant, oralement, une référence à Dieu.
Quant à la séparation des pouvoirs, le premier admendement de la Constitution des Etats-unis, interdit « l’établissement » d’une église officielle. Pour Jefferson, le troisième président du pays, cela signifiait l’existence d’un véritable « mur de séparation » entre l’Eglise et l’Etat dans la nouvelle République. Lorsque Jefferson réécrit à sa façon le texte des évangiles dans The Life and Morals of Jesus of Nazareth, il fait de Jésus un grand homme, certes, un philosophe comme Socrate, mais il purge les évangiles de toute référence aux miracles et à la résurrection.
Pour Trump et son entourage, ces faits pourtant exacts sont inacceptables. Les textes fondateurs de la République américaine auraient tous une origine biblique et pour mieux asseoir cette reconstruction du passé américain, Trump a publié la God Bless the USA Bible qui regroupe la Bible protestante, la Déclaration d’indépendance et la Constitution de 1787, le tout accompagné du texte de la chanson de Lee Greenwood, God Bless the USA. Un seul livre pour effacer la séparation de l’Eglise et de l’Etat !
Le nationalisme chrétien prôné par Trump et ses conseillers est inséparable d’un nouveau courant protestant inspiré par la Dominion theology. Cette théologie néo-calviniste, d’abord imaginée par un pasteur californien, Rousas Rushdoony, l’auteur des Institutes of Biblical Law, influence aujourd’hui trois grands courants évangéliques : les reconstructionnistes chrétiens, les charismatiques chrétiens et les pentecôtistes. L’objet de cette théologie est de re-christianiser des domaines clés de la vie sociale et politique en leur applicant des préceptes bibliques inspirés, entre autres, du Lévitique et du Deutéronome. Ces domaines clés constituent « 7 montagnes » à gravir, incluant le gouvernement, les arts et la culture, l’enseignement, le business, les médias, la religion et la famille.
Les adhérents les plus enthousiastes de ce courant évangélique au sein de l’administration Trump sont Russell Vought, le directeur de l’Office of Management and Budget ; Pete Hegseth, le ministre de la Défense et Paula White, la directrice de l’Office de la foi installé au sein même de la Maison Blanche. Ils défendent les thèses patriarcales et suprémacistes d’un pasteur presbytérien, Doug Wilson, le fondateur d’un mouvement néo-calviniste (The Communion of Reformed Evangelical Churches), d’une église (Christ Church) et d’une petite université (New Saint Andrew’s College) à Moscow dans l’Idaho.
En quoi la vision pessimiste et xénophobe du nationalisme chrétien, notamment sa rhétorique autour du « grand remplacement », participe-t-elle à la construction d’une identité nationale fondée sur des critères ethno-religieux et quels sont les impacts de cette construction sur les dynamiques sociales contemporaines aux États-Unis ?
Denis Lacorne : Doug Wilson vient d’implanter une nouvelle église au « coeur du pouvoir », à Washington D.C., dont l’influence ne cesse de croître. Le ministre de la Défense Pete Hegseth était présent lors de son inauguration. Pour Doug Wilson comme pour Rousas Rushdoony, la démocratie est une « hérésie » et le sécularisme une « expérience ratée » que seul le nationalisme chrétien pourra corriger en instaurant un nouvel ordre théocratique destiné à mettre fin à la décadence culturelle de l’Amérique1. Pour ce faire, il faudra remplacer les écoles publiques par des écoles chrétiennes, restaurer les lois interdisant l’avortement et le mariage entre personnes de même sexe, faciliter la soumission des femmes à leur mari, tout en leur ôtant le droit de vote, interdire le divorce sans faute et mettre fin à l’immigration des musulmans. Nous ne voulons pas, disait Wilson lors de la National Conservative Conference (septembre 2025), que la frontière séparant l’Ohio du Michigan – un Etat peuplé d’une large communauté musulmane — devienne « la frontière indo-pakistanaise ».
On comprend dès lors l’attachement des nationalistes chrétiens aux thèses de Renaud Camus sur le grand remplacement, souvent colportées par des émules de cette idéologie très particulière. Tucker Carlson, un journaliste proche de Trump, d’après une enquête du New York Times, a ainsi fait référence à 400 reprises au grand remplacement sur un total de 1 150 épisodes de son émission de Fox News, un record pour un thème souvent discuté publiquement par d’autres proches conseillers de Trump comme Steve Miller, le chef de cabinet de la Maison Blanche ; Tom Homan, le Border Czar de la Maison Blanche ou Russ Vought, déjà mentionné. Le Project 20252, ce document de 900 pages préparé par des membres de la Heritage Foundation (dont Russ Vought) dénonçait le « complot » des élites démocrates, qui, en ouvrant les frontières au Sud global, chercheraient à « remplacer » les Américains de souche (Native White population) par des populations de couleur, comprenant de nombreux musulmans, pour gagner les élections à venir.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Géorgie, 8 octobre 2020, affiche indiquant que seuls Dieu et Donald J. Trump peuvent sauver l'Amérique. Crédit mark stephens photography pour Shutterstock.
Photo 1 : Arizona, 13 septembre 2025, veillée et commémoration au siège de Turning Point USA après que Charlie Kirk a été tué mortellement par balle alors qu'il parlait à l'Université de Utah Valley. Crédit melissamn pour Shutterstock.
Lire Les mutations des radicalités religieuses. Entretien avec Alain Dieckhoff
- 1. Voir Ross Douthat, entretien avec Doug Wilson, “He Believes America Should Be a Theocracy”, The New York Times, 9 octobre 2025; Aaron Zitner, “Douglas Wilson Wants the U.S. to Be a Christian Republic”, The Wall Street Journal, 26 septembre 2025; Tiffany Stanley, “A Once-Fringe Christian Leader Gets a Warm Welcome in Trump’s Washington’, AP, 8 septembre 2025
- 2. Voir Denis Lacorne, De la race en Amérique, Gallimard, 2025, pp. 149-150 et Nathan Pinkoski, “Project 2025 Supporters Promote White Nationalist Great Replacement”, Global Project Against Extremism, 20 mai 2025.