Critique internationale - Sommaire
Les discours de crise s’accompagnent la plupart du temps d’une série de dispositifs, de mesures d’urgence et d’exception. Les auteur·e·s de ce dossier proposent donc à la fois une réflexion sur la fabrique des crises, c’est-à-dire la construction des énoncés et des diagnostics de crise, et sur leur gouvernement, c’est-à-dire l’ensemble des actions spécifiques mises en œuvre en vue d’intervenir. En documentant la « mise en crise » de secteurs variés (alimentation, nucléaire, finance, minerais stratégiques), ils et elles s’interrogent également sur les effets de visibilité et d’ignorance que produisent ces processus, et observent, aux échelles nationales et internationales, le déploiement de nouvelles normes politiques de sécurité et de nouvelles stratégies industrielles. Cette perspective permet de révéler des articulations inédites entre régulations, marchés, pouvoirs et savoirs.
Aucun résumé
Le Comité de la sécurité alimentaire mondiale de l'ONU est considéré dans cette étude comme un observatoire de la manière dont les crises alimentaires mondiales sont définies et gouvernées. Créé pour réguler la crise de 1974, il a été réformé pour faire face à celle de 2008. Les jeux stratégiques auxquels ces situations donnent prise sont analysés ici sous l'angle épistémique, dans la lignée des travaux sur les usages stratégiques de la connaissance et de l'ignorance dans la gouvernance globale. En 1974, le Comité a développé le paradigme de la sécurité alimentaire mondiale fondé sur le productivisme et le libre-échange agricoles. L'analyse de ses archives révèle qu’il a ainsi institutionnalisé le diagnostic de la crise des diplomaties occidentales, et ce malgré l'opposition du G77 qui était attaché au mode de régulation fondé sur les stocks de réserves et l'aide alimentaire. En 2008, le Comité s'est ouvert aux acteurs non étatiques et s'est appuyé sur un panel d’experts indépendants, suscitant par là chez les partisans de la souveraineté alimentaire et du droit à l'alimentation un espoir de refondation de la régulation alimentaire mondiale. Pourtant, l'ethnographie du Comité montre que certains acteurs multipositionnés dans le champ de la gouvernance globale de l'alimentation continuent d'y défendre, avec succès, le paradigme forgé en 1974.
Comment l’organisation de la gestion de crise s’inscrit-elle dans la continuité du fonctionnement ordinaire des organisations concernées par l’éventualité d’une situation grave et potentiellement déstabilisatrice ? L’étude des exercices nationaux de gestion de crise dans la filière nucléaire civile française met au jour le processus de bureaucratisation de la gestion de crise à l’œuvre dans ces organisations et le phénomène de normalisation de la crise qui en résulte. Il s’avère notamment que les stratégies de mise à l’écart de « savoirs dérangeants » concourent à produire une vision ordonnée et pacifiée de la crise qui font de l’organisation de la gestion de crise une modalité de régulation supplémentaire dans des systèmes organisés complexes.
En Europe, les stress tests sont mobilisés par les responsables d’institutions comme outils de régulation des secteurs bancaires et nucléaires. Ils ont été utilisés pour la première fois en 2009 dans le secteur bancaire, à la suite de la crise des dettes souveraines, et en 2011 dans le secteur nucléaire, à la suite de l’accident de Fukushima. Leur raison d’être est de convaincre, d’une part, un public d’investisseurs de la stabilité des banques, d’autre part, un grand public européen de la sûreté des centrales. Dans les deux cas, l'évaluation « objective et transparente » des objets techniques est un but explicite. Cette évaluation définit la « crise » et les façons de la résoudre dans des termes bien délimités. Les stress tests donnent lieu à l’extension du périmètre d’intervention des institutions européennes, centralisées dans le cas bancaire, distribuées dans le cas nucléaire. Ce faisant, ils éliminent les problématisations alternatives de la crise et les réponses qui pourraient lui être apportées.
L’expression « crise des terres rares » a été utilisée par un ensemble d’acteurs aux États-Unis, en Europe et au Japon pour décrire la situation engendrée par l’envolée des prix sur les marchés mondiaux en 2010-2011 de 17 métaux stratégiques pour de nombreux secteurs industriels et la crainte d’une rupture d’approvisionnement après l’adoption par la Chine de quotas d’exportation. Or cette crise qualifiée de géopolitique et de commerciale occulte une opération financière et des dégâts environnementaux majeurs. Plusieurs perspectives sont mobilisées ici pour l’étude de ce qui peut être qualifié de « crises imbriquées », en particulier les propositions de J. Roitman et de M. Dobry de s’intéresser aux processus de labellisation des crises, à leurs dynamiques et à leurs effets. Cette démarche est complétée par un élargissemment des cadres temporels des situations étudiées qui permet de saisir des dynamiques de plus longue durée, et de réencastrer ces situations critiques dans le temps et l’espace.
Aucun résumé
À partir de la fin des années 1980, les politiques européennes de coopération multiplient les programmes de « développement du secteur privé » dans les pays subsahariens. Ces programmes consistent, entre autres, à promouvoir une culture entrepreneuriale, des mesures d’appui aux entreprises, l’amélioration de l’environnement des affaires et l’ouverture au commerce mondialisé. Analyser les mécanismes d’émergence, de circulation et de transfert d’une norme internationale permet de s’interroger sur les stratégies officielles et officieuses d’influence et de légitimation de crédos politiques appliqués en l’occurrence ici depuis Bruxelles dans les pays d’Afrique subsaharienne. La partie se joue entre l’OCDE, la CEE, la Banque mondiale et les pays du groupe Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP). Or, parmi les acteurs qui sont liés à l’émergence et à la circulation de cette norme, les pays ACP sont peu présents. Ce sont plutôt les publications, les conférences et les « passeurs » institutionnels américains qui sont déterminants dans ce processus. Ainsi la libéralisation pilotée depuis les institutions économiques et politiques du Nord pour être appliquée aux « pays du Sud » n’est-elle pas issue d’une décision paritaire CEE-ACP.
L’objectif est ici d’identifier les logiques de la mise en marché de l’enseignement supérieur au Kenya et de proposer de nouvelles variables sociologiques pour comprendre une transformation qui a commencé dès les années 1980. Le secteur de l’enseignement supérieur est aujourd’hui géré selon des mécanismes qui miment le fonctionnement du marché. À rebours de l’argument selon lequel ses réformes successives auraient été imposées par des acteurs internationaux, il s’avère que la formation de ce marché puise surtout ses origines dans le rôle des élites politiques et dans les stratégies des administrateurs et enseignants au sein des établissements. Sous couvert de répondre à la demande d’un nombre toujours plus grand d’étudiants-clients, le mimétisme marchand qui structure le secteur de l’enseignement supérieur depuis l’Indépendance est en fait et avant tout au service des intérêts des élites et des managers-enseignants.
Le gouvernement militaire qui s’est imposé lors de la révolution de 1974 a lancé, à partir de 1979, une Campagne nationale d’alphabétisation pour soutenir la construction de la nation socialiste. Des dizaines de milliers de jeunes urbaines ont été alors envoyées dans les campagnes afin d’éduquer la population paysanne. L’expérience de ces jeunes instructrices constitue un lieu privilégié d’observation des dynamiques sociales de la révolution et des rapports sociaux de sexe et de classe. L’étude de documents officiels et militants ainsi que les entretiens conduits auprès d’anciennes instructrices permettent, d’une part, de comprendre comment ces dernières ont pris leur rôle en charge et interagi avec les paysannes, d’autre part, d’identifier les possibilités ouvertes par la révolution et les usages que les femmes en ont faits. Cette démarche implique de se pencher au préalable sur la socialisation scolaire et politique des urbaines diplômées sous le régime précédent, ainsi que sur le discours porté par la révolution sur la « question des femmes ». Elle s’inscrit dans des recherches récentes sur la manière dont des femmes ont utilisé les politiques de régimes socialistes pourtant autoritaires pour agrandir leur espace d’autonomie et de reconnaissance.
Aucun résumé
Karl Jacoby, L’esclave qui devint millionnaire. Les vies extraordinaires de William Ellis, Toulouse, Anacharsis, 2018 (traduction par Frédéric Cotton de The Strange Career of William Ellis : The Texas Slave Who Became a Mexican Millionaire, New York, WW Norton & Co, 2016) 432 pages
Thomas Brisson, Décentrer l’Occident. Les intellectuels postcoloniaux chinois, arabes et indiens, et la critique de la modernité, Paris, La Découverte, 2018, 280 pages
Yoann Moreau, Vivre avec les catastrophes, Paris, PUF, 2017, 390 pages
Florian Charvolin et Guillaume Ollivier, La biodiversité entre science et politique. La formation d’une institution internationale, Paris, Éditions Pétra, 2017, 300 pages