Les petits professionnels de l’international
Entretien avec Romain Lecler, Yohann Morival et Yasmine Bouagga, responsables du Thema du n° 81 de Critique internationale (octobre-décembre 2018)
Dans ce dossier, vous interrogez « par le bas » les pratiques contemporaines des professionnels de l’international. Plus précisément, vous dévoilez les modalités de fonctionnement informelles, voire les invisibilités de certaines carrières dans ce milieu. Pouvez-vous revenir sur la diversité des profils de ces « petits travailleurs » de l’international et sur ce qui les caractérise ?
Une bonne manière de répondre à cette question est de retracer l’origine de ce dossier. Nous avons d’abord lancé tous les trois, dans le prolongement de nos propres recherches, un séminaire sur les « professionnels de l’international ». Nous avions en effet envie d’analyser les activités internationales à partir de ceux qui les mènent au quotidien, dans des organisations et des situations de travail les plus variées possibles, et surtout en évitant de définir à l’avance ceux qui feraient partie ou non de ces professionnels. Nous voulions ainsi court-circuiter en quelque sorte les délimitations traditionnelles par discipline (ce que les relations internationales définissent comme relevant des relations internationales ou pas, par exemple) ou par secteur (les études européennes, l’économie, les études de développement).
A partir de là, nous avons organisé une journée d’études au cours de laquelle nous nous sommes rendu compte que de nombreuses interventions remettaient en question la notion même de « professionnels », à partir de travaux sur des acteurs de l’international sous-étudiés, comme par exemple des marins philippins travaillant sur des navires appartenant à des multinationales, des volontaires internationaux bénéficiant de politiques de réinsertion professionnelle, ou encore des « bénévoles » d’ONG en réalité employées et salariées.
Nous retrouvions ainsi le pari de la sociologie des groupes professionnels de ne pas s’intéresser seulement aux professionnels les plus reconnus (avocats, professeurs, médecins), mais aussi aux travailleurs du « bas de la pyramide » des organisations. Or, dans l’étude des relations internationales, nous nous sommes justement rendu compte que c’était sur des « professionnels » très reconnus, très visibles – les dirigeants, les chefs de projet ou les experts – que se concentrait très souvent l’attention des chercheurs. Dans le dossier, nous mettons au contraire en avant ceux qui sont laissés dans l’ombre et que nous avons appelés de manière antinomique les « petits professionnels » de l’international parce qu’ils ne sont généralement pas reconnus comme tels, ni statutairement ni même symboliquement. Comme le montre la variété des situations observées dans ce dossier, ces « petits professionnels » se retrouvent dans un grand nombre d’activités internationales.
Toutes les études de cas présentées dans ce dossier s’appuient sur des enquêtes de terrain parfois au long cours. Quels sont les atouts – et les apports – de la méthode ethnographique pour étudier ces acteurs qui ne sont ni les plus reconnus ni les plus légitimes de ce milieu professionnel ? Plus généralement, dans quelle lignée de travaux s’inscrit cette démarche ?
L’intérêt des enquêtes de terrain au long cours était précisément de rendre visibles l’existence, et le travail, de ces « petites mains » de l’international. C’est seulement en partageant le quotidien d’un terrain localisé de l’international (une ONG, un navire marchand, les bureaux d’une entreprise) qu’il est possible de faire apparaître les routines, de comprendre la matérialité du travail et l’organisation des collectifs. Les articles réunis dans ce dossier héritent des apports de l’anthropologie du développement, telle que développée dans la recherche anglo-saxonne, ou, dans l’espace francophone, par Jean-Pierre Olivier de Sardan notamment.
Les enquêtes sur la mise en œuvre de projets de coopération ou sur le fonctionnement ordinaire des organisations internationales ont ainsi mis en lumière ce que les documents programmatiques ou les organigrammes éludent : la multiplicité des intermédiaires, qui n’ont parfois aucun rôle officiellement reconnu mais exercent des fonctions majeures pour traduire des notions ou des techniques, adapter localement des standards. Ce faisant, ces enquêtes ont montré l’importance d’une approche empirique qui plonge dans les dimensions informelles du travail de l’international, comme les pratiques de sociabilité. Nous avons fait le pari que, loin d’être anecdotique, cette approche permettait de renouveler le regard sur les relations internationales. C’est la démarche promue par le groupe de recherche « Ethnopol », qui propose de recourir à l’ethnographie politique afin de saisir les objets de la science politique « au ras des pratiques ».
L’ethnographie révèle par exemple les lignes de divisions de collectifs qui ne sont pas si cosmopolites et certainement pas uniformes. Elle permet de comprendre ce qui définit les compétences et les statuts, la formation des réputations ou les modalités d’assignation à certaines tâches, en particulier celles qui sont les moins valorisées, le « sale boulot ». Nous pouvons ainsi analyser des rapports de domination, la formation de stéréotypes et la multiplicité de formes de travail qui ne sont pas toujours officiellement reconnues comme des professions de l’international.
Quels sont les facteurs (sociaux, politiques, économiques, environnementaux) qui influent plus particulièrement sur le recrutement et/ou l’employabilité de ces « petits travailleurs » de l’international ? En d’autres termes, pour quelles raisons et dans quels contextes fait-on appel à eux ? Et au nom de quel impératif d’efficacité ?
Les articles de ce dossier montrent que les logiques qui caractérisent le recrutement et le travail des « petits travailleurs » de l’international se ressemblent beaucoup d’un secteur à l’autre. C’est tout l’intérêt à notre avis de privilégier une perspective à la fois professionnelle et transsectorielle, surtout une approche « par le bas » des activités internationales. Qu’y a-t-il de commun, au premier abord, entre un marin philippin sur un navire marchand, un travailleur humanitaire en Haïti, une bénévole dans une ONG d’aide aux réfugiés à Beyrouth, un employé local d’une ONG médicale au Niger et un volontaire réunionnais à Madagascar ? Dès lors qu’on s’intéresse de près à leurs trajectoires professionnelles, aux interactions qu’ils ont sur leur lieu de travail et à leur quotidien, tous témoignent de pratiques gestionnaires généralisées à toutes les activités internationales.
Ces petits travailleurs ne sont pas toujours clairement identifiés par leurs compétences ou par des fonctions précises sur leur lieu de travail. Ils sont confrontés à des formes d’emploi et des statuts précaires, des contrats fragiles (interim, sous-traitance, bénévolat, volontariat), soumis à un fort contrôle hiérarchique et à une importante standardisation des pratiques. Ils permettent ainsi d’étudier par le bas comment opère la rationalisation financière et budgétaire des activités internationales.
Enfin, entre les « misères de position » que subissent certains de ces acteurs et les ressources multiples que d’autres parviennent à capitaliser, que révèlent les interactions au quotidien de ces agents subalternes avec leurs supérieurs hiérarchiques, les clivages et les assignations instituées de cette « division morale du travail » qui permet de « tenir » l’international ?
Les articles rassemblés ont en commun de décrire l’international comme un espace hiérarchisé au sein duquel certains acteurs occupent des positions peu valorisées. Surtout, ces hiérarchies ont notamment pour effet de contester la dimension internationale de l’activité de travailleurs moins qualifiés. Ainsi, parallèlement aux « expatriés » dont le titre et le statut reconnaissent et valorisent l’activité internationale, il existe des « bénévoles » ou des « volontaires » qui considèrent pourtant leur activité comme étant professionnelle. En étudiant les « misères de position » de l’international, nous mettons la focale sur ces acteurs oubliés pour mieux rendre compte des hiérarchies de prestiges et de la façon dont elles permettent de tenir l’international.
Le travail de l’international produit ses propres hiérarchies de prestiges dans lesquelles les variables nationales, statutaires et ethniques occupent un rôle central. L’activité internationale repose sur un ensemble de représentations accolées à certaines nationalités. Ainsi, le recrutement des marins de commerce assigne une place à chacun en fonction de ses origines nationales et ethniques. Loin d’effacer la dimension nationale, l’activité internationale s’appuie sur des représentations ainsi réaffirmées. De plus, le statut de certains travailleurs contribue à rendre leur travail invisible, comme le démontre le cas des « volontaires » actifs auprès des réfugiés syriens au Liban. Bien qu’important, le statut ne suffit pas. Par exemple, les expatriés africains de MSF reçoivent de la part du siège un traitement différent de celui de leurs homologues européens. Ce sont des régionaux plus que des expatriés. Le travail de l’international donne à voir des logiques de domination d’autant plus marquantes qu’elles s’inscrivent dans une opposition entre ceux qui seraient de vrais professionnels de l’international (diplomates, fonctionnaires internationaux, responsables d’ONG) et d’autres dont l’activité ne serait pas aussi internationale. En ce sens, ce dossier permet de comprendre l’invisibilité de certaines carrières de l’international.
Propos recueillis par Catherine Burucoa.