Y A-T-IL UN « VOTE HISPANIQUE »

Audrey Célestine

04/2013

Dans un entretien1 avec les chercheurs du Centro (Center for Puerto Rican Studies) de la City University of New York, sur les succès de la communauté portoricaine des Etats-Unis, Maurice Ferre, ancien maire de Miami explique les différentes étapes de sa trajectoire politique. Elu en 1973, il est le premier maire portoricain -présenté comme maire « hispanique »- d’une ville américaine importante et ses victoires électorales de 1973 à 1985 ont été le résultat d’équilibres entre coalitions de minorités et volonté d’attirer l’électorat blanc de la ville. Ses efforts pour se « cubaniser » et insister sur ses racines afro-portoricaines afin de séduire les électeurs Cubains ou Afro-Américains au gré des élections et des changements démographiques de la ville, permettent d’entrevoir les négociations en jeu dans ce que l’on pourrait désigner comme l’espace de l’ « ethnic politic » aux Etats-Unis. 

Ces négociations pour le choix des candidats et la manière de se présenter aux électeurs ne peuvent être réduites à la simple question du « vote latino » ou « hispanique ». Ceci est d’autant plus vrai pour les populations dites « hispaniques » où les groupes ethniques  se caractérisent par une forte diversité (d’origines, d’expériences, de durées de présence  sur le territoire américain etc.) Les « Hispaniques » sont objectivés par une catégorie du recensement américain et son « invention » génère un certain nombre d’effets : entre autres, les organisations et think tanks labelllisés « hispaniques » ou « latinos » se multiplient et  les leaders politiques mettent en avant cette « identité ». Dans quelle mesure ces effets se retrouvent-il dans les comportements politiques des individus ? Quelles conclusions tirer du fait qu’il existe un « vote hispanique » aux Etats-Unis ? 
 

Cette idée semble bien présente dans les deux principaux partis politiques américains qui ont déployé des efforts particuliers pour mettre en avant des personnalités politiques « hispaniques » au moment des Conventions de nomination de leurs candidats respectifs à l’élection présidentielle de 2012. Lors de la Convention républicaine de Tampa sont intervenus : Susana Martinez, gouverneur du Nouveau-Mexique d’origine mexicaine, première femme « hispanique » à être élue à un poste de gouverneur  et  Marco Rubio, qu’on a pu désigner comme l’étoile montante du parti, d’origine Cubaine, élu au Sénat, représentant de la Floride et soutenu par le mouvement de la Tea Party.
 Du côté des démocrates, c’est à Julian Castro, le jeune maire de San Antonio d’origine mexicaine, qu’est revenu l’honneur de délivrer le « keynote speech » de la Convention, discours qui donne souvent à un « jeune » prometteur du parti l’opportunité d’acquérir une visibilité nationale2. Antonio Villaraigosa, maire de Los Angeles, qui était lui aussi présenté comme un leader hispanique de premier plan, faisait partie des personnalités mises en avant.

Des enquêtes3 menées après les élections, notamment par le Think Tank Latino Decision, ont montré que  l’exhibition  de ces leaders politiques est vue de manière positive par les populations désignées comme « hispaniques », sans pour autant influencer leurs choix au moment du vote. 

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Depuis plusieurs années4,  l’idée que les Hispano-Américains sont une force politique dormante sur le point de se réveiller fait partie des thèmes habituels de campagne et,  durant les dernières élections, deux éléments ont particulièrement contribué à confirmer ce type de discours. D’une part, l’importante mobilisation des minorités pendant l’élection de 2008 en faveur de Barack Obama : jamais auparavant les minorités ethno-raciales n’avaient constitué une part aussi importante de l’électorat américain (environ 22%) et jamais leur participation au vote n’avait connu une augmentation aussi sensible5. Le candidat démocrate a ainsi bénéficié des suffrages d’environ 67% des électeurs hispano-américains en 2008. D’autre part, les chiffres du dernier recensement américain et les projections démographiques ont annoncé l’avènement d’une population américaine composée d’une « majorité de minorités ». En effet, entre 2000 et 2010, les Blancs non hispaniques sont passés de 75,1% de la population totale à 72,4% ; les Afro-Américains de 12,3% à 12,6% ; les Asiatiques de 3,6% à 4,8% et les Hispano-Américains de 12,5% à 16,5%6. Le lien était alors vite établi entre la place prépondérante des minorités dans la coalition qui avait porté  Barack Obama au pouvoir et leur importance dans l’électorat américain. 

Un premier élément permettant de nuancer une telle perspective se trouve dans l’étude des comportements politiques des populations désignées comme « hispaniques » au moment des élections présidentielles notamment. Il y apparaît que les Hispano-Américains sont moins enclins à s’inscrire sur les listes électorales et, lorsqu’ils le sont, ils ont tendance à moins voter que d’autres groupes,  comme les Blancs non hispaniques ou  les Afro-Américains notamment. 

Pour certains commentateurs7, la mobilisation importante de 2008 qui avait conduit à une augmentation des inscriptions sur les listes électorales pouvait laisser penser que, dans un contexte économique dégradé, il n’y aurait pas de forte augmentation de la participation des Hispano-Américains en 2012. Et en effet, lorsqu’on observe l’évolution de leurs  inscriptions sur les listes électorales, on se rend compte qu’historiquement, le nombre d’électeurs potentiels augmente bien plus vite que le nombre d’inscrits. En 2012, vingt-quatre millions pouvaient voter, seuls 10% environ d’entre eux le font selon les sondages de sortie des urnes. La principale conséquence de cette moindre mobilisation des électeurs appartenant à des minorités ethniques, en particulier des Hispano-Américains, est que l’électorat américain ne reflète pas exactement l’image de la population des Etats-Unis : les Blancs non hispaniques y seraient surreprésentés. Tel était l’un des principaux arguments avancé par le commentateur Jay Cost pour nuancer l’avènement d’une nouvelle coalition favorable aux démocrates. Finalement, si les faits lui ont donné tort, c’est davantage en raison d’une moindre mobilisation des populations blanches  que d’une augmentation de celle des minorités. 

Pour les Think Tanks latinos, la relative faiblesse de la mobilisation électorale plaide en faveur d’un effort des partis en direction des populations hispaniques. Et cela, pas uniquement dans les swing states, mais également dans les Etats qui ne représentent pas d’enjeux importants pour le moment tant ils semblent acquis à l’un ou l’autre parti, mais où réside la majorité de la population hispano-américaine : le Texas et la Californie. 

Un autre élément, qui peut conduire à nuancer l’idée de l’avènement d’un bloc électoral hispanique dans la politique américaine, est relativement connu mais mérite d’être rappelé : il s’agit de l’extrême hétérogénéité de ce groupe ethnique. Tout d’abord, il existe  un clivage politique, entre les Cubains de Floride, plus conservateurs que les Portoricains de New York. Selon les données de Latino Decisions8, les Hispano-Américains d’origine cubaine étaient 44% à avoir l’intention de voter pour Barack Obama alors que ce chiffre va jusqu’à 96% pour les Hispaniques d’origine dominicaine, chiffre qui les rapproche  des Afro-Américains (93% d’entre eux votaient pour Barack Obama). Pour l’ensemble de la population dite « hispanique », le chiffre se situait autour de 75% d’intentions de vote. La disparité des revenus est également à prendre en compte puisque les électeurs gagnant moins de quarante mille dollars par an sont 84% à soutenir Barack Obama et 15% à soutenir Mitt Romney. Parmi ceux qui gagnent plus de quatre-vingt mille dollars par an, les chiffres baissent à 62% en faveur de Barack Obama et montent à 36% en faveur de Mitt Romney. Comme indiqué précédemment, grâce à des enquêtes principalement qualitatives, des travaux d’anthropologie et de sociologie ont pu documenter l’étendue de cette diversité interne ainsi que l’existence d’intérêts divergents au sein de populations décrites comme « Hispaniques » ou « Latinos ». Ce label revêt pourtant une importance croissante pour les leaders associatifs, les élus et groupes d’intérêt puisqu’il permet de revendiquer la représentation d’une population en pleine expansion démographique. Représenter les Hispano-Américains est ainsi plus important que de représenter les seuls Cubains ou les seuls Portoricains. Cela influence nettement les partis, puisque l’augmentation d’un groupe largement défini peut avoir des effets positifs sur le redécoupage électoral ou l’allocation de fonds pour les non-profits, le secteur associatif des minorités ethniques et raciales. 

Dans les rapports des Thinks Tanks hispaniques,  on observe, la mise en avant de ce réveil du géant endormi pour faire pression en faveur d’une réforme de l’immigration. L’argument, notamment utilisé par le politiste Gary Segura9, est que cet enjeu est essentiel y compris pour ceux qui disposent de la citoyenneté américaine. Il montre, sondage à l’appui, qu’une majorité de Latinos connaît dans son entourage proche (famille, amis, collègues de travail) des personnes en situation irrégulière.  Durant les primaires républicaines, les positions dures défendues par  Mitt Romney contre l’immigration illégale auraient également eu un impact négatif sur la perception du candidat  par les populations hispaniques. La défaite républicaine et le triomphe de Barack Obama auprès des Hispano-Américains ont incité certains leaders  républicains, comme John Mc Cain à faire appel à une réforme de l’immigration, plus généreuse que le DREAM ACT10, offrant une possibilité d’accès à la citoyenneté aux migrants et des conditions « raisonnables » pour obtenir un statut de résident permanent. C’est à cette seule condition que les Républicains pourront espérer bénéficier de cet électorat potentiellement important,  plus volatile que l’électorat afro-américain qui est depuis les années 60 solidement affilié au Parti démocrate. Et de fait, un groupe bipartisan de sénateurs travaille depuis la fin du mois de novembre à un projet portant sur une réforme globale de l’immigration, présentée par Barack Obama comme l’une des grandes priorités du début de son second mandat11

Il semble ainsi plus exact d’envisager le  vote hispanique  non comme un terme désignant la réalité d’un bloc électoral « latino » aux Etats-Unis mais davantage comme l’un des éléments essentiels des négociations à l’œuvre dans le jeu politique américain contemporain. En dépit de la diversité interne du groupe, des inégalités de revenus, des origines géographiques variées, des différences dans les comportements politiques, l’idée d’un « voting bloc » hispanique influence la manière dont les problèmes politiques sont envisagés dans les partis. Il est ainsi prématuré de considérer le rôle des minorités dans l’élection de Barack Obama, comme la manifestation d’une coalition durable mettant en péril le Parti républicain. L’idée d’une majorité permanente, sans glissement, sans changement d’opinion des dirigeants des partis est illusoire. Ainsi sera-t-il intéressant d’observer, dès cette année, les changements à l’œuvre au sein du Parti républicain à propos de « l’électorat hispanique ».

Audrey Célestine, maître de Conférences à Lille 3, auteure de :
"L’espace des mobilisations minoritaires des citoyens d’origine caribéenne
en France et aux Etats-Unis" in J. Cohen, A. Diamond, Ph. Vervaecke (éds.),
L’Atlantique multiracial. Discours, politiques,dénis, éd. Karthala/CERI 2012
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  • 1. http://centropr.hunter.cuny.edu/voices/depth/indepthferre
  • 2. Barack Obama a d’ailleurs été le keynote speaker de la convention démocrate de 2004.
  • 3. http://www.latinodecisions.com/blog/2012/09/12/who-out-latinod-who-assessing-the-rnc-and-dnc-conventions-latino-outreach/
  • 4. Le Texier, Emmanuelle. « Latino power » : L’accès au politique des Latinos aux Etats-Unis », Les Etudes du CERI, n°94, Mai 2003
  • 5. Pour plus d’information sur le sujet, on peut se référer au rapport du Pew Research Hispanic Center http://www.pewhispanic.org/2009/04/30/dissecting-the-2008-electorate-mos... (dernière consultation 14/01/2013)
  • 6. http://www.census.gov/
  • 7. Voir notamment les articles sur le sujet de Jay Cost, notamment « How did the GOP perform with the Hispanic voters in 2010 ? », Weekly Standard, 29 nov. 2010, http://www.weeklystandard.com/blogs/how-did-gop-hispanic-voters-2010_519... (dernière consultation le 20/01/2013)
  • 8. http://www.latinovote2012.com/app/#all-national-all
  • 9. Segura, Gary. « What Latinos want ? Immigration Reform Bill » http://www.latinodecisions.com/blog/2012/11/27/what-latinos-want/, (dernière consultation le 21 janvier 2013)
  • 10. Le DREAM (Developement, Relief and Education for Alien Minors) Act doit permettre aux jeunes de 18 à 30 ans, arrivés illégalement aux Etats-Unis alors qu’ils étaient enfants, d’obtenir un statut de résident s’ils font/ont fait des études supérieures ou s’ils s’engagent/se sont engagés deux ans dans l’armée.
  • 11. « Obama and Senators to push for an immigration overhaul », New York Times, 25 Janvier 2013 ; Michael Shear, “Bipartition Plan Faces Resistance in G.O.P.” http://www.nytimes.com/2013/01/29/us/politics/congress-faces-deep-seated-resistance-to-immigration-plan.html?ref=michaeldshear&_r=0
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