Retour sur les élections du 25 septembre en Italie. Entretien avec Marc Lazar
Pour la première fois un parti lié au fascisme arrive au pouvoir en Italie. Celui-ci fait-il peser un risque sur la démocratie italienne ?
Marc Lazar : Oui, il y a à l’évidence des risques. Le parti Fratelli d’Italie a une composante post-fasciste symbolisée par le maintien sur leur logo de la flamme tricolore du Mouvement social italien, un parti néo-fasciste fondé en 1946, et que l’on trouve aussi sur la tombe de Mussolini. Au sein du parti, on compte toujours des nostalgiques du fascisme comme dans une petite partie de son électorat. Giorgia Meloni, la dirigeante, ne répudie en rien son engagement juvénile dans les organisations de jeunesse du Mouvement social italien (parti fondé le 26 décembre 1946 après la chute de la République sociale italienne et l'interdiction du Parti national fasciste), même si elle déclare que le fascisme appartient au passé. A l’occasion de cette campagne, elle a pris une certaine distance par rapport au fascisme, sans cependant en dresser un bilan critique approfondi, et elle a condamné fermement les lois antisémites du Duce de 1938. Elle s’est présentée comme une femme responsable et respectueuse des règles démocratiques. L’histoire ne se répète pas et il n’y aura pas de seconde marche sur Rome, cent ans après la première. Mais Giorgia Meloni est proche idéologiquement et politiquement des Hongrois et des Polonais au pouvoir, elle admire Donald Trump et, à une époque, elle ne jurait que par Steve Bannon, cet idéologue et activiste de la droite radicale. Au mois de septembre, les députés de son parti comme ceux de la Ligue de Matteo Salvini ont voté contre le document soumis au parlement européen qui déclare que la Hongrie n’est plus une démocratie, mais « une autocratie électorale ». Si Giorgia Meloni se dit démocrate, elle n’est pas libérale. L’élection des présidents du Sénat et de la Chambre des députés suscite des inquiétudes. Ignazio Benito La Russa, co-fondateur de Fratelli d’Italia, présidera le Sénat, la deuxième charge institutionnelle de la République italienne. Il a été fasciste et en conserve des attitudes même si lui aussi a quelque peu changé et prononcé un discours d’investiture de relative ouverture. Lorenzo Fontana, membre de la Ligue, proche de Matteo Salvini, président de la Chambre des députés, est un conservateur, catholique intégriste, homophobe et pro-russe. Il faudra donc analyser comment l’un et l’autre assumeront leurs responsabilités institutionnelles.
Comment qualifier Fratelli d’Italia : formation post-fasciste, néo-fasciste, populiste, d’extrême-droite ?
Marc Lazar : Il y a tout un débat sur ce sujet entre chercheurs et observateurs. Celui-ci est vif parce que Fratelli d’Italia est à l’évidence en pleine évolution. A mon sens, le parti présente plusieurs caractéristiques et le réduire à une seule d’entre elles serait erroné. Il est post-fasciste au sens où à partir des années 1990, le MSI transformé en Alliance nationale, grâce à son leader de l’époque, Gianfranco Fini, n’est plus exactement un parti néo-fasciste, descendu en droite ligne du fascisme historique. Il en conserve des traits mais il accepte le régime démocratique, il en accepte les règles, voire il rejette le fascisme. En juin 1994, Gianfranco Fini déclarait que Mussolini avait été le plus grand homme d’Etat italien. En 2003, il a qualifié le fascisme de « mal absolu ». De manière plus timide et prudente, Giorgia Meloni s’inscrit dans cette lignée. Mais plus encore que Fini, qui fut en partie son mentor, elle accentue les dispositions et les propositions conservatrices voire réactionnaires de son parti. Son mot d’ordre favori est « Dieu, famille, patrie ». Elle défend ce qu’elle appelle le droit au non-avortement, elle veut réduire la possibilité pour les femmes de recourir à l’IVG, elle refuse l’adoption d’enfants par des couples de même sexe, elle fustige « le lobby LGBT », elle condamne la théorie du genre. Fratelli d’Italia est un parti de droite radicale qui accepte le cadre démocratique, alors que l’extrême droite réfute celui-ci. Enfin, c’est un parti nationaliste et souverainiste. Autant de facettes diverses et variées auxquelles Giorgia Meloni tente de donner une apparence d’unité.
Depuis plusieurs années l’Italie passe d’un gouvernement populiste à un gouvernement d’experts avant de revenir à un gouvernement populiste, assistons-nous à la énième version de cette alternance ?
Marc Lazar : L’Italie a connu plusieurs gouvernements de techniciens. De 1993 à 1994, celui de Carlo Azeglio Ciampi, gouverneur de la Banque d’Italie, entre 1995 et 1996 ; celui de Lamberto Dini, directeur général de la Banque d’Italie, proche de la droite, de 2011 à 2013 ; celui de Mario Monti, président de l’université de la Bocconi, commissaire européen, enfin celui de Mario Draghi. A Ciampi a succédé Silvio Berlusconi, à Dini une coalition de centre gauche emmenée par Romano Prodi, à Monti un gouvernement Ligue-Mouvement 5 étoiles et enfin à Draghi l’alliance de centre droit, devenue de droite-centre puisque Fratelli d’Italia est dominant. Une séduisante théorie a été avancée par plusieurs chercheurs, dont Chris Bickerton et Carlo Invernizzi Accetti, sur « le techno-populisme » qui résulte de l’alternance au pouvoir des populistes et des technocrates, qu’ils soient de « vrais » technocrates ou des technocrates de gauche. Les uns et les autres semblent s’opposer mais en fait, ils forgent un techno-populisme dissocié du peuple et de la société et qui réduit à néant le sens et le contenu du politique et de la politique. Cette thèse, à la fois stimulante et contestable, mériterait une discussion approfondie. Cela étant, on peut avancer un autre argument très prosaïque. Depuis 1994, les Italiens pénalisent les gouvernements sortants et se prononcent pour l’alternance. Ils font des expérimentations. Cette fois-ci, Fratelli d’Italia étant dans l’opposition depuis dix ans, a pu apparaître aux yeux des 26% d’Italiens qui ont voté pour lui comme la force politique en mesure d’apporter des solutions à leurs problèmes et de répondre à leurs attentes, plus sociales d’ailleurs qu’idéologiques, à en croire les enquêtes d’opinion.
Les forces de gauche restent importantes et quasiment équivalentes à celles de droite, la droite n’a-t-elle remporté le scrutin que parce qu’elle a su s’unir ?
Marc Lazar : Pas uniquement pour cette seule raison mais cela a joué de manière considérable. Il faut prendre en compte le mode de scrutin. Un peu moins des deux tiers des députés et des sénateurs sont élus à la proportionnelle. Le reste au scrutin uninominal majoritaire à un tour. La droite, au-delà de ses divergences et des rivalités de dirigeants, a su se mettre en ordre de bataille. Elle a rédigé un programme commun, assez sommaire et général, et désigné un candidat par collège dans la partie du pays qui vote au scrutin uninominal. Face à elle, ses adversaires du centre, Azione de Carlo Calenda, Italia Viva de Matteo Renzi, le Parti démocrate (PD) d’Enrico Letta et ses petits alliés, le Mouvement 5 étoiles (M5S), étaient divisés : ils présentaient donc plusieurs candidats dans la partie de l’Italie qui vote au scrutin uninominal. C’est pourquoi la campagne électorale a rapidement pris la forme d’une chronique de la victoire annoncée de la coalition de centre droit. Mais si Fratelli d’Italia est devenu le parti dominant de la coalition (26%, contre 8,7% pour Forza Italia et 8,1% pour la Ligue), c’est que son offre politique et sa cheffe ont trouvé preneur. A en croire les sondages, Giorgia Meloni a marqué des points sur les questions sociales qui constituaient la priorité des électeurs et pas sur l’immigration ou sur l’avortement. Pourtant, son programme est pour le moins ambivalent : il associe libéralisme économique, protectionnisme et quelques mesures sociales. Enfin, la personnalité de Giorgia Meloni, seule femme au milieu de tous les chefs de partis, a constitué la figure centrale de cette campagne et elle a polarisé presque toute l’attention. La personnalisation de la politique a pris cette fois la figure d’une femme, par ailleurs non féministe.
Giorgia Meloni se dit l’héritière d’une partie de l’histoire italienne et pourtant elle se présente comme une nouveauté dans la politique de la péninsule. Comment peut-elle réussir ce tour de force ?
Marc Lazar : C’est vrai qu’elle est en politique depuis trente ans, qu’elle est élue au Parlement depuis 2006, qu’elle a été vice-présidente de la Chambre des députés de 2006 à 2008, qu’elle a été ministre de la Jeunesse dans le dernier gouvernement de Silvio Berlusconi de 2008 à 2011, enfin qu’elle est présidente du Parti des conservateurs et réformistes au parlement européen. Et pourtant, comme elle est dans l’opposition depuis dix ans, elle s’est refaite, si j’ose dire, une virginité politique. Elle s’est construit une figure de l’opposante cohérente et déterminée. De 2013 à 2018, il y a eu des gouvernements de centre gauche, celui d’Enrico Letta (2013-début 2014) qui a même été soutenu un temps par Berlusconi. Dans la législature qui s’achève, il y a eu un gouvernement Ligue-M5S, puis du Mouvement 5 étoiles et du Parti démocrate, enfin un gouvernement Mario Draghi soutenu quasiment par tous les partis sauf Fratelli d’Italia. Celui-ci apparaît donc presque comme une nouveauté.
Si le succès de Fratelli d’Italia est indéniable, l’échec de ses partenaires l’est tout autant. Que penser de la transformation de la Ligue par Salvini, visiblement peu appréciée par ses électeurs, et de la chute continue des résultats du parti (17,3% en 2018 et 8,7% en 2022) ?
Marc Lazar : Et l’on pourrait aussi comparer son résultat du 25 septembre à celui des élections européennes de 2019, 34,26%. La chute est vertigineuse. Plusieurs explications peuvent être avancées. Matteo Salvini a brouillé l’identité de son parti depuis qu’il en a pris la tête en 2013. Avant, il s’appelait la Ligue du Nord ; c’était un parti régionaliste, autonomiste, voire sécessionniste dont lui-même était un militant particulièrement actif et convaincu, du moins en apparence. Il a voulu en faire, sur le modèle du Front national, une Ligue nationale en cessant de dénigrer les méridionaux, en critiquant plus durement que son prédécesseur historique, Umberto Bossi, l’Europe, les immigrés, l’islam, en dénonçant l’insécurité. Cela ne plaisait pas beaucoup aux responsables et aux militants traditionnels du parti mais Salvini connaissait un vrai succès. Il était omniprésent sur les réseaux sociaux et à la télévision, il multipliait les déplacements dans la péninsule. Sa décision de former un gouvernement avec le Mouvement 5 étoiles, avec qui la Ligue polémiquait sur presque tous les sujets, n’a pas plu à une partie des adhérents de son parti et de ses électeurs mais, là encore, ce malaise s’effaçait devant sa popularité grandissante.
Il a commis une première erreur en tenant d’obtenir des élections anticipées à l’été 2019, à la suite de sa percée aux européennes et sur la base de sondages qui lui étaient favorables. Il a échoué et s’est retrouvé dans l’opposition, le Mouvement 5 étoiles formant un gouvernement avec le Parti démocrate. Il a perdu un peu en visibilité. Puis, Salvini a fait preuve d’incohérence à propos du Covid-19 qui a frappé surtout ses bastions électoraux dans le nord de l’Italie, le dirigeant de la Ligue affirmant en permanence une chose et son contraire. Il en est allé de même à propos du plan Next Generation EU. Salvini a commencé à dénigrer son importance alors que sa clientèle électorale du nord, composée entre autres de chefs d’entreprise, voulait en bénéficier. Après avoir dit qu’il n’entrerait pas dans le gouvernement de Mario Draghi sous la pression précisément des élus du nord de son parti, il l’a rallié. Sa participation au gouvernement a exacerbé les divisions au sein de son parti et chez ses électeurs, entre ceux qui étaient animés par un esprit plutôt responsable, et ceux, plus protestataires, qui refusaient cette forme d’union nationale. La progression électorale de Fratelli d’Italia a commencé après les européennes ainsi qu’à chaque scrutin local et régional avant de s’amplifier cette année. Près de 40% des électeurs de la Ligue de 2018 ont reporté leurs suffrages sur Fratelli d’Italia. Sur les questions de souveraineté nationale, sur les critiques de l’Union européenne, sur les valeurs conservatrices ou encore sur la « défense de la chrétienté » contre « la menace islamique », Giorgia Meloni est apparue plus crédible et cohérente que Matteo Salvini. D’autant qu’elle a davantage axé sa campagne sur les sujets économiques et sociaux, ce qu’attendaient les Italiens, alors que Salvini a continué de parler immigration et sécurité, des sujets qui, cette fois-ci, n’ont pas été porteurs. Enfin, même si cela n’a manifestement pas pesé dans le choix des électeurs, Salvini est pro-russe, hostile aux sanctions et à l’envoi d’armes à Kiev, alors que Meloni est résolument pro-ukrainienne.
A quels changements doit-on s’attendre dans les équilibres politiques de l’Union européenne avec l’arrivée de la droite-centre (destra-centro) au pouvoir en Italie ?
Marc Lazar : C’est la grande interrogation. Giorgia Meloni, je l’ai dit, est idéologiquement proche des Polonais de Droit et justice, parti membre du Parti des Conservateurs et réformistes européens, et d’Orban en Hongrie. Mais, la position de celui-ci à l’égard de la Russie diffère de celle de Meloni. Que fera la future Présidente du Conseil ? Sera-t-elle tentée de se rapprocher de Varsovie, elle qui a souvent expliqué que le droit national est prééminent sur le droit européen ? Cela dépendra de qui sera ministre des Affaires étrangères. Or Sergio Mattarella, le Président de la République, profondément pro-européen, sera très attentif à cette nomination comme à quelques autres. Le lui permet l’article 92 de la Constitution qui édicte que le chef de l’Etat nomme les ministres sur proposition du Président du Conseil. Giorgia Meloni a déclaré à propos de l’Europe que « la fête est finie ». Elle signifiait ainsi que l’Union européenne avait imposé beaucoup de choses à l’Italie et qu’elle défendrait désormais bec et ongles les intérêts nationaux de son pays.
Qu’est-ce que cela signifiera concrètement ? Meloni entend renégocier le contenu du Plan national de relance et de résilience du fait de la nouvelle conjoncture européenne de la guerre en Ukraine et de la crise énergétique. Qu’espère-t-elle obtenir exactement ? Dans un passé récent, elle avait également vertement polémiqué avec le Président français Emmanuel Macron. Or nous sortons d’une année de relations quasiment idylliques entre Rome et Paris, Mario Draghi et Emmanuel Macron convergeant sur de nombreux sujets et ayant l’un pour l’autre une immense estime réciproque. Dans un entretien donné au Figaro le 14 septembre, Meloni a adopté un ton conciliant et elle a assuré que la France était un grand pays ami.
Que se passera-t-il entre nos deux pays qui ont des intérêts communs ? Qui l’emportera de la passion idéologique ou de la raison d’Etat ? Il en va de même avec Berlin. Bref, il faut attendre la composition du gouvernement, analyser ses premières déclarations, suivre ses actes pour comprendre si l’Italie continuera d’être un partenaire important de la construction européenne ou si elle basculera plus ou moins rapidement vers des pays qui entendent donner un plus grand poids aux nations, ce qui constituerait une rupture historique.
Le gouvernement de Giorgia Meloni, pourra-t-il durer ? On sait que les exécutifs italiens ont une très courte durée de vie.
Marc Lazar : Cela sera compliqué. Déjà les tractations actuelles pour former le gouvernement sont sources de tensions. Giorgia Meloni doit contenter ses amis, puisque son parti est largement dominant. Elle doit aussi tenir compte de ses alliés qui veulent obtenir des postes importants et qui lui sont indispensables pour disposer d’une majorité parlementaire. Elle doit encore dialoguer avec le Président de la République et rassurer les capitales européennes comme les décideurs italiens et internationaux. Giorgia Meloni laisse entendre qu’elle fera appel à un certain nombre de techniciens. La composition du gouvernement comme le choix le 13 octobre des présidents de la Chambre des députés et du Sénat, donneront des indications claires sur la politique que la Présidente du Conseil entend mener.
Les sujets de discorde ne manquent pas. Sur la guerre en Ukraine, Fratelli d’Italia s’oppose à la Ligue et à Forza Italia ; sur l’Union européenne, Forza Italia, membre du Parti populaire européen entend se présenter comme le garant de l’européisme de l’Italie contre l’euroscepticisme de la Ligue et de Fratelli d’Italia. Sur la politique fiscale, la Ligue veut des réductions immédiates d’impôts, Giorgia Meloni préfère temporiser. Et puis les rivalités personnelles et de leadership entre Giorgia Meloni, Silvio Berlusconi et Matteo Salvini vont jouer qui pourront faire tanguer le gouvernement.
Cela dit, Giorgia Meloni fera tout pour durer. Parce que sa victoire constitue une opportunité inédite pour elle, son parti étant passé en quatre ans de 4,35% à 26% des suffrages ! Parce qu’elle veut démontrer sa capacité de gouverner. Parce qu’elle veut cannibaliser ce qui reste de l’électorat de la Ligue et de Forza Italia pour former un grand parti de la droite radicale. Aussi cherchera-t-elle à rassembler les partis sur les questions de société, par exemple autour des mesures à prendre pour s’efforcer de relancer la natalité, pour défendre la famille traditionnelle, pour empêcher l’arrivée des migrants (elle parle d’un blocus naval, ce qui soulève de graves problèmes, y compris par rapport au droit international) et pour lutter contre l’insécurité. Plus encore, elle cherchera à engager une réforme constitutionnelle pour faire élire le Président de la République au suffrage universel. La coalition de droite-centre est d’accord sur ce point. Elle ne dispose pas de la majorité des deux tiers parmi les députés et les sénateurs pour faire voter ce changement par le parlement. Elle essaiera de l’obtenir avec le soutien des élus du centre, et peut-être du centre gauche ou encore du Mouvement 5 étoiles. Si elle n’y arrive pas, elle lancera une procédure référendaire, toujours risquée mais qui renforcera son unité.
Nous l’avons vu le 11 septembre dernier en Suède, nous le constatons aujourd’hui en Italie, le mouvement qui voit les partis de droite dépassés par ceux d’une droite plus radicale est-il européen ?
Marc Lazar : Au-delà des spécificités de chaque pays, de leurs histoires, de leurs modes de scrutin, de leurs systèmes de partis, de leurs cultures politiques, on assiste à une montée en puissance de partis de droite radicale qui mettent en difficultés les partis de droite traditionnelle. Lesquels sont divisés sur la stratégie à adopter, certains de leurs dirigeants se proposant de reprendre à leur compte l’offre politique de la droite radicale pour lui prendre ses électeurs. Au risque que cette politique se retourne contre la droite « de gouvernement »et crédibilise davantage la droite la plus radicale.
Le Parti démocrate est confronté à un écartèlement entre une aile sociale-démocrate et une aile plus radicale, comment voyez-vous l’avenir de la formation ?
Marc Lazar : Vae victis, l’adage est bien connu. Le Parti démocrate s’est retrouvé dans une position très difficile. Non seulement il était associé au gouvernement de Mario Draghi mais encore il était son principal soutien par rapport aux autres principaux partis de l’exécutif sortant, la Ligue, Forza Italia, le Mouvement 5 étoiles. Ce faisant, il n’a peut-être pas su faire entendre sa propre musique sur les questions sociales ou environnementales qu’il a ensuite mises en avant durant la campagne, à côté de sa dénonciation incessante des dangers que représenterait pour l’Italie et l’Europe une éventuelle victoire de la droite, mais cela est sans doute arrivé un peu tard. Ensuite, le Parti démocrate s’est retrouvé quasiment seul. Or le mode de scrutin supposait de former des coalitions. Le Parti démocrate a refusé de s’allier avec un Mouvement 5 étoiles qui avait contribué à la chute de Mario Draghi. Il a signé un accord avec le petit parti centriste Azione de Carlo Calenda, un ancien du…Parti démocrate. Cependant, quelques jours plus tard, celui-ci s’est retiré quand Enrico Letta, le secrétaire du Parti démocrate, s’est allié avec d’autres partis, dont Sinistra italiana, un petit parti de gauche de la gauche, dont les élus s’étaient opposés au gouvernement de Mario Draghi. Bref, ce que l’on a appelé le centre gauche était représenté par le Parti démocrate et quelques petites formations rassemblées autour de lui. La bataille était donc perdue d’avance.
Aujourd’hui, le Parti démocrate se déchire et pas simplement à propos du bilan de sa campagne, de ses résultats et de son futur dirigeant puisqu’Enrico Letta a déjà annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa succession. Ce qui est en jeu est plus profond. Depuis sa naissance, le PD est tiraillé entre une aile réformiste et une composante plus radicale. Aujourd’hui, la première veut s’allier avec le centre et la seconde, à l’instar de la majorité relative des électeurs du parti, plaide en faveur d’une alliance avec la gauche, et en l’occurrence avec le Mouvement 5 étoiles. Le débat fait rage et il se double de controverses sur l’identité du parti, son programme, son organisation, son identité, ses relations avec la société ou encore son leadership (le Parti démocrate de 2007 à 2022, soit quinze ans, a usé par moins de dix secrétaires !). Cela étant, il dispose toujours d’un socle électoral de 19%, d’une organisation - même si celle-ci n’a rien à voir avec la puissance d’antan des partis -, de militants. Il est également le premier parti d’opposition.
Le Mouvement 5 étoiles n’a-t-il pas lors de ces élections enfin trouvé un positionnement idéologique (parti de la redistribution) et géographique (renforcement de son implantation dans le Sud de l’Italie) ?
Marc Lazar : Le Mouvement 5 étoiles a perdu un nombre considérable d’électeurs. En 2018, il avait rassemblé près d’un électeur sur trois ; en 2022, il a obtenu un peu plus de 15% des suffrages. L’expérience gouvernementale tout au long de la législature a fait exploser au grand jour ses contradictions. Lui qui ne voulait pas d’alliance, qui critiquait tous les autres partis, dénonçait les élites a gouverné avec la Ligue, puis avec le Parti démocrate, il a ensuite soutenu Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, aux côtés de toutes les autres formations, dont celle de Berlusconi. Le Mouvement s’est divisé en deux grandes sensibilités. La première, sincèrement ou de manière opportuniste, a fait preuve d’un certain sens des responsabilités, à l’instar d’un des dirigeants, Luigi Di Maio, qui a provoqué une petite scission vouée d’ailleurs à l’échec, lui-même n’ayant pas réussi à se faire réélire malgré son alliance avec le Parti démocrate. Une autre sensibilité est restée plus protestataire.
Lors de ces élections, le Mouvement 5 étoiles a fait campagne sur une seule thématique, la défense du revenu de citoyenneté instauré en 2019 et qui apporte une aide aux Italiens et aux étrangers résidant en Italie sans discontinuité depuis dix ans en situation de pauvreté. Cela a permis au parti auquel les sondages prédisaient un véritable effondrement de se constituer un socle électoral dans le sud de l’Italie, de s’opposer à la droite qui veut supprimer ce revenu au nom de la lutte contre l’« assistancialisme » et de se différencier du Parti démocrate en se présentant, de façon plus générale, non seulement comme le défenseur des acquis sociaux mais comme la force décidée à élargir ceux-ci (par exemple, le Mouvement se bat pour un salaire minimum, l’égalité salariale hommes-femmes, des aides pour les jeunes). Par ailleurs, il a repris des propositions écologiques qui étaient présentes dans son programme à ses débuts mais qu’il avait mises de côté quand il était arrivé au gouvernement. Il a aussi avancé nombre de propositions concernant les des droits civils, notamment pour l’accès à la citoyenneté des immigrés. Une remarquable enquête d’Ipsos Italie montre que le M5S est le premier parti parmi les Italiens les plus défavorisés, les chômeurs, les jeunes de 18 à 34 ans et les étudiants. Le Mouvement 5 étoiles s’est aujourd’hui clairement positionné à gauche.
Propos recueillis par Corinne Deloy