Un répit pour la démocratie roumaine ?

23/05/2025

La victoire de Nicusor Dan, qui était loin d’aller de soi après un premier tour où il était arrivé loin derrière le candidat d’extrême droite George Simion, a réjoui et soulagé la plupart des chancelleries européennes. Mais les causes profondes de la progression de l’extrême droite n’ont pas disparu pour autant. La Roumanie reste travaillée par de profondes inégalités socio-économiques et par le mécontentement d’une partie significative de la population.

Le dimanche 18 mai, à la clôture du second tour d’une élection présidentielle à répétition, les deux candidats en lice – le maire libéral de Bucarest, Nicusor Dan (55 ans), qui se présentait comme indépendant et promouvait une critique pro-européenne du « système », et son adversaire issu de l’extrême droite, fervent partisan du mouvement trumpien MAGA, George Simion (38 ans), qui appelait pour sa part à renverser le « système » –, revendiquaient tous deux la victoire. Quelques heures plus tard, le décompte final entérinait le triomphe sans ambiguïté du premier, arrivé en tête avec 53,6 % des suffrages. Après avoir dans un premier temps reconnu sa défaite, George Simion déposait 48h plus tard un recours – rejeté – auprès de la Cour constitutionnelle pour obtenir l’annulation du scrutin en raison d’« ingérences extérieures », notamment de la France.

Comme plusieurs dirigeants européens, Emmanuel Macron a salué la victoire de Nicusor Dan dès la nuit de l’élection. En revanche, Donald Trump est resté silencieux, tandis que certains de ses proches, comme Elon Musk, ont remis les résultats en cause. L’ambassade des États-Unis à Bucarest n’a réagi que deux jours plus tard, par un bref communiqué mentionnant le président élu, sans le féliciter pour sa victoire. La Russie, dont les ingérences présumées avaient notamment conduit à l’annulation du scrutin en novembre 2024, a pour sa part qualifié les résultats d’« étranges ».

Ces réactions contrastées illustrent les tensions internationales autour d’un scrutin organisé dans un pays devenu stratégique, en raison de sa proximité avec l’Ukraine et de son soutien actif à cette dernière depuis le début de l’invasion russe à grande échelle en février 2022.

Les contours d'une victoire

Le fort taux de participation au second tour (64,73 %, soit environ 11,5 millions d’électeurs), en nette hausse par rapport au premier (53,21 %), a bénéficié à Nicusor Dan. Ce dernier, qui au premier tour n’avait récolté que 20,99 % des suffrages contre 40,96 % pour Simion, a également profité d’un report de voix favorable, provenant tant des électeurs du candidat des partis gouvernementaux Crin Antonescu (arrivé troisième au premier tour avec 20 % des suffrages) que d’une petite majorité de ceux de Victor Ponta, ancien premier ministre social-démocrate, quatrième du scrutin avec 13 % des voix et promoteur d’un souverainisme plus modéré que celui de Simion.

Cette dynamique a permis à Nicusor Dan de combler son retard initial de 20 points pour finalement s’imposer avec une avance d’environ 800 000 voix. Ce retournement souligne à la fois la volatilité de l’électorat et la puissance de mobilisation dans un contexte de forte polarisation politique.


S’il a surtout mobilisé les classes moyennes et supérieures des grands centres urbains, le maire de Bucarest a également séduit la majeure partie des jeunes électeurs (18-30 ans) et des plus de 61 ans, tandis que la catégorie intermédiaire des 31-60 ans s’est montrée plus partagée, bien que Dan y ait tout de même obtenu 52,5 % des suffrages. De manière tout aussi significative, les Magyars de Roumanie (selon le recensement de 2011, la minorité hongroise comptait environ 1,23 million de personnes, soit environ 6,5 % de la population totale de la Roumanie à cette date) ont très largement appuyé Nicusor Dan.

Ce comportement électoral, qui peut s’expliquer tant par les propos anti-hongrois que tenait encore il y a quelques années George Simion que par la capacité de mobilisation du parti représentant la minorité hongroise de Roumanie, l’Union démocratiques des Magyars de Roumanie (UDMR), tranche avec leur alignement habituel sur les positions du premier ministre hongrois Viktor Orban, qui avait initialement apporté son soutien au candidat Simion dans une logique de renforcement du camp souverainiste au sein de l’UE, avant de se rétracter.

Les résultats des votes à l’étranger reflètent la portée géopolitique de cette élection. Les citoyens binationaux de la République de Moldavie, sensibles au positionnement pro-européen de Nicusor Dan, lui ont accordé un soutien massif (88 % des suffrages exprimés sur le territoire moldave, soit plus de 130 000 voix). Rappelons que depuis 1991, la Roumanie accorde la citoyenneté aux Moldaves pouvant prouver une ascendance roumaine antérieure à l’annexion soviétique de 1940 ; cette politique s’appuie sur les liens historiques entre les deux pays et permet à près d’un million de Moldaves (sur 2,5 millions au total) d’accéder à la citoyenneté européenne.

Dans les communautés roumaines d’Europe occidentale – plus diverses qu’on ne le laisse entendre –, George Simion, largement en tête au premier tour, a vu son avance s’amenuiser lors du second. À l’échelle du vote à l’étranger, sa part est passée de 60 % à 55,8 %, avec, là encore, une nette hausse de la mobilisation au deuxième tour (1 645 458 suffrages contre 966 006 au premier). Les électeurs de l’étranger représentant 14 % du total des votants. Pour une partie des Roumains d’Europe de l’Ouest – parfois éloignés de la vie politique nationale depuis des années –, la dramatisation des enjeux, notamment autour des relations avec l’UE et des risques d’une évolution autoritaire du pays, a ravivé l’intérêt pour le scrutin. Souvent liés à des migrations de travail récentes et inscrits dans des réseaux communautaires mobilisés comme ressource face à la précarité, les électeurs de Simion résidant en Europe occidentale ont, eux, exprimé un profond sentiment d’abandon de la part de l’État roumain.

Plus généralement, l’affect le plus mobilisé et qui a permis la victoire du maire de Bucarest a été la peur : peur de l’effondrement économique, alors que la Roumanie est sous la pression des marchés et de l’UE, en raison d’un déficit record de 9,3 % ; peur de l’isolement au sein de l’UE, qui serait profitable à la Russie ; peur des tensions sociales qu’aurait pu exacerber l’agressivité du candidat de l’extrême droite s’il avait été élu président.

Il serait en revanche illusoire de croire à une adhésion massive au projet technocratique et néolibéral de « bon gouvernement » promu par Nicusor Dan. Du côté des partisans de Simion – qui a repris à son compte des éléments de la rhétorique nationaliste roumaine traditionnelle, teintée d’orthodoxie religieuse et de ressentiment envers les grandes puissances –, le vote a été avant tout une expression de colère contre l’establishment, une colère ayant des racines socio-économiques. 

Consensus anti-système, recomposition politique et polarisation

La séquence présidentielle récente clôt un cycle électoral entamé près d’un an auparavant, avec les élections européennes du 9 juin 2024. Par la maîtrise des horloges électorales, les deux partis dominants depuis le début des années 2010 – le Parti social-démocrate (PSD) et le Parti national libéral (PNL), en coalition depuis l’automne 2021 – avaient alors réussi à obtenir de bons résultats (près de 48,5 % des suffrages).

L’organisation simultanée d’élections pour les communes et départements et des élections européennes leur avait permis d’orienter les débats vers les enjeux locaux et de mobiliser des clientèles bien ancrées territorialement. Toutefois, cette stratégie s’est révélée inefficace lors des élections législatives du 1er décembre 2024, intercalées entre les deux tours de la présidentielle : le recul du PSD et du PNL a été marqué, tandis que l’extrême droite, relativement marginale (9 %) auparavant, a conquis plus d’un tiers des sièges au Parlement. Pis encore : les candidats des partis au gouvernement ont été éliminés dès le premier tour de la présidentielle.

Le second tour prévu le 8 décembre, finalement annulé après des hésitations institutionnelles qui n’ont toujours pas été complètement clarifiées, devait opposer le candidat d’extrême droite, Calin Georgescu (22,9 %) à Elena Lasconi (19,18 %), issu d’un parti (USR) fondé par Nicusor Dan en 2015, dont il s’était dissocié deux ans après sa création.

Par-delà le changement de casting, la même configuration s’est imposée dans une version encore plus favorable à l’extrême droite en mai 2025, même si le candidat libéral a finalement réussi à l’emporter. Deux visions antagonistes de la critique de l’establishment se sont affrontées.

La première, celle du maire de Bucarest, centrée sur la dénonciation de la corruption, est en partie inspirée par une vision néolibérale du rôle de l’État et les méthodes du New Public management, avec pour mots d’ordre l’efficacité administrative et la réduction des dépenses de l’État et une méfiance à l’égard de la redistribution. Elle va de pair avec une idéalisation culturelle de la classe moyenne urbaine occidentalisée.

La seconde, proposée par Simion, mêle conservatisme culturel, nationalisme économique favorable au capital autochtone et populisme social. Elle est parvenue, grâce aux réseaux sociaux, mais aussi à un travail de terrain délaissé par les autres acteurs politiques, à séduire des groupes sociaux divers, surtout issus des classes moyennes inférieures et populaires, qui craignent ou se révoltent contre le déclassement, la marginalisation économique ou statutaire.


Une croissance économique en trompe-l'oeil

Ce mécontentement se manifeste en dépit d’un bilan positif de l’économie roumaine, au moins jusqu’à la pandémie. Le PIB par habitant exprimé en parité de pouvoir d’achat (PPA) a doublé depuis l’intégration à l’UE en 2007 et s’est établi à 79 % de la moyenne européenne en 2024. Outre les fonds européens et les investissements étrangers, cette amélioration a reposé en partie sur les transferts effectués par les 4 à 5 millions de travailleurs émigrés, soit plus de 20 % de la population active.

Pourtant, cette croissance – adossée à un modèle fiscal favorable au capital et aux gros revenus à travers un taux unique d’imposition sur les revenus de 10 % et sur les entreprises de 15 % – masque des disparités sociales de plus en plus visibles. La richesse s’est concentrée dans les grandes villes, tandis que certaines campagnes et villes moyennes désindustrialisées restent marginalisées. Par ailleurs, le sous-investissement chronique dans les services publics, en particulier dans l’éducation et la santé (privatisée en partie) pénalise des secteurs importants de la population.

L’ascenseur social est bloqué et plus de 40 % de la population est menacée par la pauvreté ou se trouve déjà en situation de pauvreté extrême. Avec un taux de chômage particulièrement élevé (26,3 %), parmi les plus forts de l’UE, les jeunes sont particulièrement touchés par ces dynamiques. L’extrême droite a prospéré sur ce terreau.

Dans un monde en réalignement géopolitique et avec la guerre aux frontières, les défis qui attendent le président élu s’annoncent nombreux. Construire une coalition gouvernementale solide à partir d’un camp pro-européen fragmenté qui parviendrait sur le temps moyen à répondre aux raisons de la colère n’est pas le moindre. Pourtant, faute d’avancées dans ce domaine, l’extrême droite risque d’arriver au pouvoir à la prochaine occasion, avec des conséquences néfastes également pour l’Union européenne.

The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Photo 1 : Bucarest, 18 mars 2025 : Affiche de la campagne de l'élection présidentielle roumaine de Nicusor Dan, le maire de Bucarest. Copyright LCV pour Shutterstock.
Photo 2 : Bucarest, 9 mai 2025, les Roumains défilent pour appeler à un engagement ferme en faveur de la voie pro-européenne de la Roumanie. Copyright Creative Lab pour Shutterstock.

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