Critique internationale - Sommaire
La dangerosité croissante des parcours migratoires est étroitement liée au « régime des frontières » mis en place par l’Union européenne et les États depuis une vingtaine d’années. En 2018, le nombre d’arrivées de migrants par la mer Méditerranée a diminué mais le taux de mortalité n’a cessé d’augmenter. Ce dossier traite des conséquences de la mort par migration. Caractérisées par la diversité de leurs ancrages disciplinaires et par leur richesse empirique en termes de lieux et de méthodes, les contributions réunies ici décrivent les conditions dans lesquelles s’exerce la violence frontalière dans l’espace maritime Méditerranée, les mobilisations des proches des morts et disparus (compagnons d’infortune, familles, pêcheurs), les enjeux de l’identification et de la reconstitution des histoires et pratiques d’inhumation ainsi que les facteurs économiques sous-jacents à la politique mortuaire. En révélant les mises en récit et les symboles produits autour de la question des corps de migrants morts ou disparus aux frontières de la Méditerranée, ce dossier s’inscrit résolument dans un courant critique des sciences sociales.
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Les corps morts des personnes migrantes décédées aux frontières de l’Europe sont un objet en tension entre plusieurs façons de les considérer et de les traiter. Lorsqu’un corps est retrouvé, l’identité de la personne décédée est tout d’abord une quête. Pour la déceler, des habitants des lieux-frontières, des activistes et des personnes migrantes se mobilisent afin de recueillir des informations permettant de lui attribuer un nom et de contribuer à restituer au défunt une place parmi les siens (sa famille, ses pairs). Il n’existe en effet aucun protocole officiel spécifique visant à redonner un nom et une identité aux corps de celles et ceux qui sont morts aux portes de l’Europe. Le regard est ici posé sur la façon dont les compagnons de voyage s’occupent des morts et des disparus à la frontière entre l’enclave espagnole de Melilla et le Maroc. Fondée sur une démarche ethnographique, la trame narrative est construite autour de la mort d’un jeune homme d’origine malienne et du traitement de celle-ci. En filigrane, la notion de trace est mobilisée comme un outil permettant de saisir ensemble différentes dimensions de cette prise en charge.
La frontière gréco-turque est l’une des plus meurtrières du sud de l’Union européenne. Le contrôle migratoire mis en place depuis les années 2000 y fait l’objet d'une attention particulière de la part des autorités. Développé dans différentes configurations socioculturelles, il varie selon les préfectures. La mortalité, qui en est parfois la conséquence, s’insère dans ces contextes pluriels. Ainsi, le sort réservé aux corps des migrants retrouvés morts dans la préfecture d’Évros est différent de celui réservé aux corps des migrants retrouvés morts sur l’île de Rhodes. Par cette étude comparative, je tente de saisir les invariants et les particularités de la procédure de traitement de ces morts. Au-delà de l’intérêt de ce sujet très peu renseigné en Grèce, mon objectif est de comprendre comment le contrôle de la frontière s’étend au-delà de sa fonction initiale et crée de nouveaux espaces (mortuaires) où sont à la fois produites et reproduites les inégalités qui le caractérisent.
Tandis que la soi-disant « crise des réfugiés » touchait l’Europe à partir de l’été 2015, des journalistes, des chercheurs, des réalisateurs, des photographes et des militants en majorité européens ont convergé vers la ville côtière tunisienne de Zarzis. Tous souhaitaient témoigner de l’existence d’un lieu de sépulture mis en place pour les victimes des frontières de l’Union. Tous ont été accueillis par des acteurs locaux, et en particulier par un ancien pêcheur du nom de Chamseddine, qui s’occupe de ces enterrements depuis des années. Présenté à travers l’engagement charitable d’un homme cherchant à offrir un peu de dignité aux personnes mortes à la frontière liquide de l’Union, ces récits construisent le cimetière comme un lieu incarnant à la fois les effets mortels des politiques migratoires européennes et la compassion des citoyens ordinaires face à l’horreur. Différents groupes et individus se sont également organisés pour apporter une aide matérielle au cimetière. Dans cette étude fondée sur un travail ethnographique mené à Zarzis entre 2015 et 2017, je m’intéresse aux actes conceptuels et pratiques de fabrique du cimetière qui l’ont transformé en symbole, suscitant des discours moraux et politiques d’empathie et d’espoir, mais également de culpabilité et de responsabilité, qui mettent en lumière les héritages coloniaux et néocoloniaux de la « crise des réfugiés ».
En Tunisie, depuis 2011, des collectifs et des associations se mobilisent pour et autour de la cause des migrants disparus. Les familles concernées, représentées notamment par l’association La Terre pour tous, réclament le retour des leurs – car l'absence de corps les conduit à espérer qu'ils sont encore vivants – ou des informations qui permettraient de mettre fin à l’incertitude. Les disparus sont-ils devenus des corps anonymes ? Si oui, dans quelles circonstances ? Au cœur du dispositif d’énonciation et des pratiques protestataires se trouve la figure de la mère, souffrante et éplorée, qui accroît la forte portée symbolique de ces disparitions. Attirés par la puissance contestataire de ces luttes, des associations et des collectifs militants, nationaux et transnationaux, se joignent aux familles pour porter leur cause, l’accompagner, la traduire, l’orienter ou l’étendre. Or, tandis que ces acteurs nombreux et variés se saisissent du thème de ces corps absents pour formuler une critique des politiques migratoires et du régime des frontières, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) tente d’imposer d’autres clés de compréhension de la disparition des migrants et promeut des programmes visant à dissuader les candidats aux départs. De son côté, l’association La Terre pour tous s’approprie, non sans tensions et rivalités, certaines revendications et formes de protestation, mais choisit aussi d’en délaisser d’autres.
Nous présentons ici les stratégies menées depuis 2011 dans le cadre du projet Forensic Oceanography pour documenter et dénoncer la mort de migrants en mer. Nous exposons d'abord la dimension « esthétique » à l'intérieur de laquelle, et contre laquelle, le projet a voulu se positionner ; nous analysons ensuite la façon dont s’est opéré le passage de la documentation des pratiques spécifiques d'acteurs en mer ayant entraîné des décès (comme le « bateau abandonné à la mort ») à la reconstruction des effets mortels des politiques étatiques (tel l’arrêt de l'opération Mare Nostrum) ; enfin nous montrons en quoi le projet a contribué à la création du Watch The Med Alarm Phone, une ligne téléphonique non gouvernementale d’urgence fonctionnant 24h/24 et permettant d'intervenir directement pour venir en aide aux migrants en détresse. Alors que des agences européennes telles que Frontex mènent une « analyse des risques » centrée sur l'État pour neutraliser la « menace » que représentent les migrants illégaux, Forensic Oceanography a forgé une « analyse contre les risques » centrée sur les migrants, pour contester la violence des frontières et diminuer les risques auxquels les politiques publiques exposent les migrants. Nous montrerons que c’est aussi avec des connaissances et des médiations contradictoires de la frontière que se mène le conflit de la mobilité en Méditerranée.
Cette recherche porte sur un projet de « développement parlementaire » mis en place en Tunisie par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) à la suite du changement de régime advenu en 2011. Sur la base d’une observation participante, je prends le contre-pied de travaux consacrés à d’autres secteurs de l’action publique transnationale qui ont saisi ces formes d’intervention et d’expertise avant tout comme la mise en circulation de normes, de prescriptions et de « bonnes pratiques ». Le fait de participer quotidiennement au travail des experts parlementaires a permis de mettre en évidence l’impossibilité de réduire celui-ci à la mise en circulation de ressources internationales. Ce travail est d’abord une entreprise faiblement internationalisée de professionnalisation du travail parlementaire via la mobilisation de ressources nationales à destination des députés comme des fonctionnaires de l’Assemblée. Je suggère d’appréhender la mise en circulation de « bonnes pratiques » non pas comme la substance des différents secteurs de l’action publique transnationale, mais plutôt comme le marqueur de leurs processus de professionnalisation respectifs.
Les programmes de santé qui visent à améliorer la santé maternelle dans les pays dits en développement proposent de compenser les inégalités de genre et d’accès aux soins par un outil « émancipateur » pour les femmes : le téléphone portable. Les promoteurs de ce dispositif, appelé la mSanté, présentent celui-ci comme une technologie neutre, accessible et intelligente. Or ses effets et la façon dont il transforme les inégalités sur le terrain vont à l’encontre des promesses affichées. Ma démonstration s’appuie sur les données empiriques recueillies au cours d’une enquête multi-située menée sur un programme de mSanté global mis en place en zone rurale au Ghana et en Inde. Grâce aux apports des études postcoloniales, des études de genre et des études sociales des techniques, je montre en quoi ces objets numériques de santé transforment des relations de pouvoir déjà existantes, et reconduisent, voire renforcent ces inégalités de façons très différentes selon le contexte de leur déploiement.
Cette étude compare deux types de barrage routier mis en place par des entités représentant les professionnels du transport de passagers au Ghana et au Sénégal. Loin de se déployer dans un registre concurrent de celui des autorités légales, la légitimité de chacune de ces formes de barrage repose sur la mise en scène d’une proximité avec l’État, son idéal, sa symbolique et les fonctionnaires qui le représente. La mise en regard de ces deux cas permet cependant d’aller encore plus loin. Au Ghana, cette pratique a longtemps été encadrée par le droit. Au Sénégal, elle est en revanche le produit d’une multitude d’accords informels passés à l’échelle des villes ou des régions. Cette différence a doté l’entité ghanéenne de plus de ressources pour mettre en scène son étaticité, mais l’a aussi rendue plus vulnérable aux évolutions de la conjoncture politique nationale que son homologue sénégalaise. Dans ce cas précis, la forme a priori la plus bricolée d’étaticité est loin d’être la plus fragile. Elle apparaît au contraire comme la plus durable, si ce n’est la plus stable.
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Claire Visier (dir.), La Turquie d’Erdoğan : avec ou sans l’Europe ? Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 277 pages
Pierre Blanc., Terres, pouvoirs et conflits : une agro-histoire du monde. Paris, Presses de Sciences Po, 2018, 379 pages
Romain Robinet., La Révolution mexicaine : une histoire étudiante. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 295 pages